Chapitre 1

24 minutes de lecture

La rentrée des classes était sans doute le jour que les lycéens avaient le moins hâte de voir arriver durant leurs grandes vacances. Aussi bien ceux qui partaient en voyage à l’étranger que ceux qui passaient leur été à Greentown, tous se lamentaient à l’idée de devoir retourner en classe. Tous… sauf Lisa Thompson.

Lorsque le chant du coq de son réveille-matin retentit dans sa chambre à six heures, la jeune fille bondit joyeusement hors de son lit et étira ses bras en l’air comme pour célébrer une victoire. Un large sourire se dessinait sur ses lèvres et son visage rayonnait de bonheur. Le grand jour était enfin arrivé ! Le mardi 5 septembre, date de ses retrouvailles avec son professeur de maths adoré : Harold Bates.

Après avoir englouti deux Pop Tarts à la myrtille, pris une douche et enfilé ses vêtements à la hâte, Lisa sauta dans le bus de sept heures et mit son casque audio sur ses oreilles pour écouter l’un de ses morceaux préférés de The Offspring : Come Out And Play. Ce matin, l’humeur de Lisa était à la fête, et elle s’amusait de voir la mine déconfite des élèves qui montaient dans le car à chacun des arrêts. Pourquoi faisaient-ils cette tête-là, alors que le temps dehors était splendide, que les oiseaux chantaient et que Lisa Thompson allait retrouver dans quelques instants l’homme dont elle était follement amoureuse ?

Pour lui, elle avait mis ses plus beaux habits : une veste en jean bleu délavé, par-dessus un chemisier blanc dont le décolleté était brodé avec de la dentelle, un jean un peu moulant de la même couleur que sa veste, et bien sûr… sa traditionnelle paire de Converse kaki. Elle avait eu beau changer radicalement de style vestimentaire, troquant son look d’ado rebelle contre une allure plus élégante et surtout plus féminine, elle n’arrivait décidément pas à se séparer de ses baskets favorites. Il fallait dire qu’elles étaient tellement chargées en souvenirs qu’elles avaient fini par revêtir une grande valeur sentimentale pour Lisa : c’était avec ses Converse qu’elle avait toujours foulé le sol de la salle de cours de M. Bates ; c’était avec ses Converse qu’elle avait pisté son prof dans la rue à la sortie du lycée ; c’était avec elles enfin qu’elle était montée dans sa Mini Cooper pour qu’il la raccompagne chez elle, le dernier soir du Green Jazz Festival...

En se remémorant ces heureux événements, Lisa trépignait d’impatience à la pensée qu’elle allait bientôt revoir M. Bates. Certes, elle n’avait pas cours avec lui avant une heure de l’après-midi, mais elle était bien décidée à l’apercevoir dès son arrivée au lycée. Maintenant qu’elle connaissait sa voiture… Il ne lui serait pas difficile de guetter son entrée sur le parking des enseignants.

C’était pour cette raison qu’elle avait décidé de prendre le bus une heure plus tôt que prévu. Avec son nouvel emploi du temps, elle commençait désormais ses journées à neuf heures moins le quart, ce qui lui permettait de dormir une heure de plus qu’auparavant – si du moins elle daignait profiter de ce luxe. Mais comme elle se doutait que les horaires de M. Bates n’avaient pas changé, elle n’avait pas eu le choix pour ce matin : elle préférait encore voir son prof en personne plutôt que dans son sommeil.

Le bus scolaire la déposa à l’arrêt du lycée Lincoln à sept heures et demi. Elle descendit du car avec les autres élèves et les regarda se diriger comme des zombies vers le portail du lycée. Plutôt que de les suivre, elle tourna à droite et prit le chemin qui menait jusqu’au parking des enseignants. Bien sûr, il lui fallait garder un minimum de discrétion si elle ne voulait pas attirer sur elle l’attention d’un prof et risquer d’avoir des ennuis. En aucun cas elle ne pouvait rester traîner autour des voitures : un tel comportement aurait paru bien trop suspect pour ne pas être remarqué, et elle aurait fini par se voir accuser de préparer un mauvais coup… Non, elle devait trouver un endroit sûr, où se mettre à l’abri des regards, tout en conservant une vue imprenable sur le parking pour ne pas rater l’arrivée de M. Bates... La rangée de platanes qui bordaient l’aire de stationnement semblait tout indiquée. Lisa n’avait qu’à se planquer derrière l’un de ces arbres et le tour serait joué.

