Chapitre 22

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Si chaque année la Saint Valentin faisait le bonheur des amoureux en créant de nouveaux couples ou en resserrant les liens de ceux déjà formés, elle pouvait à l’inverse faire le malheur des célibataires, en particulier de ceux qui, comme Lisa, souffraient d’un amour non partagé. L’indifférence totale de M. Bates à l’égard des chocolats qu’elle lui avait offerts plongea la jeune fille dans un profond désespoir. Certes, si elle ne lui avait pas remis ce cadeau de façon anonyme, elle aurait peut-être eu le plaisir de le voir lui exprimer sa gratitude, mais comment aurait-elle fait pour ne pas risquer de le compromettre ou de provoquer un scandale au lycée ? Non, elle avait pris la plus sage décision. Elle avait simplement été un peu trop naïve pour croire qu’elle pourrait lire sur le visage de M. Bates ce qu’il avait pensé de son cadeau.

A la déception de Lisa s’ajoutait également la jalousie qu’elle éprouvait à la vue de tous ces nouveaux couples que la Saint Valentin avait fait naître et qui se tenaient désormais par la main dans les couloirs du lycée. Des couples parfois totalement inattendus, comme celui de Kim Mayer et de Charlie Henson, qu’elle aperçut un matin en train de s’embrasser devant le parking à motos. Depuis quand ces deux-là se connaissaient-ils ? Eux que tout semblait opposer – aussi bien en termes de look que de caractère –, jamais elle ne les aurait imaginés un jour sortir ensemble...

D’autres couples, à l’inverse, paraissaient beaucoup moins surprenants, comme celui de Scott Davis et de Samantha Jenkins, fraîchement élue capitaine de l’équipe des pom-pom girls du lycée. Scott, qui changeait de copine comme de chemise, avait encore une fois choisi l’une des filles les plus canons de Lincoln High : avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus maquillés à la perfection et son corps de rêve, Samantha aurait très bien pu jouer les mannequins pour un magazine de mode. Convoitant sans doute le titre de couple le plus populaire du bahut, tous les deux ne manquaient jamais une occasion de se faire remarquer en se roulant des pelles interminables, ce qui avait naturellement le don d’exaspérer Lisa. Ecœurée, celle-ci détournait rapidement le regard et s’efforçait d’ignorer ce ridicule étalage de bonheur.

Elle le supportait d’autant moins qu’il lui rappelait cruellement le bonheur qu’elle rêvait de connaître en sortant avec M. Bates. Comme elle serait heureuse si elle pouvait elle aussi l’embrasser sur les lèvres, poser des baisers dans son cou ou simplement lui tenir la main... Hélas, c’était un bonheur qu’elle ne savourerait probablement jamais, pour la seule et unique raison qu’il lui était interdit.

Lisa trouvait cela terriblement injuste. Pourquoi ses camarades avaient-ils le droit de goûter aux joies de la vie amoureuse et pas elle ? Elle était sûre que la plupart d’entre eux ne s’aimaient même pas d’un amour authentique. Rien qu’à regarder Charlie et Kim, elle devinait clairement que ces deux-là n’éprouvaient rien de plus que de l’amitié l’un pour l’autre. Quant à Scott et Samantha, il était évident que tous les deux confondaient le désir et l’amour...

Mais qu’était-ce que l’amour ? Pour Lisa, c’était cette passion dévorante qu’elle ressentait pour M. Bates à chaque instant de la journée, cette véritable obsession qui lui donnait l’impression de le voir à tous les coins de rue quand elle se promenait en ville, qui la faisait penser à lui jour et nuit, et qui l’empêchait parfois de trouver le sommeil quand elle était trop excitée à l’idée de le revoir au lycée le lendemain. C’était aussi ce trouble dans lequel il la plongeait quand il s’approchait d’elle ou qu’il lui adressait la parole. Un trouble qui faisait trembler ses mains et accélérer les battements de son cœur, mais qui laissait bientôt place au plaisir enivrant de se trouver en présence de l’être adoré et de lui parler comme si elle le connaissait depuis toujours. Lisa le vénérait comme un dieu, son admiration pour lui était telle qu’elle dépassait l’entendement… Comment pouvait-on aimer à ce point quelqu’un sans qu’il ne s’aperçoive de rien ?

