2- Confrontation et danger

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Yrdho avait obtenu ce qu'il cherchait : des écailles de sirènes, ingrédient indispensable pour un élixir anti-rides que sa promise convoitait depuis quelques jours. Maintenant, du haut de ses dix-huit ans, il se terrait dans le dos de son père dans le palais royal des Magenta, entouré de deux mains de mages royaux. Orck obtint, en plus de la satisfaction de ses bas instincts de voyeur, une noyade dans une bulle d'eau gelée, un mois plus tard. Et moi ? J'étais sur le point de découvrir mon cadeau. J'avais accepté de venir tester mes compétences de désamorçage de pièges magiques dans la case du plus grand mage d'eau d'Eresia.

Mais aurais-je dû ‒ aurais-je pu ‒ donner une réponse négative à la demande ‒ à l'ordre ‒ de mon futur souverain de l'assister dans sa mission de chevalier servant sa dame ? Aurais-je dû le laisser partir seul avec Orck, permettant ainsi à ce dernier de prendre des points de plus dans le cœur d'Yrdho III, lui permettant d'ici quelques décennies de devenir le prochain Magister d'Eresia ? Je n'étais coupable que d'avoir cédé à mon sens du devoir. Rien de plus.

"S'il vous a vraiment tout expliqué", dis-je avec aplomb, dents serrées, "je ne sais pas ce que vous faites ici, au lieu de partir vous occuper du véritable responsable de cette tragédie.

— Je voulais savoir si tu avais pu trouver la seule faiblesse de l'eau."

Je ne répondis rien. Depuis près de quarante-huit-heures je n'avais pas dormi. J'avais lu une bonne centaine de manuscrits du dernier étage de la bibliothèque de l'école, et tout ce que j'avais pu obtenir de mes lectures était que ce fameux cinquième élément ne pouvait s'utiliser à son potentiel maximum que deux fois, et qu'il était le seul et unique lien entre les quatre autres éléments. Je savais que le sang était le meilleur catalyseur pour renforcer un sort, mais en échange, on perdait une partie de son espérance de vie. J'étais en train de faire des expériences élémentaires en liant mon sang avec mes sorts ‒ au stade où j'en étais, quelques années de plus ou de moins n'avaient plus la même importance qu'avant ‒ quand j'entendis une explosion mouillée, quelques minutes plus tôt ce soir.

Mon père avait congédié tous nos serviteurs depuis que je lui racontai mon aventure chez Bethpeor avec le fils du roi et Orck, pour limiter les dégâts au minimum. Il me lança un sort de non-détection magique basique, efficace tant que je n'utilisais pas aussi de magie. Je le rompis ce matin en rentrant chez moi, épuisé de me cacher, avide de découvrir au plus vite le secret de cette seule faiblesse des sorts aqueux de Bethpeor. Il ne m'en laissa pas le temps.

"J'en conclus à ton silence que la réponse est négative. Dommage. J'aurais donc dû te tuer dans la bibliothèque, au lieu de te laisser venir chercher secours chez mon vieil ami Malachi.

— Vous saviez donc où j'étais ?

— Bien sûr. Les avantages d'être né dans les bas-fonds avant de se hisser aux plus hautes sphères du pouvoir est qu'on a des connexions. Tu n'as pas idée de la taille de mes connexions parmi la plèbe qui vous sert, mon garçon."

Mortifié, je maudis ma cécité à une telle évidence. C'est comme ça que Bethpeor dut remonter jusqu'à Orck. Ce dernier flirtait avec deux jolies servantes de la maison de son père, et il avait dû laisser fuiter quelques indiscrétions sur notre visite nocturne chez Bethpeor. L'idiot.

"Je n'ai rien fait, répétai-je avec moins de conviction.

— En effet, tu n'as rien fait. À part participer à la mort de ma femme."