Traversant furtivement le parking pour rejoindre sa cachette, la jeune fille constata que la plupart des places réservées aux voitures des enseignants étaient encore vides. Les cours commençaient pourtant dans un quart d’heure… A croire que les profs avaient eux aussi l'habitude d’arriver en classe au dernier moment.

Lisa reconnut la Ford noire de M. Carver, le conseiller principal d’éducation, mais elle ne vit nulle part la Mini Cooper de M. Bates. Tant mieux. Cela signifiait au moins qu’elle n’était pas arrivée trop tard. Elle alla s’installer derrière le platane le plus éloigné du portillon d’accès au lycée, s’asseyant dans l’herbe et s’adossant à l’arbre de façon à ce qu’il fasse écran entre elle et le parking. Ce n’était pas bien difficile, étant donné le diamètre respectable du tronc et le petit gabarit de la jeune fille.

Pour patienter, Lisa sortit de son sac en bandoulière un livre de poche à la couverture pour le moins étrange : un drapeau américain y était représenté, mais ses étoiles avaient été remplacées par des croix gammées... Le Maître du Haut-Château, de Philip K. Dick, était le bouquin que M. Bates lui avait conseillé de lire pendant les vacances, et elle s’était fait une joie d’aller l’acheter à la librairie Antigone de Greentown, dès qu’elle eut terminé le dernier tome de la saga Harry Potter. Inutile de dire que le passage de cette série fantastique pour adolescents à ce roman uchronique de science-fiction lui fit un choc. Il lui fallut un certain temps avant de réussir à s’adapter à ce style un peu abscons et à cette histoire qui, malgré une trame prometteuse, semblait totalement dénuée de fil conducteur… Ce qui l’avait surtout encouragée à poursuivre sa lecture, c’était de savoir que les mots qu’elle avait sous les yeux avaient été parcourus par le regard vif et pénétrant de M. Bates. Le simple fait de se dire qu’il avait lu ce roman conférait à celui-ci un intérêt tout particulier. Aussi s’empressa-t-elle d’ouvrir le bouquin à l’emplacement où elle avait laissé son marque-page et de se replonger dans sa lecture.

Heureusement pour elle, le parking des profs était un endroit relativement peu fréquenté par les élèves. Le risque qu’elle tombe sur l’un de ses camarades était donc quasi nul. Qui d’autre qu’elle pouvait avoir l’idée saugrenue de flâner par ici ? A part Astrid Lorensen, éventuellement… Son amie agissait parfois de façon très bizarre et totalement imprévisible. Rien ne lui garantissait que la blonde n’allait pas surgir brusquement de derrière un platane et lui demander ce qu’elle faisait là. Que répondrait-elle, dans ce cas ? « J’attends M. Bates » ? Non, jamais de la vie ! Plutôt mourir que de révéler son secret à sa meilleure amie. Elle avait déjà bien du mal à supporter le fait que sa mère ait fini par le découvrir...

Depuis qu’Amanda Thompson avait deviné la nature des sentiments de sa fille pour son prof de maths, l’ambiance à la maison n’avait cessé de se dégrader. Les discussions à table étaient devenues beaucoup moins chaleureuses. Un froid s’était installé entre Lisa et sa mère, un froid qu’avait jeté cet accident malencontreux qu’était la découverte par Amanda de la photo de M. Bates que sa fille avait glissée sous son oreiller.

Dès lors, Lisa s’était bien gardée de laisser traîner cette photo n’importe où. Plutôt que de l’enfermer dans le premier tiroir de son bureau, elle lui avait trouvé une autre cachette, en la coinçant entre deux pages de son manuel de mathématiques de première, qu'elle avait rangé au milieu des autres livres de sa bibliothèque. Au moins, elle était sûre que sa mère n’irait pas mettre le nez dans ce bouquin de cours : elle avait toujours eu horreur des maths...

Hélas, Lisa lui donnait désormais encore plus de raisons de haïr cette matière. Amanda ne comprenait sincèrement pas comment sa fille pouvait avoir le béguin pour un prof dont l’âge avoisinait la quarantaine... Elle qui d’ailleurs s’approchait de la cinquantaine et faisait ainsi partie de la même génération que cet homme, elle ne lui trouvait absolument aucun charme. Cet enseignant, qu’elle avait eu tout le loisir d’observer durant son entretien parent-prof en juin dernier, lui avait paru tout à fait banal. Qu’est-ce qui pouvait bien attirer sa fille chez ce binoclard ? Non seulement il portait des lunettes affreuses, mais il semblait aussi affectionner les nœuds papillons ringards, et elle avait même remarqué sur sa joue droite deux petits boutons disgracieux... Non, vraiment, il n’avait rien de séduisant.

