Voyage
Presque deux ans, ou cycles standards, je n'en avais rien à faire du nom de ces fichues notions de temps. Mais rien que l'idée d'avoir passé autant de temps ici, sur ce vaisseau, soit plus que sur le Phœnix, à juste chercher une fichue boîte, me mettait dans une colère froide que je ne saurais expliquer.
On devait arriver bientôt au dire de la religieuse rouge. Grâce à ses connaissances des chemins, on avait pu faire un aller-retour au hangar de réserve en un temps record, récupérant une toge rouge pour elle. J'ai dû batailler pour qu'elle l'enfile car elle ne voulait pas, elle se disait indigne. Mais j'ai fini par gagner car mettre une toge blanche était encore plus indigne. Protocole à la con. J'avais récupéré des chaînes de petite taille et un fer à souder. La chose la plus précieuse que j'avais était mon flingue, alors je l'ai attaché à une chaîne que j'ai scellée à mon avant-bras droit.
— C'est bon, t'es aussi taré que les religeux, tu t'attaches un flingue au bras, me dit Ilia d'un ton sarcastique.
Elle n'avait pas essayé de pirater le réseau du vaisseau. On avait qu'un cube de données et il fallait pas se risquer à le corrompre si vite. Dans la cabine, on passait notre temps à fumer tige d'encre sur tige d'encre tout en bouffant les vrais repas qu'on nous fournissait.
— Elle est là, c'était la voix solennelle de la religieuse.
Un point jaune au loin brillait telle une étoile. La première chose que je fis, c'est de regarder l'émetteur s'il clignotait vert. C'était le cas. Est-ce que seullement la Boss attendait encore après deux ans ? Puis je me mis à regarder le vide et ce point brillant se rapprocher.
— D'ici un jour, nous y sommes, dit la religieuse.
Premièrement, cacher l'émetteur dans un livre de la bibliothèque, un classique indémodable. Puis attendre. En fait, c'est ça qui me tuait le plus : ne rien faire, juste attendre et espérer.
— Avec mon statut, j'aurais un traitement de faveur sur l'Arche.
— Oui, vous avez le droit à votre arme et à votre ami à qui vous parlez dans votre tête.
C'était pas si pire.
Mes deux colocataires ne lâchaient pas la baie vitrée des yeux. Je regardais sporadiquement, de peur de voir que ma mission était irréalisable. Mais plus on s'approchait, plus mes craintes se confirmaient. L'Arche portait son nom car la forme qui apparaissait dans le vide était une sorte de porte géante plate défiant toutes les lois de la physique connue. Elle semblait immense, ce truc pouvait-il être viable scientifiquement ? Et plus on se rapprochait, plus les lois de la physique semblaient ne pas être appliquées sur cette Arche.
— C'est bien ce que je crois voir ? demandai-je à Ilia.
— Oui, il semblerait que l'Arche soit ouverte au vide, comme s'il y avait pas de toit, c'est impossible.
L'Arche devenait immense, plus grande que je ne l'aurais jamais cru.
— Nous allons débarquer à sa base et les quartiers religieux se trouvent au sommet derrière la muraille de la foi, dit la religieuse.
En regardant, on pouvait voir au sommet une voûte bleutée, la muraille de la foi et derrière des bâtiments qui semblaient être de taille improbable. Le reste était étonnamment sobre, on aurait dit des milliers de blocs d'habitation standards traversés par de larges routes.
— Il y a un protocole à la con, je suppose là-bas ?
— Non, c'est ça l'Arche, aucune règle, l'humanité mise à l'épreuve.
— Et les religieux restent à l'abri derrière la muraille de la foi, c'est ça ?
— Oui, mais encore faut-il l'atteindre et la traverser. Seuls de très rares vaisseaux sont autorisés à s'arrimer derrière le mur.
- Hypocrisie quand tu nous tiens, dit Ilia dans mon oreillette.
Je sortis la boîte que j'avais mis du temps à trouver et pris la lettre qui était à l'intérieur :
Phyros,
Je n'ai malheureusement pas de conseil précis à te donner. Je suis allé sur l'Arche en exil de mon propre chef pour me cacher. Toi, tu as une mission. Là-bas, tout n'est que folie et bien souvent face à la folie, la seule arme est de l'être encore plus. Les vies là-bas n'ont aucune valeur, alors n'hésite jamais à les prendre ou ça pourrait te coûter très cher.
Une ombre dans ton dos, tire. Un doute, tire. Tu es seul là-bas, seul.
Boss
Ce n'était pas très encourageant tout ça.
L'Arche ne semblait plus grossir à travers la vitre, on allait sûrement prendre une navette.
