Chapitre 7
Au cours de sa séance de soutien avec Abigail, Lisa découvrit que celle-ci était non seulement une fille sérieuse, mais aussi une élève très appliquée. Elle prenait soin de tracer chacune de ses figures géométriques à la règle et au compas, détaillait chacune de ses étapes de calcul, et notait précieusement sur son cahier les conseils que lui donnait Lisa pour résoudre ses problèmes de maths plus rapidement. Au bout d’une heure et demi, elle était parvenue à saisir la totalité de son chapitre sur les vecteurs et à terminer les quatre exercices qu’elle avait à faire pour le lendemain.
- Ça alors ! s’exclama Abigail d’un air à la fois stupéfait et ravi. Ce n’était pas si compliqué que ça, finalement !
- Je te l’avais bien dit ! Le tout, pour réussir ses exercices, c’est d’avoir correctement assimilé son cours et de connaître ses formules par cœur.
- Merci pour ton aide, en tout cas. Sans toi, j’y aurais certainement passé toute la nuit…
Une odeur alléchante de sauce tomate et d’épices commença à se répandre dans le salon et Lisa entendit aussitôt son ventre se mettre à gargouiller.
- Tu as faim ? demanda Abigail avec un sourire malicieux. Après tout, ça va bientôt être l’heure de manger…, dit-elle en regardant la pendule qui indiquait sept heures et demi. Je pense qu’on l’a bien mérité, n’est-ce pas ?
- C’est vrai, approuva Lisa. Comme le dit l’expression : après l’effort, le réconfort !
Sur ce, les deux jeunes filles se levèrent de table pour se diriger vers la cuisine, où elles retrouvèrent Peter et Mike en pleine préparation du repas. Le premier s’occupait de faire revenir à la poêle de fines lamelles de blanc de poulet, tandis que le second, une canette de bière à la main et une cuillère en bois dans l’autre, remuait de temps en temps les morceaux de tomates, de poivrons et d’oignons qui mijotaient dans une casserole.
- Ah, vous voilà ! s’exclama Peter à la vue de sa fille et de Lisa. Alors ? Vous avez bien travaillé ?
- J’espère qu’Abigail n’a pas été trop pénible, ajouta Mike d’un air espiègle. Elle peut parfois se montrer très longue à la détente quand on lui explique quelque chose…
- Parle pour toi ! répliqua la rouquine. Moi, au moins, je n’ai pas eu que des C en maths pendant ma seconde !
- Moi non plus, je te signale. J’ai eu un D au second trimestre !
- Il n’y a vraiment pas de quoi être fier ! Tu ferais mieux de suivre mon exemple et de prendre des cours de soutien. Ça te permettrait de remonter un peu ta moyenne.
- Pfff, tu rêves ! J’ai autre chose à faire de mon temps libre que de m’infliger des heures de maths supplémentaires.
- Ah oui ? Comme quoi, par exemple ? Aller mettre de la glu sur la chaise des profs ou retirer les piles des télécommandes des vidéoprojecteurs ?
Peter, qui visiblement n’était pas au courant des dernières inventions de son fils, regarda celui-ci d’un air à la fois incrédule et réprobateur. Mike dut se sentir contrarié, car il adressa à sa sœur un regard noir – d’autant plus noir que ses yeux étaient justement maquillés de cette couleur – avant de lui lancer :
- Arrête de dire bêtises et va plutôt mettre la table !
Malgré les chamailleries permanentes des deux frangins, le dîner se déroula dans une atmosphère chaleureuse et conviviale. Lisa n’avait pas l’habitude des repas de famille, elle qui ne mangeait le soir qu’en compagnie de sa mère. Elle eut pourtant l’impression d’avoir déjà été adoptée par ses hôtes, tant ces derniers se montraient affables envers elle. Même Mike, qui au début lui avait semblé assez prétentieux et narquois, se mettait à lui poser des questions pour chercher à la connaître.
- J’ai vu que tu avais cousu quelques écussons sympas sur ton sac, dit-il en versant du Tabasco sur ses enchiladas. Toi aussi, tu écoutes du punk rock ?
- Oui, ça m’arrive encore de temps en temps, répondit Lisa. Même si maintenant j’écoute surtout du metal...
- C’est bien aussi. Il faut savoir varier les plaisirs, comme on dit. Tu connais Killer Lickers ? C’est un groupe californien de punk hardcore, mais qui joue aussi un peu de metalcore. Ça pourrait te plaire... Ils passent au Vixen samedi soir. Je vais les voir avec une bande de potes.
