Océan
Au matin, sur le toit, je regardai autour de moi et ne vis plus la statue de la grand-place à la base de l'Arche. La muraille bleue semblait toujours aussi éloignée. Brume était toujours collée à Silence, qui dormait encore.
— Il va falloir apprendre à naviguer maintenant, me dit Ilia.
— Tu peux estimer la distance jusqu'à la muraille ?
— J'ai essayé, mais non. Je pense que c'est une sorte d'illusion.
— Retour aux méthodes empiriques pour essayer d'avancer, je suppose.
— Oui, je le crains.
La boule de poils brumeuse s'était approchée discrètement de moi.
— Tu ne connaîtrais pas un chemin, toi ? Ça nous arrangerait.
Il pencha la tête sur le côté et émit un léger gémissement.
— Tu essaies de m'acheter par mignonitude Brume ?
À son nom, il remua la queue et vint se frotter contre ma jambe.
On descendit un instant plus tard et on marcha avec notre méthode habituelle : chercher de la nourriture, puis un bain. Et ça fonctionnait toujours ici, dans cette partie de l'Arche. À un détail près : il y avait beaucoup moins de monde, et même après quinze minutes sur une place, aucun lourdaud n'était arrivé.
Les premiers jours, on essayait à tâtons d'avancer, de voir ce qui se passait en allant sur le toit des maisons. Mais la muraille semblait toujours aussi lointaine.
— Je ne suis pas expert en navigation, mais si on garde le même raisonnement que pour les vagues du premier labyrinthe, comment s'oriente-t-on dans l'océan ? dis-je.
Silence fit un geste pour montrer le ciel.
— Les étoiles, répondit Rouge.
— Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Si seulement j'avais plus qu'un cube de données pour tourner à plein potentiel. Montez sur un toit, je vais voir ce que donnent les constellations.
On s'exécuta et monta sur la première maison blanche. Ilia me faisait regarder le ciel en me tordant le cou, elle affichait sur ma rétine une multitude d'informations que je ne comprenais pas.
— C'est du cache visuel pour moi, ça me permet de m'y retrouver avec la faible puissance de calcul que j'ai à ma disposition, me dit-elle.
— Joue à cache-cache autant que tu veux.
Après plusieurs minutes, la conclusion fut plutôt simple :
— Il faudrait faire plusieurs repérages sur plusieurs jours pour voir les étoiles qui bougent et celles qui restent statiques.
Là, on n'avait pas grand-chose à faire, alors on errait une fois de plus, manger, se laver, dormir, et Ilia qui analysait le ciel étoilé.
Après cinq ou six jours, Ilia remit son rapport :
— Alors, l'Arche bouge vite, même extrêmement vite. Le ciel change presque tout le temps sauf trois étoiles.
— Astaresse, Asterville et Astergonne, répondis-je.
— Oui, les trois étoiles de la vie, les déesses originelles. Leur position change mais lentement. On doit orbiter sur une sorte de boucle leur faisant face en permanence.
Elle mit en surbrillance les trois étoiles sur ma rétine et traça un triangle en forme de flèche.
— Ça semble simple mais aussi le plus rationnel, dit Ilia.
— On n'est pas à quelques mois près.
Alors on suivit cette flèche sans relâche, et la muraille semblait devenir de plus en plus massive dans notre champ de vision. Comme si tout devenait réalisable.
On était presque joyeux de voir une échappatoire à ce bordel. Un jour, dans un des bains, Silence me tendit son couteau avec un regard accusateur.
— Elle n'a pas tort, ça devient effrayant, rajouta Rouge.
Je passai ma main dans ma barbe qui était d'une longueur absurde, tout comme mes cheveux.
— Je n'ai pas envie de me couper, moi.
Silence leva les yeux au ciel et s'approcha de moi. J'avoue que je me suis laissé faire. Elle maniait le couteau avec une dextérité effrayante, mais depuis le temps, si elle voulait m'égorger, elle l'aurait fait depuis longtemps. Ce n'était pas désagréable qu'on prenne soin de moi. Rasé et cheveux coupés, j'avais dû perdre bien un kilo vu la quantité.
— Je peux être la suivante ? demanda Rouge, l'air un peu inquiet.
Il y avait une sorte d'animosité cordiale entre les deux, et j'avouais ne pas avoir trop cherché pourquoi. Je trouvais que la survie été une motivation largement suffisante pour passer outre les guéguerres intestines.
Mais Silence lui coupa les cheveux avec dextérité.
— Merci, dit Rouge.