On frappa à la porte, derrière se tenait le capitaine dans sa tenue ridicule.
— Désolé des erreurs de votre guide. Il avait sa voix qui donnait l'impression qu'on lui coupait les cordes vocales en parlant. J'espère que le voyage n'aura pas été trop pénible. Veuillez nous suivre jusqu'à votre navette.
— Mes deux assistantes m'accompagnent.
— Oui, c'est pour ça que je suis venu, c'est contre le protocole.
Je levai mon bras avec mon arme, ma version du protocole.
— Je crains que ce soit quand même pas possible.
— Tu sais où se trouvent les navettes ? dis-je en tournant la tête vers la religieuse rouge.
— Oui.
Elle sursauta au bruit de ma forge faisant exploser le crâne du capitaine. J'en avais marre d'attendre pour rien.
— Alors on y va et vite, ça risque de chauffer un peu ici.
Elle avait les yeux écarquillés face à mon action alors que ma colocataire silencieuse avait un grand sourire sur les lèvres. Mais elle reprit vite ses esprits et partit en courant, on la suivait sans réfléchir. Un cri déchirant hurlait dans le vaisseau.
— C'est l'alarme.
— J'avais remarqué.
En face de nous, des monstruosités avec des câbles tirant leur peau avançaient à toute vitesse. Je remerciais les religieux qui avait sûrement interdit les armes à feu sur ce vaisseau, vu que personne n'en n'avait à part moi.
Le vaisseau, vide d'habitude, devenait grouillant de monstres, de religieux en toges rouges partout et de personnes en tenues blanches.
— L'illusion de la rédemption a été désactivée, tout le monde va nous chercher.
- La quoi ?
- Le vaisseau fait croire qu'on est presque seul dans le vaisseau en brouillant notre vision.
Les passerelles devenaient bondées et les créatures difformes tombaient une à une sous mes tirs et les autres passagers s'écartaient devant nous. La course semblait interminable mais on finit par arriver dans un hangar empli de navettes standard de transport, enfin quelque chose qui semblait pas totalement hors du temps.
— Ilia, tu sais piloter ça ?
— Sans problème.
— Là-bas, y'en a une avec sa rampe de sortie.
— Arrêtez ces impurs !
C'était la voix déchirée du capitaine, il était derrière nous, sa tête bien en place. Elle ne resta pas bien longtemps mais c'était perturbant d'exploser deux fois la tête du même type.
On monta dans la navette, ma colocataire muette égorgea les pilotes avant de les balancer dehors avec une force que je n'aurais pas soupçonnée. Je m'assis sur les fauteuils de pilotage, mettant fin à la blancheur de ma toge avec le sang des pilotes qui avait coulé.
— Un peu d'aide, Ilia, serait la bienvenue, dis-je.
Ilia alluma sous mes yeux le bouton à enclencher, puis une suite d'autres boutons jusqu'à ce que le moteur se mette en route.
— On décolle, me dit-elle dans les haut-parleurs du vaisseau.
Et elle était la pilote la moins délicate de la galaxie, fonçant sur l'Arche à toute allure. Du poste de pilotage, d'un coup, je me sentis ridiculement petit face à cette porte immense dérivant dans l'espace. Je m'attendais à ce qu'on se fasse tirer dessus, poursuivre, mais non, rien.
La seule chose qu'on reçut, c'était le plan de vol pour accoster à la base de l'arche. Et contre toute attente, on put se poser sans soucis. Et je pus enfin fouler le sol de cette foutue Arche, du pavé de pierre magnifiquement ouvragé et la vertigineuse vue du ciel. L'espace sans aucune baie vitrée ou forme de bouclier visible, juste une aberration technologique.
— Bah voilà, c'est pas si terrible.
Mes deux comparses regardaient dans la direction opposée où j'étais. Je me retournais et à deux mètres de moi se trouvait le vide spatial avec des centaines de cadavres à la dérive flottant dans le vide. Par réflexe, je reculai dans la direction opposée.
— Je me suis peut-être un peu précipité en conclusion.
Merde, en regardant plus précisément, des milliers de cadavres volaient autour de l'Arche figés dans le froid de l'espace.
Je fus coupé de ma contemplation macabre par des personnes en armure de combat rouge et orange, fusil à la main. Ils ne nous remarquèrent pas, se contentant d'entrer dans la navette, fermant la trappe et redécollant sans trop que je n'aie réagi.
On était là comme des cons à quelques mètres du vide spatial. Sans navette, j'avais juste ma forge attachée à mon avant-bras par des chaînes.
— Zéro réseaux, pas un seul nœud, comme si ce truc était entièrement déconnecté de tout, me dit Ilia.