Lisa n’avait jamais entendu parler ni des Killer Lickers, ni du Vixen, et elle ignorait même à quoi ressemblaient le punk hardcore et le metalcore… Ce dont elle était sûre, cependant, c’était que Mike n’irait pas voir le prochain concert des Screaming Donuts, puisque celui-ci avait également lieu le samedi soir.
« Tant mieux » se dit-elle. « Ça leur fera déjà un spectateur en moins. »
Curieuse de savoir si Mike avait déjà eu l’occasion d’écouter les Screaming Donuts, Lisa lui demanda quels étaient ses groupes de punk rock locaux préférés. Parmi tous ceux que le garçon lui énuméra – des Ugly Bastards aux Germs, en passant par Franken Beast et Battallion Of Saints, Lisa n’en connaissait aucun. Même en ayant joué plus d’un an dans un groupe de punk rock, elle se rendit compte qu’elle était beaucoup moins calée que lui en matière de scène underground. Certes, il n’avait pas cité une seule fois les Screaming Donuts, mais ce n’était sûrement pas Lisa qui allait les lui recommander.
- Et les Alternative Tentacles ? s’enquit-elle en lisant l’inscription sur le t-shirt noir du garçon, en dessous de laquelle était représentée une chauve-souris tenant une fusée dans une patte et une croix latine dans l’autre. C’est aussi un de tes groupes préférés ?
- Pas tout à fait, répondit Mike avec un sourire amusé. C’est le nom du label fondé par les Dead Kennedys. Ils font partie des pionniers du punk hardcore et ont inspiré pas mal de groupes plus connus comme Sick Of It All ou Slayer.
Encore une série de noms que Lisa entendait pour la première fois… Décidément, elle était larguée !
- Toi aussi, tu écoutes ce genre de musique ? demanda-t-elle à Abigail.
- Bien obligée ! lança-t-elle en riant. Avec un frère qui ne peut pas s’empêcher de pousser sa sono à fond dans sa chambre, histoire d’en faire profiter toute la maison !
- Oh, comme si tu ne pouvais pas supporter ma musique ! répliqua Mike d’un air outragé. La dernière fois que je t’ai emmenée au concert de Velvet Disaster, tu as bien aimé, non ?
- J’avoue que c’était pas mal. Il faut dire que je ne suis pas très difficile en matière de musique. J’écoute un peu de tout… à part du rap, mais on ne peut pas vraiment considérer ça comme de la musique…
- On est d’accord, acquiesça Lisa avec un sourire entendu.
- Et toi, tu as déjà fait quelques concerts ? s’enquit Mike.
- Un seul…, répondit Lisa en se grattant la tête d’un air un peu gêné.
- C’était quel groupe ?
- En fait, c’était le premier concert que je donnais avec mon groupe de punk rock…, finit-elle par avouer. On a joué en première partie des Kickass Brothers au Cocoon.
- Waouh ! s’enthousiasma Mike. Tu fais partie d’un groupe de punk rock ?
- Plus maintenant, à vrai dire… Le guitariste et le chanteur ont décidé de me virer juste après ce concert, sous prétexte que je ne bougeais pas assez sur scène…
- Quelle excuse bidon ! s’exclama Abigail.
- Tu jouais de quel instrument ? demanda Peter.
- De la basse.
- C’est pourtant le deuxième instrument le plus important pour un groupe de rock, après la batterie..., fit remarquer Mike. Quelle idée de vouloir se passer d’une basse !
- Oh, ne t’inquiète pas pour ça : je n’étais pas plus tôt partie qu’ils m’avaient déjà remplacée par un de leurs potes !
- Ce sont des gars du lycée ?
- Oui, ils sont en terminale. James Cooper à la guitare et Steve Hamilton au chant, précisa Lisa. Je ne sais pas si leur nom te dit quelque chose…
- Si, bien sûr ! se récria Mike. Ce sont eux qui jouent dans les Screaming Donuts, pas vrai ? J’avais été à leur concert à l’Octopus, au mois de juin...
- Ah... Je ne faisais déjà plus partie du groupe, à ce moment-là...
- Ça explique sans doute pourquoi je les ai trouvés aussi nuls, lança Mike d’une voix dédaigneuse. Il n’y avait que le batteur qui relevait un peu le niveau, mais les trois autres ne valaient vraiment rien… Le pire, ç’a été quand la copine du guitariste est montée sur scène pour se mettre à chanter. On aurait dit qu’elle se croyait dans un groupe de pop rock… La musique n’avait plus rien de punk, et j’ai même fini par m’en aller avant la fin, tellement j’étais déçu.