Pleurant sur son triste sort, Lisa se demandait si ce n’était pas elle qui avait un problème… Pourquoi se sentait-elle toujours attirée par les hommes beaucoup plus âgés qu’elle ? Etait-ce une maladie ? Etait-ce une perversion sexuelle aussi condamnable que la pédophilie ? Elle ne voyait pourtant rien de répréhensible dans la nature de ses sentiments pour M. Bates… Au contraire, son amour était si pur qu’elle le trouvait parfaitement honorable. Peut-être était-ce alors parce qu’elle n’avait plus de père qu’elle recherchait l’affection de son prof de maths ? Après tout, elle avait l’âge d’être sa fille… Mais non, c’était absurde ! Ce qu’elle cherchait en lui n’était pas la figure paternelle qui lui faisait défaut, mais bel et bien le compagnon avec lequel elle souhaitait passer le reste de ses jours.

Ce n’était pas de sa faute si elle avait un faible pour les hommes d’âge mûr. Tous ses camarades de classe lui paraissaient tellement immatures… Non seulement ils se comportaient comme des gamins, mais ils ressemblaient aussi à des gamins. Que pouvait-on trouver de séduisant chez un ado au visage boutonneux qui ne prenait même pas la peine de raser le duvet naissant au-dessus de ses lèvres ? Certes, ce genre de considérations prouvait à quel point Lisa pouvait elle aussi se montrer superficielle, mais elle estimait pour sa défense qu’il n’y avait pas d’amour possible sans un minimum d’attirance physique. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles elle avait refusé de sortir avec Joey : même si tous les deux s’entendaient à merveille, jamais elle n’avait ressenti pour lui le moindre désir. L’autre raison était bien sûr qu’elle n’avait d’yeux que pour M. Bates.

Son amour pour lui était à la fois sa peine et sa consolation. Source de joie mais aussi de tristesse, cet amour lui donnait tantôt l’envie de vivre, tantôt l’envie de mourir. Lisa essayait de surmonter le chagrin que lui causait M. Bates en se réfugiant dans le travail, en particulier dans ses devoirs de mathématiques. Cela pouvait sembler paradoxal, mais c’était précisément la résolution de ses problèmes de maths qui l’aidait le mieux à oublier ses problèmes personnels.

L’autre moyen qu’elle avait trouvé pour y parvenir était de noyer son chagrin dans l’alcool. Elle n’en était pas fière, mais elle avait commencé à boire à l’insu de sa mère, en se servant en cachette dans sa réserve de spiritueux. Celle-ci ne contenait en vérité que trois bouteilles entamées de tequila, de gin et de vodka, qu’Amanda n’utilisait que pour préparer des cocktails lorsqu’elle recevait des invités, mais qui suffisaient largement à apporter à Lisa le réconfort dont elle avait besoin dans ses moments les plus sombres. Il lui arrivait parfois de se verser des quantités plus généreuses que prévu, ce qui la conduisait alors dans un état d’ébriété tel qu’elle finissait toujours par se laisser submerger par les émotions qu’elle tentait justement de refouler. Sombrant dans le désespoir le plus total, elle ne pouvait dès lors s’empêcher d’accentuer son mal-être en écoutant des morceaux de musique lents et mélancoliques, qui ne manquaient jamais de déclencher chez elle de violentes crises de larmes. Ainsi découvrit-elle que, même si elle pouvait avoir l’alcool joyeux pendant les concerts de metal auxquels l’emmenait Mike, elle pouvait aussi avoir l’alcool triste lorsqu’elle buvait toute seule dans sa chambre...

Bien sûr, Lisa veillait à ce que sa mère ne s’aperçoive de rien et tâchait de ne succomber à son désespoir que lorsqu’elle se retrouvait absolument seule à la maison. Le temps qu’Amanda rentre du travail suffisait à sa fille pour sécher ses larmes et enlever le mascara qui avait dégouliné sur ses joues. Le seul indice qui pouvait la trahir était la diminution progressive du niveau des bouteilles d’alcool, qui ne tarderait pas à se faire remarquer...

