Retour au bercail
On pourrait s'imaginer un vaisseau comme le Phœnix majestueux dans un hangar, mais il n'en était rien. Le vaisseau était trop gros pour s'y amarrer. Il n'était relié à la station que par un sas à douze vis à pas fileté anti-fuite, deux pompes d'aspiration à vide et quatre vérins hydrauliques. Un simple sas, le vaisseau restant caché par la station, et à ce moment, une réflexion étrange me passait par l'esprit, entre deux pulsions de colère : "Putain, j'ai jamais vu le vaisseau en entier et j'ai pas la moindre idée de ce à quoi il ressemble."
Le sas s'ouvrit sur Thorgar, toujours aussi massif, telle une montagne sombre, le regard froid. Et étrangement, il semblait presque plus en colère que moi. Il regarda Silence et Brume avec insistance.
— Ils sont avec moi. La Boss est où ?
— Au pont de commandement, elle t'attend.
Je ne pris pas la peine d'engager une quelconque conversation ou autre, me dirigeant tête baissée dans les couloirs immaculés du Phœnix, l'air toujours étonnamment frais par rapport à celui vicié de la station. Je traversais le grand hangar principal où l'équipage était en pleine séance de musculation et entraînement.
Tous me dévisageaient, le regard dur, sans dire un mot, se contentant de me fixer. Une chose me marqua : la plupart semblaient avoir des blessures en fin de cicatrisation. Ici et là dans le hangar se trouvaient des traces noires et il semblait moins ordonné qu'à son habitude. L'ascenseur attendait dans un coin du hangar et je montai dedans, ma main serrée sur mon revolver.
Les portes s'ouvrirent sûrement sur le dernier des spectacles que j'aurais imaginés. La salle, habituellement immaculée avec la table centrale et son projecteur holographique, était un capharnaüm sans nom. Même avec tous les efforts du monde, je n'aurais pas pu faire mieux. Des livres, des cartes, des tablettes de données, des vêtements, des ordinateurs traînaient partout. Marcher était presque dangereux. Au centre, une carte de la galaxie était affichée.
Ce bordel me perturba bien plus que je ne l'aurais cru, et la pièce empestait le café. Derrière la carte holographique de la galaxie se trouvait une ombre qui glissai sur le côté, dévoilant la Boss dans sa tenue habituelle, surchargée de ceintures et de harnais en cuir, son visage planté dans le mien.
— Tu veux encore me buter ?
Elle poussa du pied une pile de livres et de tablettes et saisit une tasse qui traînait, buvant sûrement un reste de café froid.
— Qu'est-ce qui te met tellement en rogne, Phyros ?
— Six ans, c'est pas mal comme argument, mais la vraie raison de ma colère, c'est quand t'es allée sur l'Arche. T'es pas allée là-bas en tant que simple visiteur, t'étais de l'autre côté de la muraille bleue.
Elle eut un grand soupir.
— Sinon, tu m'aurais parlé des épreuves à la con, les vagues, les bâtiments, l'océan et les affamés, mais non, juste une lettre où tu me dis de buter tout le monde.
— Et dire que tout le monde te prend pour un idiot. Oui, j'étais de l'autre côté de la muraille, mais ce n'était pas vraiment une balade de santé.
— Rien à foutre, tu m'as pas tout dit, et tu espérais que je m'en sorte par miracle pour trouver un putain de cube de données.
J'ouvrais mon sac, et sortis la boîte en bois contenant le cube avant de la balancer sur la table.
— Ah, et je t'ai trouvé ça aussi.
Je balançai le sac sur la table, faisant rouler des forges sur le bureau. Elle regardait les forges rouler, feignant l'indifférence mais en saisissant une dans sa main libre.
— Un miracle, oui, je crois que c'est le bon mot.
Elle balayait la carte de sa main.
— Toutes les zones ici sont les zones qu'on a explorées, scannées en se basant sur les rares signaux que la balise émettait.
— Tu savais qu'elle serait inutile, cette balise. T'es allée sur l'Arche et tu savais très bien qu'elle orbite à toute vitesse sur un chemin imprévisible. C'était juste pour me faire croire que tu viendriais me chercher.
Son regard se planta dans le mien, dur et froid, le regard qu'elle avait chaque fois que je disais une connerie plus grosse que moi.
— Non, j'étais persuadée de pouvoir la trouver. Sur l'Arche, on voit toujours les trois étoiles qui servent à la navigation, et aussi, on voit par alternance les constellations primaires de la religion. Alors, j'ai calculé les zones de recherche, triangulé les rares signaux et je me suis rendu compte de mon erreur.