Un soir, au dîner, alors que Lisa n’avait pu s’empêcher de faire allusion à M. Bates, Amanda s’était permis de lui répliquer d’une voix cassante : « De toute façon, il est moche comme un pou, ton prof de maths ! » – ce à quoi la jeune fille avait répondu dans sa tête : « Il est peut-être moche comme un pou, mais moi il m’excite comme une puce ! », avant de partir dans un fou rire qui, au grand dam de sa mère, avait duré jusqu’à la fin du repas.

La seule chose qu’Amanda trouvait à se dire pour se rassurer était que le prétendu amour de sa fille pour cet enseignant ne durerait pas. De toute évidence, il s’agissait d’une toquade, d’une lubie passagère… Lisa, qui avait toujours été une enfant sage et irréprochable, avait fini par développer les premiers symptômes de l’âge bête. Même s’ils se manifestaient un peu tard, il n’y avait pas de quoi s’alarmer.

Lisa, de son côté, ne se gênait plus pour évoquer M. Bates à la maison. Maintenant que son secret avait été percé, elle prenait un malin plaisir à citer son prof de maths à mots couverts et à observer l’agacement que cela causait chez sa mère. Elle avait conscience de jouer avec le feu, mais depuis qu’elle avait été démasquée, elle estimait qu’elle n’avait plus grand-chose à perdre…

Jusqu’au jour où sa mère lui déclara sans ambages qu’il était hors de question qu’elle lui paye un voyage à Boston pour aller visiter le MIT. C’était le lundi 7 août, alors qu’Amanda entamait sa deuxième et dernière semaine de congés d’été. Durant la première semaine, Lisa n’avait cessé de la harceler pour lui demander si elle comptait bientôt l’accompagner à Boston pour voir à quoi ressemblait l’université de ses rêves. Après plusieurs jours passés sans fournir de réponse claire à sa fille, Amanda avait fini par s’énerver et par répliquer brutalement : « Tu ne te rends pas compte du prix du billet d’avion ! Tout ça pour faire le tour d’une université en une après-midi ? Non, vraiment, ça ne vaut pas le coup ! Tu n’as qu’à te trouver une fac plus proche d’ici ! ». Une violente querelle s’en était suivie, au cours de laquelle Lisa s’était écriée : « Ne compte pas sur moi pour rester ici après le lycée ! Il me tarde de quitter la maison et de partir le plus loin possible ! » – ce qui, bien sûr, était entièrement faux, car s’éloigner de Greentown signifiait pour elle s’éloigner de M. Bates, et cette pensée la plongeait dans un profond désarroi. La dispute s’était terminée avec les pleurs de Lisa, qui était partie se réfugier dans sa chambre pour s’y enfermer et se rouler par terre en versant toutes les larmes de son corps.

Cette déconvenue l’affecta à tel point qu’elle cessa d’adresser la parole à sa mère pendant un jour entier – un record, pour elle qui se montrait toujours plutôt bavarde à la maison – et qu’elle ne trouva pas de meilleur moyen de se venger que d’aller se faire couper les cheveux dans un salon de coiffure concurrent à celui dans lequel travaillait Amanda. Celle-ci, qui d’habitude se faisait une joie de couper gratuitement les cheveux de sa fille, y vit un véritable affront, et elle ne put s’empêcher de critiquer la nouvelle coupe de Lisa dès son retour de chez le coiffeur : « Ce n’est plus à la mode, les cheveux courts ! » lança-t-elle d’un ton railleur. « Tu auras du mal à plaire aux garçons : en général, les jeunes préfèrent les filles aux cheveux longs ». Des paroles que Lisa accueillit par cette pensée moqueuse : « Ça tombe bien, c'est à un vieux que je veux plaire ! »

Elle espérait du moins que M. Bates remarquerait sa nouvelle coiffure... Elle qui l’avait quitté fin juillet avec ses cheveux mi-longs, arrivant à hauteur de ses épaules, elle allait le retrouver aujourd’hui avec des cheveux mi-courts, dépassant à peine du niveau de son menton. Lui ferait-il un commentaire, voire même un compliment ?