Il arriva un matin où, ayant tellement pleuré la veille au soir dans son lit, Lisa se réveilla avec les paupières gonflées comme celles d’un poisson rouge. Elle prit peur lorsqu’elle se découvrit dans le miroir. Se reconnaissant à peine, elle préféra ne pas descendre tout de suite prendre son petit déjeuner dans la cuisine où l’attendait sa mère. Inutile de l’inquiéter ou de l’effrayer. Il valait mieux pour elle passer directement à la salle de bains et tenter de camoufler cette affreuse boursouflure avec son maquillage. Heureusement pour elle qu’elle mettait du fard à paupières...

Heureusement aussi que ce matin-là fut celui où Josh Randall et Melina Williams décidèrent de faire leur grand retour au lycée. Absents depuis quatre mois, les deux élèves ne manquèrent pas d’attirer sur eux tous les regards, ce qui permit à Lisa d’éviter toute question embarrassante au sujet de ses paupières dont l’inflammation passa finalement inaperçue. Tout le monde n’avait d’yeux que pour les deux revenants, en particulier pour Josh qui gardait les séquelles de sa tentative de suicide et devait désormais se déplacer à l’aide d’une canne. Ses cheveux jadis teints en blond platine avaient maintenant repris leur couleur châtain naturelle, et étaient coupés moins court que d’ordinaire, probablement pour cacher la cicatrice qu’avait dû laisser la balle ayant traversé son crâne. Melina faisait elle aussi tourner les têtes des curieux, qui se demandaient sans doute comment elle allait réagir lorsqu’elle se retrouverait face à face avec Scott, à cause de qui elle avait cessé de venir au lycée. Les rumeurs disaient en effet qu’elle avait couché avec lui alors qu’elle sortait encore avec Jason, puis qu’elle l’avait accusé de l’avoir violée pour ne pas reconnaître qu’elle avait trompé son petit ami. Lisa, qui ne prêtait guère attention aux commérages, ignorait totalement qui de Melina ou de Scott était en tort. Ce dont elle était sûre, c’était que Melina et Josh s’étaient à nouveau rapprochés durant leur convalescence. Eux qui n’étaient sortis que deux mois ensemble l’année dernière, avant de rompre durant l’été... Ils semblaient aujourd’hui ne pas vouloir se quitter d’une semelle, comme si le fait de rester collés l’un à l’autre les aidait à mieux supporter les regards scrutateurs de leurs camarades.

- C’est bizarre que ces deux-là soient revenus au lycée pile le jour de l’ouverture du procès des parents d’Ashley contre l’école…, commenta Astrid lors de la pause déjeuner. Vous pensez qu’il s’agit d’une coïncidence ?

Ce mercredi 7 mars marquait effectivement le début du procès opposant John et Monica Westbrook à l’établissement qu’ils jugeaient responsable du suicide de leur fille. Cet événement faisait bien sûr la une de la presse locale, en même temps qu’il réveillait au lycée Lincoln de douloureux souvenirs...

- Il paraît que c’est Nils Brown qui va témoigner à la barre en premier, annonça Joey. Je me demande comment il va réussir à expliquer la photo qu’il a prise de Kelly et Ashley en train de s’embrasser sur la bouche…

- Ah oui, celle qui avait circulé au lycée quand on était en première et qui t’avait tant fait fantasmer ! lança Kevin en riant.

Lisa s’estimait heureuse de ne pas avoir reçu de citation à comparaître devant le tribunal. La déposition qu’elle avait faite en novembre lui avait largement suffi, et elle ne tenait pour rien au monde à revivre ce moment particulièrement éprouvant. Elle se demandait d’ailleurs ce que Nils aurait à dire au procès, lui qu’elle avait eu la surprise de croiser à sa sortie de la salle d’audience. Mais ce qu’elle se demandait surtout, c’était si M. Bates avait été convoqué pour plaider en faveur du lycée Lincoln…

Poussée par la curiosité, elle se mit à suivre le déroulement du procès avec une grande attention, lisant tous les soirs le blog du comté de Greentown qui retraçait les temps forts de la journée. Ainsi eut-elle l’occasion d’en apprendre chaque jour un peu plus sur la personnalité supposée d’Ashley Westbrook : loin de redorer l’image de cette triste victime de harcèlement scolaire, la presse ne faisait que ternir davantage sa réputation de fille facile, dressant la liste des multiples partenaires qu’Ashley avait soit disant collectionnés à Lincoln High, de Jason Rockwell à Josh Randall, en passant même par Kelly Melson et Kim Mayer. A croire qu’elle était sortie avec la moitié du lycée...