Elle appuya sur un bouton, et une zone violette apparut autour de la zone verte, dix fois plus grande.
— J'ai sous-estimé la zone de navigation de l'Arche. Je me suis cru plus maligne que je l'étais, mais même quand j'ai découvert ça, je n'ai pas arrêté de chercher. J'ai utilisé tous les fonds qu'il me restait pour acheter des satellites d'observation pour quadriller la zone, espérant tomber sur l'Arche.
Elle appuya sur d'autres boutons, faisant apparaître des triangles, puis elle passa sa main sur l'un des triangles, affichant une photo de qualité douteuse où on voyait l'Arche, puis une autre, et encore une autre.
— Ça même porté ses fruits. J'ai une dizaine de clichés de cette station, mais à chaque fois, on arrivait trop tard.
Elle faisait défiler les photos, et les signaux indiquaient la présence de l'Arche dans la zone verte de la galaxie que le Phœnix avait explorée.
- Oui je t'ai pas tout dit sur l'Arche, et encore moins sur tout ce que je sais, mais on ne t'a pas abandonné, on a cherché sans relâche. Et si t'étais pas revenu, alors j'aurais continué à chercher malgré les conséquences sur le vaisseau.
— Les conséquences ?
— Il y a trois mois, Algaïne a tenté une mutinerie. L'équilibre sur le vaisseau est simple : entraînement, abordage, tige d'encre à volonté et on recommence. Sauf que des abordages, on n'en fait plus, on fait que chercher. Les tensions ont monté, l'équipage a douté, mais je suis restée entêtée à te chercher.
Elle appuya sur un bouton et plusieurs vidéos de surveillance du hangar s'affichèrent, montrant des scènes de carnage et d'échange de tirs. C'était toujours impressionnant de voir Thorgars en action, assommant des membres d'équipage qu'il avait entraînés. C'était perturbant de voir les membres d'équipage se battre entre eux pour de vrai.
— Vingt-sept morts, soixante-deux blessés. Et ça me tue de le dire, c'est le Boucher qui a réussi à mettre fin à la mutinerie. Tout le monde est à cran sur le vaisseau. Ils sont pirates, pas chercheurs de mythes, mais même seul sur ce rafiot, j'aurais continué mes recherches. J'ai qu'une parole, j'aurais retrouvé l'Arche.
Elle avait ce regard hypnotique et charismatique qui, même après avoir vécu six années sur l'Arche, me faisait peur. Je ne savais plus trop quoi penser face à la Boss.
— Tu peux être en colère contre moi autant que tu veux, je le comprendrais. Et si tu veux partir, je te dépose sur une station moins paumée avec les forges et le cube de données. Après tout, c'est toi qui as tout trouvé. Mais au fond, tu m'enlèveras pas de la tête que tu vaux mieux qu'un simple pirate qui se contente du sempiternel entraînement, abordage, tige d'encre.
Je ne trouvais rien de plus futé que de sortir mon flingue et tirer sur le projecteur holographique de la carte de la galaxie. La Boss ne broncha pas, ne sursauta même pas un peu.
— Un café ? demanda la boss, quand le silence revint.
Elle me tendait une tasse fumante, je m'assis sur une pile de livres et la Boss aussi.
— J'ai le droit de parler ?
La voix familière venait des haut-parleurs.
— Oui, merci de ne pas être intervenu, Ilia.
— C'est toi la boss. Heureusement que j'avais foutu des traceurs un peu partout sur le réseau. Allez, Phyros, envoie le cube de données que je t'avais fait pour l'Arche, je veux voir à quoi ressemble cette station.
Je bus une grande gorgée du liquide.
— Content d'entendre ta voix de nouveau, il a fini broyé, désolé.
— Ça te tuerait de prendre soin du matériel sérieux.
— .Je suis sûr que le cube dans la boîte en bois compensera cette terrible perte.
— À voir, répondit Ilia avec une intonation renfrognée surjouée.
— T'as découvert des choses intéressantes sur l'Arche ? demanda la Boss.
— Deux, trois petits trucs sans importance. Je suis descendant de la soixante-sixième famille de garde du Phœnix. Les forges sont liées à leur famille, elles tuent quiconque les utilise sans autorisation. J'ai trois nouveaux amis : Silence, une ancienne religieuse n'étant plus trop en accord avec celle-ci. Taric, ancien capitaine de la soixante-septième cohorte des religieux. Et une bestiole mystique nommée Brume, dont personne ne sait si c'est un mâle ou une femelle.