Un bruit de moteur tira subitement la jeune fille de ses pensées et elle se retourna pour voir d’où il provenait. Une Mini Cooper noire au toit blanc venait de faire son apparition à l’entrée du parking. Lisa sentit son cœur manquer un battement. C’était lui ! Elle regagna aussitôt sa position initiale, le dos collé contre l’arbre, pour rester à couvert. Un rapide coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il était huit heures moins vingt. M. Bates arrivait pile à temps pour son premier cours de la matinée. « Ça, c’est ce qu’on appelle avoir un timing impeccable ! » se dit Lisa, impressionnée. Elle doutait cependant que l’enseignant puisse s’attarder très longtemps à la salle des profs pour dire bonjour à tous ses collègues, et encore moins pour y prendre un café.

Tout en s’efforçant de calmer son rythme cardiaque qui s’était subitement accéléré, Lisa prêta une oreille attentive pour essayer de suivre le déplacement de la Mini Cooper qui devait à présent chercher une place où se garer. Lorsqu’elle entendit le moteur se couper, elle se pencha très doucement sur le côté pour jeter un œil dans la direction où la voiture s’était arrêtée. Celle-ci lui faisait face et le numéro de la plaque d’immatriculation à l'avant ne laissait plus aucun doute possible : X3N 2R9. C’était bien celui de la voiture de M. Bates. Elle reconnut d’ailleurs sa silhouette au volant.

Craignant qu’il ne l’aperçoive, Lisa se planqua à nouveau derrière son tronc d’arbre, tétanisée. Cela faisait plus d’un mois qu’elle n’avait pas revu M. Bates, et maintenant qu’il ne se trouvait qu’à quelques mètres d’elle, elle ne savait plus que faire. Bien sûr, elle n’allait pas se jeter sur lui pour lui demander : « Alors, M. Bates, vous avez passé de bonnes vacances ? » – même si elle brûlait d’envie de savoir comment s'était déroulé son séjour à Paris. Non, elle ne voulait surtout pas révéler sa présence, et elle préférait l’observer à distance derrière sa cachette. Le simple fait de le voir la plongeait déjà dans un tel état d’excitation !

Lorsqu’elle entendit la portière de la Mini Cooper s’ouvrir, Lisa ne put résister à la tentation de se retourner pour regarder M. Bates descendre de voiture. En ce jour de rentrée, il avait revêtu un costume qu’elle ne lui connaissait pas : il portait une veste et un pantalon de tweed beiges, délicatement assortis à un gilet brun, à une chemise blanche et à un nœud papillon jaune moutarde. Un trois-pièces exquis, taillé à la perfection, que Lisa dévora des yeux en se demandant si son prof ne l’avait pas acheté durant ses vacances à Paris... Cette ville n’était-elle pas réputée pour être la capitale de la mode ? M. Bates avait dû beaucoup s’y plaire, lui qui aimait s’habiller avec style et élégance.

L’enseignant claqua la porte de sa voiture et ferma celle-ci en appuyant sur le bouton de sa clé électronique, avant de se diriger d’un pas tranquille vers le portillon d’accès au lycée. Son cours débutait dans cinq minutes et il n’avait pas l’air de se presser. Après tout, cela n’était pas surprenant : il avait toujours fait preuve d’un calme olympien.

Jalousant déjà les élèves qui allaient l’avoir en classe dans quelques instants, Lisa continua de l’observer jusqu’à ce qu’il franchisse le petit portail et disparaisse derrière une haie de cyprès. Elle poussa alors un long soupir de désespoir, puis laissa reposer sa tête contre l’écorce de l’arbre. Elle l’avait vu ! Certes, elle n’avait pu l’admirer très longtemps, mais ce court moment de bonheur avait suffi à lui donner un délicieux avant-goût du plaisir qui l’attendait en début d’après-midi. De quoi supporter sans peine les premiers cours de sa rentrée en terminale…

Si Lisa commençait désormais ses journées une heure plus tard qu’en classe de première, ses matinées restaient aussi remplies qu’auparavant, puisque la jeune fille continuait d’avoir quatre cours différents avant sa pause déjeuner. Celle-ci était ainsi décalée d’une heure et ne commençait pas avant midi, ce qui n’était pas sans déplaire à Lisa, qui avait toujours un petit creux sur les coups de onze heures. Un petit creux, ou plutôt… une grosse faim.