- Après ça, elle se plaignait que tout le monde la traite d’aguicheuse, commenta Astrid le mardi midi à la cafétéria. Elle était pourtant loin d’être une sainte…

Lisa, elle, ne savait trop que penser de ces révélations. Perplexe, elle s’abstenait de tout commentaire, et se contentait d’écouter en silence la conversation de ses camarades.

- Visiblement, ça n’a pas empêché Mark Collins de vouloir sortir avec elle l’année dernière pour la Saint Valentin ! lança Kevin d’un ton moqueur.

- Ni de se prendre un râteau ! compléta Joey en riant.

Les deux garçons faisaient ici référence aux propos qu’avait tenus Mark au tribunal. Lors de sa déclaration de la veille, il avait en effet expliqué au jury comment il avait proposé à Ashley un rencard au Mollie’s Diner pour la Saint Valentin, et comment la jeune fille l’avait violemment repoussé à table alors qu’il avait simplement cherché à lui tenir la main. Lisa se demandait bien pourquoi Ashley avait réagi de façon aussi brusque… S’était-elle sentie menacée ? Peut-être Mark ne racontait-il pas tous les détails de sa soirée avec Ashley... Peut-être avait-il essayé de lui toucher plus que la main… Pour seule explication, le garçon avait prétendu qu’Ashley l’avait rejeté parce qu’elle ne voulait pas sortir avec lui mais avec son ami Scott Davis, et qu’elle avait uniquement accepté son invitation au diner pour qu’il la branche avec celui-ci. Lisa avait du mal à y croire… Qui, à part une fille sans cervelle comme Samantha Jenkins, pourrait avoir envie de sortir avec une enflure comme Scott Davis ?

Non, la déclaration de Mark semblait vraiment trop louche pour que Lisa puisse y prêter foi… Rien dans son témoignage ne permettait d’expliquer le désespoir qu’elle avait lu sur le visage d’Ashley au lendemain de la Saint Valentin, lorsqu’elle l’avait retrouvée l’après-midi à la bibliothèque pour leur séance de soutien hebdomadaire. Elle se souvenait encore clairement de la manière dont Ashley avait évité de croiser son regard, avant de finir par lui avouer que son rendez-vous au diner ne s’était pas tout à fait déroulé comme elle l’avait souhaité, notamment parce que son Valentin l’avait fait attendre pendant une heure avant de bien vouloir rappliquer. Lisa était alors loin de s’imaginer que le Valentin en question n’était autre que Mark Collins…

- En parlant de Mark, reprit Joey avec un sourire goguenard, vous avez vu ce qui lui est arrivé hier après-midi, à la sortie du lycée ?

- Non, pourquoi ? On a loupé quelque chose ? s’enquit Astrid.

- Ça, c’est le moins qu’on puisse dire ! Une bombe de peinture vert fluo lui a explosé à la figure ! Apparemment, elle était cachée au fond d’un sac de sport qui traînait par terre, à côté de sa voiture…

- Mince, alors ! s’exclama Kevin. J’aurais tellement aimé voir ça ! 

- Moi aussi…, admit Lisa, qui avait passé la plus grande partie de son après-midi au Gourmet’s et qui regrettait d’avoir raté ce spectacle.

- Si vous aviez vu la tête de Mark ! continua Joey en se bidonnant. Son visage était entièrement vert, sauf autour des yeux, parce qu’il portait encore ses lunettes de soleil au moment de l’explosion !

- J’espère qu’il portait aussi son sweat de Harvard ! lança Kevin avec une pointe de malice.

Depuis que Mark avait été admis dans cette prestigieuse université, il ne pouvait en effet s’empêcher de se pavaner dans les couloirs du lycée en arborant fièrement le hoodie bordeaux des étudiants de Harvard. C’était sa façon à lui de montrer à tous l’étendue de sa réussite, comme s’il avait encore besoin de se mettre en valeur, lui qui était déjà président du bureau des élèves et dont le père se présentait aux élections municipales de la ville de Greentown... Lisa ne pouvait supporter l’idée qu’un crétin aussi prétentieux puisse entrer à l’université où M. Bates avait fait ses études… Exaspérée par son arrogance, elle se demandait si elle ne devait pas essayer de lui rabaisser le caquet en se promenant elle aussi avec un pull du MIT, pour lui montrer qu’il n’était pas le seul à avoir intégré une grande université.