Elle fit le signe de remerciement en langage des signes du malentendu.
On avait dû rester des heures ce jour-là dans le bain. Brume avait une certaine passion pour sortir du bain et sauter avec la délicatesse d'une boule de poils de bien cinq ou six kilos.
— C'est peut-être une question déplacée, mais c'est quoi la situation de Silence par rapport à la religion ?
Silence fit un oui de la tête à Rouge.
— C'est une exilée, une religieuse déchue de tous ses droits et avantages pour avoir fauté. En représailles, on lui a arraché les cordes vocales pour qu'elle ne puisse raconter ses fautes, et elle a été faite esclave de la religion pour expier ses erreurs.
— Il y a une compensation touchante dans votre religion, c'est terrible.
Silence fit des gestes en silence que Rouge essayait d'interpréter.
— Maîtresse de cérémonie, demanda à haute voix Rouge.
Silence fit le geste du oui.
— Elle était l'équivalent d'une chef pour les servantes, c'est un statut plutôt élevé dans la religion. Elle avait un pouvoir décisionnel important.
— Comme ?
— Le droit de vie ou de mort sur les servantes, leur affectation, leur travail et bien sûr leur punition corporelle.
Silence continuait ses gestes.
— Si je comprends, tu n'étais pas assez sévère sur les punitions corporelles et ça a été pris comme une trahison ?
Silence fit un oui de la tête.
— Charmant, tout ça. Vraiment, dès qu'on sort d'ici, je me fais religieux sans hésitation.
Silence et Rouge avaient une sorte de colère dans leurs yeux.
— Imaginez qu'on se moque de votre vie en permanence comme vous le faites pour nous deux avec la religion. On n'a pas choisi, je suis née sur un vaisseau de l'Arche, j'ai grandi dans ses préceptes, c'est ma vie même si elle est pourrie de partout. Oui, un maître de cérémonie m'a demandé de me taillader le corps de part en part le jour où j'ai fauté, mais pour moi c'était un honneur. Je comprends que pour vous c'est stupide voire absurde, mais pourriez-vous montrer un peu de respect.
À cette phrase, elle devint écarlate, et Silence semblait même surprise de son audace.
— Désolé, je vais me calmer un peu sur les piques religieux.
— Merci, j'espère ne pas vous avoir trop offencé, vraiment désolée, seigneur.
Silence leva les yeux au ciel, l'audace ne dura pas trop longtemps. Mais je comprenais que je pouvais être un peu lourd sur ça. Elles avaient grandi dans un monde qui me dépassait complètement.
Un grognement nous fit tourner la tête vers Brume. L'ombrune était en position agressive, les babines retroussées. Malgré sa relative petite taille, il valait mieux ne pas y mettre les mains, sa gueule étant déjà assez puissante pour broyer des os.
— On sort vite, direction un toit.
L'instinct animal ne se trompait rarement, alors si Brume voyait du danger, il y avait du danger. On avait tellement fait ça de nombreuses fois qu'il nous fallut à peine cinq minutes pour nous retrouver perchés sur une maison blanche. Et à notre surprise, à une vingtaine de maisons de distance, un autre groupe était sur un toit. On en vit plusieurs, quelque chose se tramait, et Brume semblait aux abois, grognant de tous côtés. Les volutes noires et blanches émanant de son pelage, au lieu de tomber doucement, s'élevaient dans le ciel, rendant l'ombrune plus grand et imperceptible.
Un grand cri, un hurlement, et la nuit tomba sans prévenir. La dernière fois, des saloperies d'affamés avaient débarqué. Et comme l'avait dit Rouge, les Ombrelunes étaient faites pour tuer ces choses, ce qui expliquerait le comportement de Brume.
Des bruits sourds de détonation et des flashs lumineux se firent entendre sur une maison au loin. Les affamés avaient commencé leur moisson. Puis d'autres, au loin, d'autres flashs, d'autres détonations. On n'était pas les seuls à avoir eu l'idée de monter sur les toits et on n'était pas les seuls à avoir des flingues.
Mais les réflexions allaient attendre, la priorité était de survivre à présent. Des cliquetis se faisaient entendre dans les ruelles, caractéristiques des pattes chitineuses de ces saloperies. Brume grognait de plus en plus fort, et le cliquetis infernal des pattes se rapprochait jusqu'à laisser percevoir une paire de griffes à l'opposé de notre position. J'attendais que la tête apparaisse bouche grande ouverte, pour mon plus grand bonheur. J'ouvris le feu. Le tir s'engouffra dans la bouche de la bête qui tomba aussitôt.