Le gargouillis que fit son ventre au beau milieu de son dernier cours de la matinée fut tel que plusieurs élèves assis à côté d’elle tournèrent la tête dans sa direction pour la dévisager d’un air à la fois surpris et amusé. Lisa tenta tant bien que mal de calmer son estomac en pressant son abdomen avec ses deux mains, mais rien n’y fit, et le gargouillement repartit de plus belle. Cette fois-ci, même la prof d’espagnol l’entendit, et elle ne put s’empêcher de s’exclamer joyeusement : « Olé ! », ce qui fit rire tout le proche voisinage de Lisa.

- Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Astrid Lorensen à voix basse, en se penchant vers son amie. Tu n’as rien mangé au petit déjeuner ?

Comme l’année dernière, Astrid et Lisa se retrouvaient toutes les deux dans la même classe d’espagnol avancé. Comme l’année dernière, elles avaient pris soin de s’asseoir l’une à côté de l’autre pour pouvoir profiter au mieux de ce cours qui était maintenant le seul qu’elles avaient en commun. Lisa était d’ailleurs étonnée de voir que sa camarade avait repris cette matière pour sa terminale… Depuis qu’Astrid sortait avec Kevin Castillo, son niveau d’espagnol s'était considérablement amélioré, à tel point qu’elle était devenue quasiment bilingue. Il fallait dire que la blonde avait toujours eu un don pour les langues…

- Il faut croire que deux Pop Tarts n’étaient pas suffisants…, commenta Lisa d’une voix perplexe. La prochaine fois, j’en prendrai trois.

- Ah, et moi qui pensais que tu avais fini par me suivre et te mettre au régime, toi aussi…

- Au régime ? répéta Lisa. Pour quoi faire ?

Malgré toutes les glaces et tous les milkshakes qu'elle avait pu engloutir cet été pour se rafraîchir, Lisa n’avait pas pris un gramme – ce qui avait naturellement tendance à exaspérer Astrid. Pour ce midi, elle s’était d’ailleurs concocté un énorme sandwich poulet-mayonnaise, accompagné d’une large part de brownie au chocolat blanc qui la faisait déjà saliver d’envie… Mais sans doute valait-il mieux ne pas trop y penser, si elle ne voulait pas à nouveau se faire remarquer par des bruits de ventre intempestifs.

Lorsque la sonnerie de midi retentit enfin, la classe de Mme Ramirez se vida en moins d’une minute, et Lisa et Astrid ne furent pas les dernières à se précipiter dans le couloir pour se mêler au flot des élèves qui se dirigeaient vers les casiers. Le hall principal bourdonnait déjà du brouhaha des lycéens qui, pour certains, se retrouvaient après deux mois de vacances et s’empressaient de raconter ce qu’ils avaient fait de leur temps libre, et qui, pour d’autres, s’échangeaient leurs premières impressions sur ce début de rentrée difficile.

- Vivement le week-end, j’en ai déjà marre…, commenta Trevor Lopez, un des joueurs de l’équipe de baseball du lycée.

Le garçon à la peau mate et aux cheveux bruns portait le blouson bleu et blanc des Lincoln Lions, ainsi qu’un piercing à l’oreille gauche. Il s’adossait nonchalamment contre l’un des casiers – probablement le sien – et parlait avec Samantha Jenkins, la voisine de quartier de Lisa qui faisait partie de l'équipe des pom-pom girls du lycée.

- Il paraît que Melina Williams organise une fête chez elle, samedi soir, lui annonça la jeune fille aux longs cheveux blonds et raides. Tu es au courant ?

- Maintenant, je le suis, répondit Trevor en lui faisant un clin d’œil. Tu comptes y aller ?

- Pourquoi pas ? Ça sera une bonne occasion de revoir du monde, après les vacances d’été… En dehors des cours, bien sûr.

- Je vais voir avec Vanessa si ça l’intéresse…

Tout en écoutant cette conversation qui avait lieu à quelques pas seulement de l’endroit où elle se tenait, Lisa ouvrit son casier pour y déposer ses livres de cours et y récupérer sa lunch box.

- On retourne s’asseoir à notre table habituelle ? lui proposa Astrid.

- Avec plaisir ! s’enthousiasma Lisa.