- C’est vrai que c’est un peu bizarre de laisser chanter une pom-pom girl dans un groupe de punk rock…
- Ce n’est pas bizarre, c’est une hérésie !
Lisa se mit à rire. Elle était heureuse de constater que Mike, qui était pourtant un amateur de punk rock, n’accrochait pas à la nouvelle musique des Screaming Donuts. Cela leur faisait un autre point en commun.
- Sinon, toi aussi tu fais de la musique ? voulut savoir Lisa.
- J’aimerais beaucoup, mais mon père refuse toujours de m’offrir une guitare électrique pour Noël...
- Pas la peine de remettre ça sur la table, je ne céderai pas ! déclara Peter d’une voix sans appel. Je n’ai pas envie que tu fasses encore plus de bruit dans la maison !
- Demande peut-être une guitare acoustique..., lui suggéra Lisa. Ça fait un peu moins de bruit et tu peux en jouer dans le jardin…
- Non, il me faut une guitare électrique, insista Mike. Avec ça, je suis sûr de pouvoir rejouer mes morceaux préférés des Dead Kennedys. Et puis, l’objectif, ce serait aussi de créer mon propre groupe de punk rock. D’ailleurs, j’ai déjà une petite idée de qui pourrait me rejoindre à la basse…, ajouta-t-il en faisant un clin d’œil à Lisa.
Le repas se termina à neuf heures et demi dans la joie et la bonne humeur. Lorsqu’elle jeta un coup d’œil à l’horloge de la salle à manger, Lisa fut surprise de remarquer qu’il était déjà aussi tard… Elle avait passé une soirée si agréable qu’elle n’avait pas vu passer le temps ! Elle avait adoré discuter avec Abigail de la vie au lycée, des profs et de leurs cours, des activités extrascolaires et d’autres sujets distrayants, mais c’était avec Mike qu’elle avait eu le plus de plaisir à échanger. Ce garçon, qui décidément lui rappelait beaucoup William Flynn, était un vrai passionné de musique. Avec lui, elle se sentait particulièrement à l’aise, car elle avait l’impression de parler la même langue. La première fois qu’elle l’avait vu à la bibliothèque du lycée, jamais elle n’aurait imaginé que tous les deux s’entendraient aussi bien.
- Il va être temps que je te raccompagne chez toi, annonça Abigail. Je ne voudrais pas que ta mère s’inquiète en ne te voyant pas arriver… Je sais ce que c’est d’avoir un seul parent à la maison, ajouta-t-elle en regardant son père avec un sourire malicieux. Ils ont toujours tendance à vouloir nous couver !
- Sois prudente sur la route, lui recommanda Peter. Fais attention à ne pas rouler trop vite...
- Tu vois ? Qu’est-ce que je te disais ?
- Je crois que papa s’inquiète surtout pour sa voiture ! lança Mike d’un air taquin.
Sur ce, Lisa prit congé de Mike et de son père en les remerciant de tout cœur pour ce délicieux repas.
- Ravi que cela t’ait plu, lui répondit Peter. Avant que tu ne partes, dis-moi juste combien je te dois pour le cours de maths que tu viens de donner à Abi...
- Quoi ? s’étonna Lisa. Mais, euh… Rien du tout, voyons ! Mes cours sont gratuits !
- Sérieusement ? s’exclama Mike. Ma sœur t’oblige à la supporter pendant plus d’une heure et tu ne demandes pas à être payée en retour ?
- Le repas que vous venez de m’offrir est déjà plus que suffisant, assura Lisa.
- Comme tu voudras…, dit Peter en haussant les épaules. En tout cas, c’est très gentil de ta part.
- C’est surtout ce qu’on appelle avoir le sens du sacrifice ! commenta Mike.
Lisa avait beau faire preuve d’un dévouement exemplaire envers ses élèves, elle n’alla cependant pas jusqu’à renoncer à ses propres révisions. Son premier contrôle de maths de l’année ayant été programmé par M. Bates pour le lundi 18 septembre, elle passa son week-end entier à se préparer pour ce grand jour. Malgré le temps splendide qui avait fini par faire son retour, elle préféra rester enfermée dans sa chambre pour relire ses leçons et s’entraîner sur ses exercices de limites et de continuité.
Sa mère, qui avait toujours eu du mal à comprendre comment Lisa pouvait se forcer à travailler autant, considérait désormais cet acharnement comme une perte de temps. D’autant plus qu’elle savait que les révisions de sa fille étaient en ce moment consacrées aux mathématiques, et que la seule évocation de cette matière la mettait particulièrement en rogne.
