Rouge

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On avançait, attendant avec un mélange d'effroi et d'impatience la tombée de la nuit. Quelque chose se tramait, il suffisait de regarder Brume, grognant de plus en plus avec le temps qui passait. Cette dernière constellation du juge semblait ne pas avoir de fin. Je voulais voir autre chose que ces bâtisses blanches, toutes identiques, les mêmes depuis si longtemps. Je voulais sortir de ce monde de folie, retrouver l'air froid, immaculé et métallique du Vaisseau, retrouver les blagues douteuses du Boucher, l'entraînement de Thorgar, la Boss, le Doc. Putain, ça faisait si longtemps, ils m'avaient probablement oublié, balancé ici sur cet arche en pâture. C'est vrai, j'avais mis une balise sur le vaisseau qui m'avait conduit ici, il serait déjà arrivé s'il me cherchait vraiment. Ils ne m'auraient pas abandonné, la Boss non plus, elle tenait trop à cette clé pour déchiffrer ce foutu PC dans le vaisseau.

— Seigneur, c'était la voix de Rouge, ferme et dure.

Elle pointait Brume, grognant tout crocs dehors, et son pelage de brume s'élevait. Avec sa taille adulte, on aurait dit une ombre tant les volutes noires et blanches l'englobaient. Silence prit le fusil qu'elle avait récupéré et Rouge aussi, j'agrippai ma forge.

— On suit la constellation et on bute tout ce qui se trouve devant nous. Tuez les petits, je m'occupe des gros et Brume, fais honneur au livre qui a bercé notre chère Rouge.

On se mit à courir, suivant la constellation. Après quelque temps, des cris et des bruits de détonation se faisaient entendre, peut-être le groupe de Taric, ils ne devaient pas être bien loin de nous. À une intersection, une saloperie apparut, gueule grande ouverte, et ses pattes chitineuses martelaient le sol. Le temps de cligner des yeux que Brume avait sauté dessus à une vitesse absurde, laissant une traînée de nuage noir et blanc derrière, suivi d'un craquement puissant. L'Ombrelune avait arraché la tête de l'immondice avec une efficacité et une brutalité déconcertantes.

Tant que ces choses n'arrivaient qu'une par une, notre compagnon à fourrure s'en occupait avec une aisance des plus rassurantes. Le temps avançait, on entendait de plus en plus de cris, mais aucune trace de cette foutue muraille bleue. À une intersection menant sur une place, un paysage de massacre se présentait devant nous : plus de trente tenues rouges massacrées, déchiquetées avec des centaines de cadavres d'affamés. L'équipe de Taric était passée par là.

Une cacophonie de cliquetis chitineux se fit entendre sur un côté, des centaines de saloperies approchaient par un coin de la place. Ombrelune ou pas, ils étaient bien trop nombreux. On détala en courant, suivant la constellation. Je tirais derrière moi sans grand espoir. Devant nous, un essaim plus petit se profila ; Brume bondissant dedans à toute allure, massacrant les choses, couvert par les tirs précis de Silence et Rouge. On avait beau courir comme des dératés, la vague chitineuse derrière nous se rapprochait inlassablement. On était ralentis par les petits essaims se trouvant devant nous. La situation devenait légèrement tendue, on n'allait pas se mentir.

Brume, toujours devant, passa derrière nous à toute allure en tournant la tête. Je vis l'Ombrelune intercepter un jet d'acide dirigé sur Silence, son pelage insensible à la bile corrosive de ces choses. L'Ombrelune se mit à émettre un hurlement déchirant les tympans, je sentis passer des ombres à côté de moi. Le sol était devenu imperceptible, recouvert de brume noire et blanche. En regardant la vague d'affamés, il n'y avait plus qu'un épais nuage et des cris, des craquements de chitine et des grognements. Brume devait se trouver dans cette masse de violence.

— Il faut avancer, cria Rouge, les yeux étonnamment noyés de colère.

Je serrais la poigne de mon revolver à m'en rendre les jointures des doigts douloureuses.

— Non, sans lui, on serait déjà morts, on l'abandonne pas.