Les deux amies sortirent dans la cour du lycée et allèrent s’installer à leur table de pique-nique attitrée, à l’ombre du vieux châtaignier. Le temps se prêtait formidablement bien à un déjeuner en plein air : la température, qui s’approchait des vingt-cinq degrés, était très agréable, et le soleil resplendissait dans un ciel bleu azur, parsemé de quelques rares nuages blancs.

- Kevin ne devrait pas tarder à nous rejoindre, dit Astrid en se posant sur l’un des deux bancs et en chassant avec sa main les quelques feuilles mortes qui étaient tombées sur la table.

- Tu m’excuseras si je ne l’attends pas pour manger, déclara Lisa, qui s’assit en face de la blonde et ouvrit sa lunch box. Ça fait une heure que je meurs de faim…

Elle déballa son sandwich avec des doigts fébriles et mordit dedans à pleines dents.

- Aaaah ! soupira-t-elle avec un sourire d’extase sur les lèvres.

- Eh ! s’écria alors une voix masculine derrière elle. Tu aurais au moins pu m’attendre, moi !

Surprise, Lisa se retourna pour découvrir que Joey venait d’arriver à leur table. Le garçon avait revêtu un t-shirt des Midnight Owls – le groupe de jazz de son frère – sur lequel était dessinée une chouette aux yeux jaunes, dont les pupilles étaient si dilatées qu’elle semblait avoir fumé de l'herbe.

- Sympa, ton t-shirt ! commenta Astrid, qui avait toujours eu un faible pour les habits extravagants.

- Merci, dit Joey. Le tien n’est pas mal non plus !

La blonde avait en effet choisi de porter ce jour-là un t-shirt Hello Kitty, qui représentait le chaton blanc au nœud rouge en train de déguster une part de pastèque.

- Je l’ai acheté exprès pour aller avec mes boucles d’oreilles, expliqua la jeune fille en inclinant légèrement la tête pour mieux montrer sa parure : deux minuscules tranches de pastèques en pâte Fimo pendaient à ses oreilles. Ce sont celles que m’a offertes Kev pour notre premier mois ensemble.

Cela faisait maintenant près de sept mois qu’Astrid et Kevin se fréquentaient. Jamais Lisa n’aurait imaginé que leur relation tiendrait aussi longtemps. Il fallait dire qu’avant de connaître Kevin, Astrid n’était jamais sortie plus de deux mois avec un garçon… Elle avait désormais battu son record à plate couture, et tout portait à croire que son idylle avec Kevin durerait encore longtemps. Lisa lui enviait son bonheur, elle qui devait se contenter de vivre depuis bientôt un an un amour non seulement impossible mais à sens unique… Elle se demandait d’ailleurs ce qui était le pire : le fait qu’elle ne puisse pas sortir avec M. Bates à cause de la barrière qui existait entre élève et professeur, ou le fait qu'il ne soit pas amoureux d’elle… Dans le premier cas, elle pouvait toujours garder l’espoir de réussir à se rapprocher de lui lorsqu’elle aurait quitté le lycée – même si le problème de leur grande différence d’âge subsisterait. Dans le second cas, en revanche, elle voyait peu de chances que M. Bates tombe un jour amoureux d’elle – justement à cause de ce problème d’écart générationnel…

- Alors ? Comment s’est passée la fin de vos vacances ? demanda Joey en prenant place à côté de Lisa.

- Bof, fit celle-ci avec un haussement d’épaules. Rien de spécial à signaler… Je suis juste allée au Walmart avec ma mère pour acheter des fournitures scolaires et chez le coiffeur pour me faire couper les cheveux…

- Ça te va bien, complimenta le garçon. Tu dois te sentir plus légère, maintenant.

- Comme si Lisa avait besoin de se sentir plus légère ! lança Astrid d’un air envieux, avant de sortir de sa lunch box une barquette de coleslaw et une canette de Coca-Cola zéro sucres.

- Et toi, alors ? demanda Joey en se tournant vers la blonde. Kevin m’a dit que tu étais allée à New Haven avec tes parents pour voir l’université de Yale... C’était bien ?

- Oh oui, c’était génial ! s’écria Astrid d’une voix surexcitée. J’ai pu visiter leur école des beaux-arts, rencontrer plein d’étudiants et de profs sympas, faire un tour dans leur galerie d’art moderne, et même entrer dans leur bibliothèque de livres rares et manuscrits. C’était incroyable ! Jamais je n’ai vu une collection aussi grande de toute ma vie... J’ai vraiment hâte d’y retourner !