- Malheureusement, il avait gardé les vêtements qu’il avait mis le matin pour aller témoigner au tribunal…, répondit Joey, ce qui causa une certaine déception chez ses camarades. N’empêche que le vert fluo ressortait particulièrement bien sur sa belle chemise blanche !

- J’imagine qu’il devait être furieux…, commenta Astrid, avant d’ajouter d’un air songeur : Je me demande qui a pu lui faire une telle blague…

Lisa, elle, ne tarda pas à le deviner. Lorsqu’elle se rendit à la bibliothèque dans l’après-midi, elle eut la surprise de voir Mike débarquer en compagnie de Nils Brown. Tous les deux arboraient fièrement le même t-shirt noir sur lequel était écrit en lettres rouge sang le mot « Connards », ce qui ne manqua pas d’attirer sur eux tous les regards. Tandis que Nils filait droit vers les PC en libre service, Mike, lui, remarqua la présence de Lisa assise à sa table habituelle, et s’empressa de venir la saluer.

- Hey Lisa ! Toujours fidèle au poste, à ce que je vois ? lança le garçon, qui avait également constaté que M. Bates se trouvait au fond de la salle et qui ne put s’empêcher de faire un clin d’œil complice à son amie.

- Salut Mike, répondit celle-ci d’un air un peu embarrassé. Qu’est-ce que tu fais ici ? Je croyais que tu étais banni de la bibliothèque…

- Plus maintenant ! s’exclama joyeusement Mike. Ma condamnation a pris fin la semaine dernière. Je peux de nouveau franchir les portes de la bibliothèque en toute impunité !

- Même avec un t-shirt aussi provoquant ? s’étonna la jeune fille. Je doute qu’il soit du goût de la documentaliste…

- Bah ! Je ne suis pas le seul à le porter ! rétorqua Mike en faisant un petit mouvement de tête en direction de Nils, qui s’était déjà installé derrière un écran d’ordinateur. Si ça ne plaît pas à la documentaliste, elle n’aura qu’à nous virer tous les deux ! Mais je suis sûr qu’elle n’osera pas mettre à la porte un élève aussi sérieux que Nils...

- Depuis quand est-ce que tu traînes avec lui ? ne put s’empêcher de demander Lisa, qui avait du mal à comprendre comment deux garçons à première vue si différents avaient réussi à sympathiser.

- Depuis que M. Carver nous a tous les deux obligés à suivre son cours débile sur la maîtrise de soi et le développement personnel…

- Waouh ! Je ne savais pas que M. Carver donnait un tel cours...

- Il reste encore de la place, si tu veux nous rejoindre !

- Non merci. Une heure d’anglais par jour avec M. Carver me suffit déjà largement. Pas la peine de me l’infliger plus longtemps.

- J’imagine que s’il s’agissait d’un autre prof, tu ne dirais pas non, n’est-ce pas ? lança alors Mike d’une voix malicieuse.

Paniquée, Lisa regarda nerveusement autour d’elle pour s’assurer que personne n’avait entendu son ami. Hélas, la plupart des élèves avaient toujours les yeux braqués sur Mike et sur son t-shirt excentrique, et même M. Bates s’était mis à l’observer avec curiosité.

- Je… Je ne vois vraiment pas de qui tu veux parler…, balbutia Lisa en rougissant subitement. Et si tu allais rejoindre Nils ? Je suis sûre qu’il t’attend pour travailler sur je ne sais quel devoir que vous a donné M. Carver…

- Oh, ça ne risque pas ! s’exclama Mike dans un bref éclat de rire. M. Carver a beau nous proposer des exercices stupides durant ses cours, il a au moins le mérite de ne pas nous donner de devoirs à faire à la maison. Non, je pense plutôt que Nils m’attend pour commenter le dernier article du blog sur le procès des Westbrook contre le lycée Lincoln… Rien qu’à voir la tête qu’il fait, je devine déjà que ce qu’il est en train de lire ne lui plaît pas…

- Ah, vous aussi vous lisez ce blog ? s’enquit Lisa. Je me demande si tout ce qui y est écrit est vrai…

- Clairement, les propos qu’a tenus Mark hier au tribunal n’étaient qu’un ramassis de mensonges ! Comment peut-il nous faire croire qu’Ashley avait flashé sur Scott et que c’est la raison pour laquelle elle a violemment repoussé Mark par terre au moment où il a cherché à lui tenir la main ? Il nous prend vraiment pour des idiots ! N’importe quelle personne douée d’un peu de bon sens pourrait se douter qu’il n’a pas voulu uniquement lui toucher la main. Après ça, il prétend que son seul souci en tant que président du bureau des élèves est le bien-être des lycéens… Quel hypocrite ! Il a bien mérité ce qui lui est arrivé hier après-midi. 