J'incantai rapidement de la main gauche, brouillant les pistes sur l'origine de mon sort en agitant mes cinq doigts, alors qu'un seul doigt traçait la connexion entre les points de pouvoir que mon esprit généra devant moi pour matérialiser le sort. Voiler le motif de son sort jusqu'au bout permettait de garder l'effet de surprise, indispensable si on ne voulait pas subir de contre-sort. La flamme du chandelier explosa près de mon maître, projetant de grandes langues de flammes un peu partout dans la pièce. Bethpeor grogna, sa robe en feu, et se mit à incanter des deux mains. Je saisis une des grandes langues de feu de la main gauche et la brûlure me mordit. J'avais oublié de lancer un sort d'exclusion calorifique sur ma main, et j'en payai le prix. Je me rattrapai en enchainant deux sorts ‒ l'exclusion calorifique et l'expansion calorifique ‒, alors que l'immense rugissement de la lame de fond de mon maître me parvenait, remontant les escaliers. Une flamme orangée brûlant comme le foyer d'un bûcher dans ma main gauche, je l'utilisai pour fendre la lance de glace au plus près de mon omoplate, puis fit volte-face et plongeai à travers le bois de la fenêtre de ma chambre, près de quatre mètres au-dessus de la cour arrière de la maison. Dans les airs, la lame de fond me percuta, étouffant la flamme de ma main, me précipitant sur les pavés que je heurtai épaule gauche la première ‒ j'entendis un craquement ‒ avant que mon crâne ne frappe aussi le sol.

Quand des étoiles cessèrent de danser dans le ciel au-dessus de moi, je me relevai. Trempé, réprimant mes grelottements, le nez coulant morve et sang, ma clavicule gauche luxée ‒ ou fracturée ‒, je devais faire peine à voir. J'avais encaissé une vague de plus de deux mètres de haut, arrivant à la vitesse d'un cheval au galop au moins ‒ vu la puissance de l'impact ‒, et d'une capacité minimale d'un petit lac.

Un bon mage d'eau pouvait au mieux incanter la moitié de cette quantité d'eau, sans source d'eau visible autour de lui. Tout était une question d'affinité, et j'avais pris soin de rendre la quantité d'humidité à l'étage aussi basse que possible ‒ avec les chandeliers de la maison et un sort de liaison sanguin qui rendait l'air chaud et sec dans la maison ‒, pour me prémunir contre de telles attaques. Je ne comprenais pas comment mon maître avait pu rassembler autant d'eau en si peu de temps.

Un rugissement perça le silence de ma chambre. Mon maître sortit de l'ouverture où se trouvait ma fenêtre quelques instants plus tôt et lévita jusqu'au sol. Une fois arrivé, sa bulle s'affaissa. Il incanta d'un geste fluide de la main gauche et sa robe trempée perdit toute trace d'eau, l'excédent s'écoulant en une averse sourde et brève à ses pieds, dans la grande flaque qui ornait la cour depuis ma chute.

"Je suis un Idaïna Na Shinja. La signification de ce nom lidurien est très longue en Eresien.

— Le sourcier d'eau", murmurai-je. Bethpeor sourit. Pendant mes recherches, j'avais lu ce nom sur quelques parchemins. Il désignait un sourcier d'eau. Ce mage suprême, maître des eaux, apparaissait d'habitude en Lidurie, dans la royauté de la cour des sirènes et tritons. Le dernier humain né Idaïna Na Shinja avait vécu il y a plus de quatre siècles. Il pouvait "mouiller le feu, geler le vent et noyer la terre". Chaque élément avait son maître suprême, mais je ne savais pas que l'un d'eux vivait en Eresie. Ni qu'il était humain. Ça expliquait ce mariage tabou avec la fille de la reine des sirènes, qui avait provoqué un tôlé dans la noblesse Eresienne et Lidurienne, au grand dam des deux souverains qui arrangèrent le mariage. Il n'y avait plus eu de mariage inter-espèces entre un Eresien et une créature magique depuis près d'un siècle, et les deux mariés de l'époque étaient d'une famille royale. La vague de protestation écarta Bethpeor du titre de Magister, au profit de son rival, au sang noble.