- Avant ça, il faudrait d’abord tu arrives à y être admise…, fit remarquer Lisa, jalouse de voir que son amie avait eu la chance de visiter l’université de ses rêves et pas elle.

Naturellement, les parents d’Astrid étaient tellement riches que, même après s’être offert trois semaines de vacances à Hawaï, ils n’avaient pas dû éprouver la moindre difficulté à se payer trois billets d’avion pour partir à l’autre bout des Etats-Unis...

- Ça ne devrait pas être très compliqué, vu mes bulletins scolaires et la note que j’ai eue à l’ACT, répondit Astrid d’un air serein.

- Ah bon ? Parce que tu as eu quelle note à l’ACT ? s’enquit Lisa.

Elle et son amie avaient passé cet examen le même jour, dans la même salle, et elle était curieuse de savoir si elles avaient également obtenu le même score...

- 34/36 ! déclara fièrement la blonde. Soit un point de plus que la moyenne requise pour entrer à Yale !

- Mais un point de moins que moi, ajouta Lisa avec un sourire malicieux.

- Bah, de toute façon, on ne vise pas la même université, donc ça me laisse quand même une chance ! Maintenant, il ne me reste plus qu’à peaufiner ma lettre de candidature et le tour est joué !

- Attends, ne me dis pas que tu as déjà passé ton entretien ?

- Si ! Comme je me rendais sur place pour visiter Yale, j’en ai profité pour prendre rendez-vous avec un étudiant en dernière année qui m’a fait passer mon entretien. Ça a marché comme sur des roulettes !

- Waouh ! On peut dire que tu as pris une sacrée longueur d’avance ! constata Joey, impressionné. Et dire que je n’ai même pas encore passé de test standardisé…

- Au moins, tu as déjà fait une tournée des universités de Californie, lui dit Astrid pour le réconforter. Kevin m’a raconté votre road-trip jusqu’à San Diego...

- Quoi ? Vous êtes allés tous les deux faire une tournée des universités ? s’étonna Lisa.

- Oui, mon père s’est proposé pour nous conduire en voiture et visiter avec nous les facs qui nous intéressaient le plus dans la région… Au final, on a surtout fait la tournée des diners et des fast-food tex-mex ! J’ai dû prendre au moins trois kilos en une semaine ! s’exclama Joey en posant ses mains sur son ventre rebondi.

- Euh…, fit Lisa en se grattant la tête. Et sinon, vous avez visité quelles universités ?

- On a fait celles de San Francisco, Santa Barbara, Los Angeles, San Diego… On est aussi passés par Berkeley, Stanford et Caltech, histoire de dire qu’on y a mis les pieds, même s’il est évident qu’on n’aura jamais aucune chance d’y être admis.

- C’est ce qu’on appelle se faire souffrir pour rien…, commenta Astrid.

- Bah, au moins, vous avez vu à quoi ça ressemblait, répliqua Lisa. J’ai l’impression d’être la seule à ne pas avoir visité l'université à laquelle je postule... Et ce n’est pas comme si j’étais certaine de réussir à y entrer un jour…

- Ne t’inquiète pas, Lisa, lui dit une voix masculine derrière elle. Je suis sûr que tu vas y arriver.

Surprise, la jeune fille se retourna pour la deuxième fois. Kevin venait de faire son apparition.

- Ça alors ! s’exclama le garçon en découvrant le visage de Lisa. Tu as sacrément bronzé depuis la dernière fois qu’on s’est vus !

- Haha ! Tu trouves ? demanda Lisa en rigolant. Oui, c’est vrai que j’ai pas mal profité de la chaise longue, au mois d’août.

- Tu es presque aussi basanée que moi, maintenant ! commenta l’hispanique avant de s’asseoir à côté d’Astrid et de l’enlacer par la taille.

- Comment s’est passée ta matinée, mon chéri ? s’informa la blonde.

- Oh, ç’a été. Le réveil n’a pas été trop difficile, vu que je commençais les cours à dix heures et demi...

- Quoi ? Tu n’as que deux cours le matin ? se récria Lisa, abasourdie.

- Eh oui ! On peut dire que ma terminale s’annonce plutôt tranquille, n’est-ce pas ?