- A quoi ça sert de réviser comme ça, alors que tu as fini de passer tous tes tests standardisés ? Franchement, je n’en vois pas l’intérêt ! s’exclama Amanda le samedi soir, alors qu’elle venait d’attendre pendant près d’un quart d’heure que sa fille daigne descendre de sa chambre pour le dîner. Tu ferais mieux de relâcher un peu la pression et de profiter de ta dernière année au lycée. Ça passe vite, tu sais !
Contrariée d’entendre sa mère lui rappeler qu’il ne lui restait plus qu’une année à passer au lycée – et donc à voir M. Bates –, Lisa ne put s’empêcher de lui répondre :
- C’est justement ce contre quoi M. Bates nous a mis en garde, l’autre jour : ce n’est pas parce que les tests standardisés sont terminés qu’il faut se la couler douce ! Dans sa procédure d’admission, le MIT demande aussi à ce que les premières notes de terminale soient envoyées.
- M. Bates, M. Bates ! s’impatienta Amanda. Tu n’as que ce nom-là à la bouche ! Si tu crois que c’est en te faisant remarquer avec tes bonnes notes qu’il finira par te demander en mariage, tu te fais de belles illusions !
Le A++ que Lisa réussit à décrocher à son devoir sur les limites et la continuité n’était pourtant pas une illusion. Comme à son habitude, M. Bates n’avait eu besoin que d’une semaine pour corriger les copies de ses élèves. Lisa, qui reçut la sienne en dernier – l’enseignant avait manifestement gardé le meilleur pour la fin – contempla sa note d’un regard émerveillé. Elle tourna les pages de son devoir pour relire ses réponses et parcourir les quelques commentaires que M. Bates avait laissés dans la marge. Au milieu des nombreuses coches qu’il avait griffonnées au stylo rouge se trouvaient parfois des mots comme « Bien » ou « Très bien ». Des appréciations somme toute assez succinctes, mais qui suffisaient à faire le bonheur de Lisa.
- Bien. Je vous laisse regarder la correction chez vous pour voir où vous vous êtes trompés, déclara M. Bates. Aujourd’hui, nous allons attaquer le chapitre sur les dérivées.
Lisa accueillit cette nouvelle avec un grand sourire. C’était l’une des leçons qu’elle attendait avec le plus d’impatience. Connaissant déjà la définition d’un nombre dérivé, elle n’eut aucun mal à résoudre le premier exercice d’application directe qui figurait dans son manuel. Il s’agissait de lire sur la courbe représentative d’une fonction les valeurs de ses dérivées en certains points, grâce aux tangentes qui étaient dessinées dessus. Un véritable jeu d’enfant.
- Qui veut passer au tableau nous corriger l’exercice ? demanda M. Bates, après avoir laissé la classe cogiter pendant dix minutes.
Lisa, qui avait terminé depuis au moins cinq minutes, avait passé le reste du temps à dévorer son prof des yeux et à le regarder reproduire au tableau le graphique imprimé dans son bouquin d’exercices.
- Lisa ? Tu veux bien venir nous présenter tes résultats ?
- Volontiers, répondit aimablement la jeune fille en se levant de table.
Elle se dirigea vers le tableau et s’arrêta à côté de son prof. Celui-ci lui tendit la craie qu’il tenait dans la main gauche. En voulant la prendre, Lisa effleura alors de ses doigts ceux de M. Bates, et elle se mit aussitôt à rougir.
- Merci, dit-elle d’une voix troublée, avant de tourner la tête vers le tableau pour essayer de cacher son émoi.
C’était la première fois qu’elle le touchait ! C’était la première fois qu’elle sentait le contact de sa peau sur la sienne ! Bien sûr, elle ne l’avait pas fait exprès, et cela n’avait pas duré plus d’une fraction de seconde, mais quelle douce sensation ! Elle en était encore toute chamboulée… A tel point que, lorsqu’elle leva le bras pour écrire au tableau, elle vit sa main trembler d’émotion.
« Oh non, il ne manquait plus que ça… » se dit-elle. « Calme-toi. Respire un bon coup et tout ira bien. »
Lisa prit une profonde inspiration et sentit alors le parfum enivrant de M. Bates. Encore plus grisée qu’elle ne l’était déjà, la jeune fille ferma les yeux et expira lentement, comme dans un soupir. Pourquoi diable avait-elle accepté de passer au tableau ?
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