Je me dirigeai dans l'épaisse brume, suivi de Silence. C'était un carnage d'une violence rare, le sol jonché de cadavres d'affamés, les Ombrelunes semblaient insaisissables, laissant leur traîne noire et blanche. Je tirais sur toutes les saloperies qui étaient à ma portée, tout comme Silence. Comment retrouver Brume dans ce bordel ? Dos à dos, on cherchait notre bestiole poilue, soulevant les carcasses d'affamés assez grosses pour bloquer un Ombrelune. Mais rien, juste un ballet de volutes. Puis, sans qu'on s'en rende compte, le silence, plus un bruit, et en regardant autour de nous en plissant les yeux, on était encerclés d'Ombrelunes, certains deux fois plus gros que Brume, et d'autres qui ne devaient pas avoir plus de quelques mois. Un Ombrelune brisa le cercle et vint frotter sa tête à ma jambe.

Les autres Ombrelunes se mirent à courir dans une direction, mais lentement, façon de parler à vitesse humaine, et Brume me donnait des coups de tête.

— On les suit, Rouge suis-nous.

— Mais la constellation...

— Ça nous mène nulle part depuis tout à l'heure, on suit les envoyés mystiques des dieux, ça devrait te plaire pourtant.

On suivait cette meute, broyant sous leurs mâchoires tout ce qui se trouvait sur notre chemin. Puis, au détour d'une rue, face à nous, un mur bleu immense, de bien deux cents mètres de haut. Mur n'était pas vraiment le mot, cela ressemblait à une sorte de liquide épais en mouvement, envoûtant. Les Ombrelunes, à l'unisson, hurlèrent un cri étonnamment mélodieux avant de baisser la tête et de repartir en courant. Brume restait à côté de moi, penchant la tête et émettant un léger gémissement.

— Promis, si j'ai l'occasion, je te trouve des croquettes de luxe à t'en faire péter le bide.

On se mit à longer la muraille, espérant trouver une sorte de porte. Le seul point positif fut l'absence d'affamés, même Brume semblait apaisé. Une nouvelle énigme à la con, mais voir autre chose que juste des maisons blanches faisait du bien.

Et aussi absurde qu'étonnant, une porte de taille humaine était là, au milieu du flux bleu de la muraille. La porte était banale, une simple porte en bois usée. Au prix du bois aujourd'hui, cela en faisait une porte de luxe en vrai.

— C'est un piège, dis-je à haute voix.

Silence acquiesça aussitôt et Rouge aussi. Rouge était étrange, une colère traversant son regard, une agitation qu'elle n'avait pas l'habitude de laisser transparaître.

— Alors en avant.

Je poussai le battant en bois qui, étonnamment, ne grinçait pas et s'ouvrit d'un geste fluide, faisant place à ce que je qualifierais d'orgasme visuel. Après tant de temps à voir la même chose en boucle, encore et encore.

Des jardins fleuris, d'immenses bâtiments absurdemment décorés à la gloire des dieux, du pyrodividium orange en veux-tu en voilà, des statues, des hôtels, des fontaines et une odeur légère et fleurie. Tout semblait irréel, comme un songe. Les bâtiments étaient bien trop grands pour de simples méta-humains, nous faisant sentir si petits. Dans les champs de fleurs, des hommes et des femmes en tenue religieuse simple, sans fioriture hormis leur couleur orange et rouge criard, ils nous ignoraient totalement. Il y avait aussi des serviteurs et servantes rouges.

— On cherche quoi déjà maintenant ?

— Une sorte de clé ou un cube de données, enfin si mes souvenirs sont bons.

Tout le monde nous ignorait joyeusement en se déplaçant dans les jardins et entre les immenses bâtiments. Il y avait un côté apaisant à cette marche, juste profiter et voir autre chose. Les portes des bâtiments étaient immenses, proportionnelles aux édifices.

— Regardez, un dôme de prière, souvent on y entrepose des livres et des connaissances, dit Rouge en pointant en effet un immense dôme aux portes entrouvertes.

Elle semblait excitée et pressée. Silence me lança un regard noir. On se dirigea vers le bâtiment. L'intérieur était à l'image de l'édifice, grand et surchargé de symbolique. Trois grands hôtels se détachaient.

— Un pour les généticiens, un pour les architectes et un pour les ingénieurs, dit Rouge.

— C'est pas ici qu'on va trouver grand-chose, j'ai l'impression, répondis-je en avançant dans le bâtiment immense.

— Les réponses sont souvent dissimulées derrière un voile.