— C'est un mâle, d'après les caméras thermiques qui ne sont pas perturbées par la brume émise par la créature. Avec sa perte de poils, les drones de nettoyage vont être ravis, dit Ilia sans le moindre doute.
— Donc un Ombrelume mâle, raté pour me lancer dans l'élevage, dommage.
La Boss prit une grande inspiration en regardant sa tasse.
— Je vais pas te mentir, Phyros. Pour l'équipage, tu es à l'origine des six dernières années d'errance. L'ambiance ici n'est plus la même, faudra que tu regagnes leur respect.
— Je sais me défendre, t'en fais pas.
— Je m'en doute pas, et pour la galaxie, c'est un peu la merde, on va dire.
— J'ai raté des trucs, on me dit jamais rien a moi.
— L'État et la religion sont officiellement en guerre.
— Et moi qui m'étais fait ami avec un capitaine de cohorte, il sait passer quoi ?
— Les affamés. Les religieux les ont lâchés sur plusieurs stations de l'État, mais ils ont mal effacé les registres de transport. Ce qui aurait pu être de simple attaque pirate a été vite identifié comme une attaque des religieux. Impossible d'en connaître la raison ni pourquoi si soudainement.
— Même en fouillant dans le réseau, je n'ai rien trouvé de tangible, rajouta Ilia.
— Et ça suffit à tout faire péter ?
— L'État n'a pas apprécié on va dire. Ils ont repéré une cargaison d'affamés, l'ont détournée et l'ont fait atterrir sur le monde capitale, sur l'îlot des religieux.
J'écarquillais les yeux face à l'information quelque peu troublante.
— Sur le monde capital ?
— Oui, il y a trois ans.
Le monde capital était le centre névralgique de l'État, où tout se passait : une planète entièrement recouverte d'eau, avec quatre archipels artificiels situés sur l'équateur. Chaque archipel abritait une mégalopole de plusieurs milliards d'habitants, chacune dédiée à un domaine spécifique : la justice, la politique, la science et la religion. Cette dernière était un acte de bonne foi de l'État, montrant qu'il n'oubliait pas les religieux et leur donnait l'illusion d'avoir de l'importance.
— L'État a bloqué tous les couloirs aériens qui partent ou vont vers l'îlot des religieux. Et par là, je veux dire qu'ils ont demandé à la Capitainerie de détruire tout ce qui tentait de partir. Plus aucune âme ne vit la bas, les affamés ont tout bouffé d'après les rapports.
- On parle bien du centre religieux qui compte près de deux milliards d'habitants ?
- Oui, aujourd'hui c'est une zone interdite. La capitainerie y veille. Depuis, la guerre est officielle.
— Bordel, je pars et tout fout le camp. La capitainerie doit être aux abois dans l'espace du coup.
— T'as pas idée. Être pirate aujourd'hui, c'est pas conseillé, à moins de se contenter d'attaquer les vaisseaux religieux. Là, ils ne disent rien, d'après les rumeurs.
— Alors, attaquons un vaisseau religieux, ça remontera le moral à l'équipage.
— Dites, sans vouloir vous déranger, on pourrait mettre ce cube de données dans l'ordinateur.
Dit Ilia, semblant pressé de résoudre l'énigme de cette relique informatique à bord du Phœnix qui lui résistait depuis si longtemps.
Je finissais ma tasse de café et on se dirigea vers la salle informatique. Shargs était dedans, toujours aussi grande et élancée.
- Notre génie en informatique est de retour, dit-elle, la voix toujours aussi sarcastique.
- Je t'apprendrai deux ou trois trucs un jour, promis.
Je sortais le cube de données orange vif.
- J'y mets où ce truc ?
En vrai, fallait pas être un génie. La console principale de l'ordinateur avait plusieurs emplacements de cube et un seul était manquant au centre. Je posai le cube en surjouant le côté mystique du geste, en faisant des gestes cérémoniel.
- Tu repars quand déjà ? me lança Shargs.
En vrai, elle était sûrement ravie que je revienne.
Par contre, c'était extrêmement décevant : rien, pas de rayon lumineux, de bip étrange ou d'arc électrique effrayant. Juste la voix d'Ilia dans un haut-parleur, que je pense voulait dire que ça fonctionnait.
- Oh putain, c'est un truc de dingue ce machin, j'y crois pas !
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