- Tu veux parler de la bombe de peinture vert fluo qui lui a explosé au visage ?

- Oui, tu l’as vu ? se récria Mike d’un air surexcité.

- Non, mais j’en ai entendu parler...

- Dommage. Tu as vraiment raté quelque chose !

- J’imagine que tu étais aux premières loges…

- Pas tout à fait. A vrai dire, j’étais plutôt en train de me planquer derrière un arbre pour ne pas que Mark me voie…

- Attends…, fit Lisa, pas sûre de bien comprendre ce qu’insinuait son ami. Ne me dis pas que c’est toi qui…

Mais la jeune fille ne termina pas sa phrase, prenant soudain conscience de la gravité de ce qu’elle venait de découvrir : évidemment, il ne pouvait y avoir que Mike pour jouer un aussi mauvais tour à Mark !

- Moi et Nils, compléta le garçon avec un sourire amusé.

- Nils ? répéta Lisa d’un air ahuri. Tu l’entraînes dans tes bêtises, maintenant ?

- Pour tout te dire, c’est lui qui a eu l’idée en premier. Je n’ai fait que la mettre en pratique. 

- Ça alors… Jamais je n’aurais cru ça de Nils…

- Il ne faut pas se fier aux apparences, comme on dit ! lança alors Mike, avant de prendre congé de Lisa pour retrouver son nouvel ami et lire avec lui le dernier article du blog du comté de Greentown.

Celui-ci, comme Lisa le découvrit dans la soirée, était consacré au témoignage de Jordan Buckley. A la surprise générale, l’athlète des Lincoln Lions avait révélé lors du procès qu’Ashley et lui s’étaient fréquentés en secret durant l’été précédent, et avaient même eu de très nombreux rapports sexuels. Lisa, qui avait déjà du mal à s’imaginer comment un tel idiot avait réussi à sortir avec Ashley, n’arrivait décidément pas à comprendre pourquoi celle-ci avait bien pu accepter de coucher avec lui. Et dire qu’au fond elle avait toujours pensé qu’Ashley était restée vierge… Quelle naïveté !

Désormais, elle se demandait avec une pointe d’inquiétude si elle n’était finalement pas la seule fille du lycée à n’avoir jamais eu de relation sexuelle… Elle en venait presque à regretter de ne pas avoir dit oui à l’un des trois garçons qui lui avait proposé l’année dernière de sortir avec lui : qu’il s’agisse de Will, d’Andrew, ou même de Joey, au moins, cela lui aurait fait une expérience... Pourtant, plus elle y repensait, moins elle voyait comment elle aurait pu coucher avec l’un d’eux sans se sentir coupable. Non, il n’y avait qu’un seul et unique homme avec lequel elle avait envie de perdre sa virginité, et cet homme s’appelait Harold Bates.

Que pensait-il de toutes ces histoires au sujet d’Ashley Westbrook ? Elle et Jordan Buckley avaient été ses élèves pendant plus d’un an… S’était-il douté du lien très spécial qui les avait unis l’été dernier ? D’après ses dires, Jordan avait tenu à garder secrète sa relation avec Ashley, afin d’éviter les commérages et de ne pas salir davantage la réputation de la jeune fille. Sans doute avait-il aussi cherché à se protéger lui-même des ragots, en particulier de ceux de ses camarades des Lincoln Lions qui, maintenant qu’ils connaissaient toute la vérité, ne se gênaient pas pour se payer sa tête.

Inutile de préciser à quel point le cours de maths du lendemain après-midi fut animé. Lorsque les élèves de la classe de M. Bates virent Jordan Buckley faire son entrée dans la salle, tous les regards se tournèrent vers lui, et même son meilleur ami Scott Davis ne put s’empêcher de l’accueillir avec un sourire goguenard.