La voix me fit tiquer aussitôt, celle d'une personne qui semblait se faire arracher les cordes vocales, la même que celle du capitaine sur le vaisseau qui m'avait amené ici.

Le temps de me retourner vers l'origine du son, je me rendis compte que des dizaines de soldats étaient apparus, armes au poing, entourant l'homme à la tenue ridicule et orange. Le même visage que le capitaine que j'avais pourtant déjà explosé deux fois.

— Je suis sûr que vous allez éclairer ce voile, je cherche une clé, vous voyez, genre pour déchiffrer un ordinateur sur un de vos vieux vaisseaux.

— Oui, je sais où elle est, la clé que vous cherchez, l'œil du savoir.

— Ah super, du coup c'est où ?

Il se mit à rire d'une voix terrifiante, se rapprochant de notre groupe avec ses dix soldats.

— Je crois que vous avez oubliez ceci sur notre vaisseau le Charnier.

Il balança par terre l'émetteur de fortune que j'avais caché dans un livre.

— Servante, remettez-moi la forge de cet hérétique.

Rouge pointa son arme sur moi.

— Seigneur, votre arme, je vous prie.

— La dévotion à la religion n'a pas de limite à ce que je vois.

— Elle m'a façonné, vous devriez bien le savoir.

— Tout ça pour monter les échelons.

— Il me fallait plus de preuves qu'une forge, mais c'était un bon début sur le charnier. Maintenant, j'en suis sûr. Un garde phénix, qui plus est de la soixantième famille, fera de moi une maîtresse supérieure au minimum.

Je lui tendis mon arme. Les gardes qui entouraient Brume semblaient extrêmement nerveux. Silence tendit son fusil à un soldat et notre corde de fortune avec les couteaux en forme de grappin. Rouge sortit la forge de mon revolver et la donna au plouc en tenue orange. Il regarda le barillet comme Taric l'avait fait.

— La famille Morgeinse, les maudits en personne, sûrement un des derniers en vie.

Il rendit la forge à Rouge qui la remit dans mon revolver.

— Du coup, l'œil du savoir, il est où ? J'ai autre chose à faire que rester ici.

— Comme dans les livres insolent et irrespectueux. Vous ne comprenez pas, vous allez mourir.

— Raison de plus pour me dire où c'est, allez, soyez sympa, on a quand même traversé tout cet Arche, vous pouvez bien me dire ça.

Il me regardait de haut en bas.

— Et ignorant qui plus est. Les enregistrements vidéo de votre servante étaient délectables à regarder, tant vous sembliez une âme égarée, perdue dans ce lieu.

  • Les vidéos ?
  • Nous voyons tout, entendons tout et savons tout. Nous sommes la religion.

Il pointa l'œil de rouge.

— On leur arrache une partie de leur crâne et on installe tout un système de vidéo et de maillage réseaux. Tous les serviteurs font office de relais sur un réseau caché.

— Comme vous récitez bien vos leçons, dis donc. Je suis sûr que vous n'avez pas la moindre idée de comment cela fonctionne en vrai.

Il fit la grimace à ma réflexion, je devais pas avoir entièrement tort.

— Pour ce qui est de l'œil du savoir, il se trouve dans vos loges, dans le sanctuaire des gardes Phénix. Il suffit de suivre les ailes de phénix pavées sur le sol.

— Merci, j'aurais deux petites questions maintenant. Premièrement, les vidéos un peu olé olé avec Rouge, vous pouvez les effacer, non ? Je ne voudrais pas rendre trop jaloux les autres religieux. Et deuxième question.

Je plantai mes yeux dans les siens, marquant une longue pause.

— Si je vous bute une troisième fois, vous n'y verrez pas d'inconvénient ?

Son regard était marqué d'incompréhension.

— Taric, maintenant!.

Une volée de tirs faucha les gardes pointant leur arme sur Silence et moi. Brume, dans un saut, arracha la gorge des soldats l'entourant sans qu'ils n'aient le temps de réagir. Je n'avais qu'à saisir Rouge, récupérer ma forge et la pointer sur la tête du haut religieux.

— Je savais Rouge, mais il me manquait le lieu de ce que je cherchais c'est grand ici. Et au fond de moi, je voulais être sûr.

— Comment ?

Taric apparut dans un coin du bâtiment, fusil à la main.

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