- C’est pas juste ! gémit Joey. Cette année, je commence tous les jours à huit heures moins le quart…

- Oui, mais tu n’as plus qu’un cours l’après-midi, si je ne me trompe, fit remarquer Kevin. Moi, j’en ai deux.

- Franchement, je ne sais pas comment vous faites pour avoir des emplois du temps aussi légers…, commenta Astrid. Enfin, j’imagine que ça vous laisse plus de temps libre pour réviser vos tests standardisés… C’est pour quand, votre prochain examen, déjà ?

- Le 7 octobre…, répondit Joey d’une voix morne.

- Oulah ! Ça ne va pas tarder ! Vous vous sentez prêts ?

- Euuh… Ça t’embête si on change de sujet de conversation ? lança Kevin d’un air embarrassé.

- Comme tu veux, répondit Astrid en haussant les épaules. De quoi tu préfères qu’on parle, à la place ?

- De ce qu’on pourrait faire tous les deux ce week-end, par exemple…

- Oh, je sais ! Melina Williams organise une grosse soirée chez elle, samedi. Ça te dirait qu’on y aille ? Lindsey et Alison m’ont dit qu’elles seraient de la partie.

Cela faisait la deuxième fois que Lisa entendait parler de cette fête. Visiblement, plus de la moitié des élèves de Lincoln High étaient au courant de cet événement. Pas étonnant, vu qu’il était organisé par l’une des pom-pom girls les plus populaires du lycée. Lisa pouvait être sûre que tout le gratin des Lincoln Lions serait au rendez-vous : Scott Davis, Jordan Buckley, Jason Rockwell, James Cooper… Une raison suffisante pour ne pas y aller.

- Ça m’a l’air d’être une bonne idée, répondit Kevin. Vous venez, vous aussi ? demanda-t-il à Lisa et Joey.

- Non merci, répondit la jeune fille d’un ton catégorique.

- Sans façon, ajouta Joey. A tous les coups, cette soirée va se transformer en une grosse beuverie, et j’ai d’autres choses à faire de mon samedi soir que de me bourrer la gueule…

- Laisse-moi deviner…, dit Kevin en se tenant le menton pour faire mine de réfléchir. World Of Warcraft ?

- C’est toujours mieux que de finir la soirée complètement torché, à vomir dans la cuvette des WC..., se justifia Joey. Honnêtement, je ne vois pas l’intérêt de boire l’alcool.

- C’est parce que tu n’as jamais essayé !

- Si, justement. Cet été, pour fêter le dernier concert des Midnight Owls au Green Jazz Festival, je me suis laissé entraîner par mon frère et ses amis dans une tournée des bars jusqu’à deux heures du matin… J’en garde un très mauvais souvenir.

- Au moins, tu te souviens de quelque chose, fit remarquer Astrid. Ça veut dire que tu n’as pas dû trop abuser...

Mais Joey déclara fermement :

- Plus jamais je ne recommencerai.

Lisa, de son côté, ne gardait pas non plus un souvenir très glorieux de sa dernière cuite. Cela remontait à l’hiver dernier, lors de la fête organisée chez James Cooper, au cours de laquelle William Flynn avait cherché à sortir avec elle. Une bouteille de bière, un verre d’hydromel et quelques gouttes de vodka-Red Bull avaient suffi à la plonger dans un état second, et elle n’avait pas vraiment apprécié le fait de sentir sa tête tourner et de perdre le contrôle de ses gestes. Depuis, elle n’avait pas touché à la moindre goutte d’alcool, et elle ne s’en était pas plus mal portée.

- Et toi, Lisa ? Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? insista Astrid. Ne me dis pas que tu as déjà prévu de passer ton samedi soir à faire tes devoirs !

- Pour l’instant, non, mais qui sait si je n’aurai pas en fin de semaine une tonne d’exercices à faire pendant le week-end ?

- C’est vrai que tu as encore M. Bates en cours de maths…, observa Joey. Avec ce prof, il faut s’attendre à tout.

A ces mots, Lisa sourit d’un air rêveur. Son ami ne savait pas à quel point il avait raison ! Quand elle repensait à la fois où son prof de maths l’avait invitée à sa table du café Gourmet's pour partager avec elle une part de cheesecake, ou encore à la fois où il l’avait raccompagnée en voiture jusqu’à chez elle… Oui, vraiment, M. Bates était un homme plein de surprises !

Annotations

Vous aimez lire Chaton Laveur ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0