Brume tourna et regarda derrière nous. On comprit vite et recula à l'unisson avant que des pattes chitineuses apparaissent. Sur le qui-vive, on tournait sur le toit suivant, les grognements de Brume se positionnant et tirant sur les affamés qui, pour le moment, avaient le respect de venir un à un. C'était fair-play de leur part.
Sur les autres toits, au loin, des éclairs de lumière et des détonations se faisaient entendre, tout comme des cris. Brume se mit à tourner en rond et grogner. Ça ne me plaisait pas du tout. On se dirigea au centre du toit. Une cacophonie de cliquetis se faisait entendre. Silence avait attrapé notre corde de toge avec le grappin de couteaux et semblait prête à s'en servir comme arme. Rouge avait deux couteaux dans les mains.
Les premières pattes apparurent et je tirais dès qu'une gueule ouverte apparaissait. Brume avait vu juste, des saloperies arrivaient de tous côtés et de tailles différentes. Ça allait de la taille d'un gros rongeur à un gros chien.
Silence lança le grappin sur le sol avec les couteaux au bout, c'était plutôt efficace pour faucher les petits, et moi je tirais de tout bois sur les plus gros. Les petits n'avaient pas la carapace suffisamment résistante pour mes tirs, mais les gros, je devais viser la bouche. Le barillet de mon revolver devint rouge. Brume déchiquetait les plus petits de ses mâchoires avec une méthodologie effrayante. Un coup de crocs et une rotation pour les briser. Un code génétique fait pour les tuer.
Mon cœur battait la chamade, ce qui me plaisait en soi. Plus il battait vite, plus mon sang chauffait, et plus mes réflexes et gestes étaient précis et rapides. En vision périphérique, je vis une saloperie cracher son acide. J'eus juste le temps de faucher la jambe de Silence pour la faire basculer et éviter le jet mortel avant de tuer la bête. Elle reprit vite ses esprits. Ilia mit en surbrillance sur mes yeux les bêtes les plus proches. Le flot ne voulait pas finir.
Rouge tapait sur les épaules de Silence pour lui indiquer où lancer notre grappin de fortune. Un tremblement de terre se fit sentir, et les bêtes disparurent. Au loin, une vision de cauchemar nous apparut : une saloperie immense, ses pattes dépassaient les maisons, son corps était gigantesque. À chaque pas, le sol tremblait.
— Les lois physiques font que cette chose est une illusion, dit Ilia.
- L'arche semble en avoir rien à foutre des lois de la physique.
Elle semblait bien réelle, même éloignée, elle était massive. On la regardait en silence, espérant au fond de nous qu'elle disparaisse entre deux battements de cils. Obnubilés par la chose, je n'entendis que trop tard le grognement de Brume et le cliquetis de la bête qui fonçait derrière nous.
Par réflexe, je poussai Silence et Rouge d'un puissant coup d'épaule. La chose me percuta de plein fouet, sa bouche prête à me bouffer. Je penchai la tête au dernier moment, et la mâchoire de la chose arracha le plafond de la maison comme si c'était de la mousse. De mes deux mains, je tentais de maintenir ses pattes avants écartées pour éviter qu'elle me les enfonce dans le torse. Brume s'agrippa à une patte arrière et, à ma surprise, l'arracha, faisant chanceler la bête. Avec mes jambes, j'essayais de faire levier pour l'expulser de moi sans grand succès, elle était bien plus lourde que je le pensais. Je penchai de nouveau la tête pour éviter un jet d'acide qui se déversa bien trop près de mon visage à mon goût. Je vis Rouge et Silence planter leurs couteaux dans les trop nombreux yeux de la bête, ce qui eut pour résultat de la faire chanceler. Croisé à une autre patte arrachée par Brume, je pus dégager mon bras avec mon revolver et tirer dans la mâchoire de cette saloperie, qui bascula sur le côté.
En me relevant, Silence et Rouge avaient les yeux horrifiés. Je baissai les yeux sur moi et compris. L'adrénaline avait quelque peu bloqué les signaux de douleur de mon corps. J'avais les jambes lacérées de griffures, tout comme le torse. Je n'avais pas dû sentir les pattes arrière de la chose me perforer et me griffer. Je perdais une quantité de sang qui, médicalement parlant, n'était clairement pas recommandée.
Il fallait agir vite, très vite, c'étaient mes dernières pensées avant de m'effondrer.
Annotations
Versions