— On fera sans, t'en fais pas, c'est pas si terrible de pas être connecté à tout en permanence.
— Typique Méta-Humain comme réponse, dit Ilia d'une voix blasée.
En regardant autour de moi, on était entre des murs de brique. Devant nous, un simple couloir. Le choix était limité au moins.
— Sans vouloir rabâcher ou être trop curieuse, Seigneur Phyros, quelle est notre tâche ici ? Vous ne semblez pas être quelqu'un en quête de rédemption des dieux.
— Non, pas vraiment. On cherche une clé pour déchiffrer un ordinateur. Et non, je ne sais pas à quoi elle ressemble, et non, je ne sais pas où elle est. Et Oui, ça semble désespéré au vu de la taille de cette station.
Ce n'était pas le regard accusateur de ma colocataire silencieuse qui allait contredire mes propos.
— Il y a de fortes chances que ce soit derrière la muraille de la foi si c'est précieux, dit la religieuse rouge.
— Oui, sûrement, on a un cap au moins.
C'était dur de lâcher du regard le ciel tant on semblait proche du vide ici face à cette immensité.
— On reste groupés, on fait gaffe et on avance, des questions ?
On se dirigeait vers le couloir à sens unique rempli de virages avant de enfin revoir la lumière.
Une place immense se dressait devant nous avec une statue d'une vingtaine de mètres massif au centre. La nonne se jeta à genoux à sa vue et ma colocataire cracha par terre. La statue représentait un guerrier en armure massif fait de pierre noire. Elle donnait l'impression de brûler de l'intérieur, on voyait des lueurs orange s'échapper de-ci de-là. Il tenait à la main une épée en feu et de l'autre un revolver qui était une copie conforme du mien.
— Bon, bah il me manque juste une épée et une armure ridiculement trop grosse et je serais tout équipé.
— C'est le premier maître de la première garde Phœnix.
— Gros manque de confiance en lui vu la taille de la statue, dit Ilia, la voix emplie de sarcasme dans mes oreilles.
La place était noyée de monde en toge blanche, certains priaient, certains regardaient la statue, d'autres erraient telles des fantômes. En regardant de plus près, la plupart des toges étaient déchirées, abîmées, couvertes de sang et un grand nombre de personnes étaient juste nues, les corps marqués de cicatrices. Le sol rouge fait de brique me fit tilter, la couleur n'était pas constante.
Un cri me fit tourner la tête, une toge blanche venait de se faire égorger là au milieu de la foule qui s'écartait du cadavre s'effondrant.
— Aucune règle ici, juste la folie, me dit Ilia.
Je refermai la poigne autour de mon revolver et en tendant l'oreille, le vacarme ambiant était un mélange de cris et hurlements plus ou moins lointains.
— Une tenue rouge ici, quel honneur.
Un groupe d'hommes s'approchait par la gauche, une dizaine. Mes deux acolytes avaient déjà leur main sur leurs couteaux. Moi, je cachais mon revolver.
— C'est dangereux ici. Contre paiement, on peut s'assurer que rien ne vous arrivera. Je crains qu'il faudra plus qu'un simple homme pour vous protéger. Vous vous rappelez de la dernière rouge, les gars ? Elle n'avait pas voulu être protégée, la pauvre. Les dieux m'en sont témoins de ce qu'il lui est arrivé, ça, la rédemption, elle l'a bien sentie.
Un rire gras et effrayant sortit du groupe.
- Notre protection n'est pas très chère.
Il fit un grand sourire aussi immonde que son visage, puis leva la toge, exposant son sexe en érection face à nous. Les mots de la lettre de la boss me revinrent à l'esprit : "Une ombre dans ton dos, tire. Un doute, tire. Tu es seul là-bas, seul." J'ai donc suivi le conseil à la lettre, tirant coup sur coup, faisant s'effondrer trois d'entre eux. Mon accompagnateur silencieux avait réagi à la vitesse de l'éclair, égorgeant l'homme. Son sourire resta figé, les autres partirent en courant tout comme le monde. Certains restaient regarder.
Dans la foule, je me rendis compte qu'il n'y avait presque que des hommes, les femmes étaient toujours accompagnées d'un groupe.
— C'est donc ça la rédemption de ta religion ? demandai-je à la religieuse, la voix chargée d'une colère froide.
— L'Arche est le purgatoire de toutes les erreurs des dieux et des vices des Méta-Humains.
— Les beaux textes ne cachent pas la vérité bien longtemps.
J'avais la sensation que le visage de la statue s'était retourné sur moi, comme si ses yeux brûlants me regardaient. Dans le ciel, des dizaines de navettes approchaient sûrement du vaisseau où j'étais.
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