- Ça pour une surprise, Jordy ! Je ne m’attendais pas à te voir ici ! s’exclama le sportif d’un air moqueur. Tu n’as pas d’autres filles à aller déflorer, cet après-midi ?

Jordan s’efforça d’ignorer la remarque de son camarade et s’assit à la table voisine, avant de déballer ses affaires sans mot dire.

- Aujourd’hui, nous allons continuer le cours sur les lois de probabilité discrètes, annonça M. Bates qui, lui aussi, semblait faire comme si de rien n’était.

Son visage impassible ne laissait rien deviner de ce qu’il pensait du procès. C’était à se demander s’il suivait vraiment son déroulement… Lisa l’avait pourtant vu plusieurs fois au Gourmet’s en train de lire attentivement la gazette locale, dont la une était toujours consacrée à l’affaire Ashley Westbrook. Si ce qu’il apprenait dans ce journal l’étonnait ou le scandalisait, il n’en laissait en tout cas rien paraître en classe, ce qui rappelait finalement à Lisa l’indifférence dont il avait fait preuve après avoir découvert son cadeau de Saint Valentin.

A défaut de pouvoir lire sur le visage de son prof le moindre signe trahissant son point de vue sur le procès, Lisa se contenta de l’admirer en silence. Son coude posé sur la table et sa joue appuyée contre la paume de sa main, elle le contempla d’un air rêveur pendant qu’il écrivait au tableau la définition de l’espérance mathématique. Le dos tourné, M. Bates était loin de se douter du regard de braise avec lequel la jeune fille l’observait, encore moins des pensées fatalistes qu’il faisait naître dans son esprit tourmenté.

La nature des sentiments qu’elle éprouvait pour lui la plongeait dans une mélancolie proche de la torpeur. Certains disaient que l’amour rendait plus fort, mais pourquoi avait-elle justement l’impression du contraire ? Chaque jour, elle se sentait plus abattue que la veille à l’idée qu’elle ne pourrait jamais connaître la joie de vivre une idylle avec M. Bates. Toute relation charnelle comme celle qu’avaient pu avoir Ashley et Jordan lui semblait impossible entre elle et son prof, alors même qu’elle brûlait de désir pour lui… Alors même qu’elle mourait d’envie de poser ses lèvres sur son cou, pour l’embrasser tendrement et s’enivrer de son parfum...

Pourquoi était-elle attirée par cet homme inaccessible ? Etait-ce précisément le fait qu’il soit hors de sa portée qui l’attirait à ce point ? Voyait-elle une sorte de défi à relever en cherchant à sortir avec lui ? Non, elle n’avait pas choisi de l’aimer pour ces raisons saugrenues. En vérité, elle n’avait même rien choisi du tout ! L’amour s’était imposé à elle sans qu’elle puisse le contrôler. Elle ne pouvait s’expliquer clairement ce qui la fascinait autant chez M. Bates… D’un point de vue purement objectif, il n’avait en réalité rien d’un apollon. Il était physiquement loin d’être parfait, avec ses cheveux qui commençaient à blanchir au niveau de ses tempes et au-dessus de sa nuque, les trois petits boutons qu’il avait sur le menton et sur la joue gauche, et ses grosses lunettes rondes en écailles de tortue. Et pourtant, pour Lisa, il était beau comme un dieu ! Elle le trouvait tellement beau qu’elle ne put d’ailleurs s’empêcher de pousser un profond soupir de langueur en le contemplant...

Alors qu’elle avait déjà eu l’occasion de constater à quel point elle pouvait avoir l’alcool triste, elle se rendait désormais compte qu’elle pouvait également avoir l’amour triste. Sa passion pour M. Bates, qui jadis la transportait de joie et la remplissait d’espoir en l’avenir, la faisait maintenant sombrer dans le découragement le plus total. Plus elle voyait se rapprocher la date tant redoutée de la fin des cours, plus elle se sentait perdue et désemparée… Elle avait l’impression d’avancer malgré elle vers un gouffre sans fond, vers un trou noir qui l’engloutirait à tout jamais… Pourquoi avait-elle le pressentiment que son amour la conduirait à sa perte ? Pourquoi n’arrivait-elle pas à se soigner de cet amour qui la rongeait comme une maladie incurable ? Sans doute était-il trop tard pour guérir… Sans doute était-elle déjà condamnée.

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