"Tant de leçons que j'aurais aimé t'enseigner. Hélas. Ce que je vois jusque-là me déçoit. Une seule personne peut donc s'opposer à moi dans ce royaume.

— N'en soyez pas si sûr", dis-je. De la main droite, j'incantai le plus vite que je le pouvais, et Bethpeor essaya pour une fois de riposter. Il avait dû voir mon léger coup d'œil à ses pieds, alors qu'il s'avançait vers moi pendant sa parade. Au moment où je terminai mon incantation, quatre lances de glace fusèrent vers moi. Des ronces de Numandie se dressèrent avec un murmure outré des pavés dans un rayon de trois mètres autour de Bethpeor ‒ ralentissant au passage les lances ‒ et se refermèrent en un instant sur leur cible. Les lances cessèrent leur course à moins de deux pas de moi. L'une d'elle m'aurait perforé le foie. Je relâchai enfin mon souffle et poussai un cri euphorique, alors que le cimetière végétal continuait de croître à une vitesse irréelle, au rythme que le sort aqueux de Bethpeor invoquait l'eau de la cour.

Ça m'avait pris près de quatre bonnes heures pour élaborer ce piège magique, cinq jours plus tôt, dès que j'appris la mort d'Orck et qu'Yrdho refusa de plaider en ma faveur pour que son père me protège aussi avec les mages royaux. J'y pensais depuis des années, après avoir su que même le Magister craignait Bethpeor. Si le meilleur mage actuel du pays craignait l'eau, je me devais, du haut de ma dernière année en académie magique, de créer un sort capable de neutraliser mon maître, me permettant de supplanter mon modèle.

Le piège fonctionnait comme une spirale sans fin. Plus on invoquait de l'eau en aide, plus les ronces de Numandie croissaient. Elles poussaient en abondance dans les terres les plus désertiques du royaume de Numandie, et les voyageurs qui arpentaient ces lieux se nourrissaient de leurs tubercules ‒ appelées ignames Numa ‒ pour s'abreuver, les racines épineuses empêchant toute oasis de prospérer dans ces régions. Leurs épines de la taille d'un auriculaire étaient aussi solides que des aiguilles, et tout aussi acérées. J'avais vendu la moitié de mes bijoux pour acquérir la quantité de ronces indispensable pour mon piège, et je combinai plusieurs sorts sur les plantes pour les rendre capables d'absorber, une fois libérées de leur prison de terre, toute trace d'eau dans l'air ou sous terre. Elles transmettaient cette eau aux tubercules qu'elles abritaient à des mètres sous le sol, et qui leur servaient de réserves pour les temps difficiles. Je ne voyais plus mon maître, noyé dans ce buisson végétal et mortel.

"Plus vous essaierez d'invoquer de l'eau et plus les ronces absorberont l'eau. Elles sont aussi faites pour rechercher toute forme de vie remplie d'eau dans leurs parages, excepté moi, bien sûr. Une fois la source trouvée, elle la transperce et s'abreuve du liquide précieux. Je n'ai pas pu trouver votre fameux cinquième élément, mais j'ai trouvé une des failles à un de vos sorts préféré : la création aqueuse. Il fallait juste un sort de terre assez rapide pour vous empêcher de manipuler l'eau que vous attirez dans vos parages. Sans eau, pas de sort. Pardonnez-moi, maître. Je ne veux pas mourir pour un crime que je n'ai pas commis.

— Impressionnant."

Je frissonnai. Devant moi, les ronces s'ouvrirent avec une réticence visible. En leur centre, Bethpeor, la robe en lambeaux, souriait, paisible. Le chagrin de sa perte récente devait l'avoir rendu insensible à la douleur, car des égratignures zébraient son visage. Les ronces avaient dévoilés plusieurs pans de sa peau sombre en déchirant sa robe, révélant une silhouette maigre, insuffisante dans les lambeaux de sa grande robe noire.

"J'ai perçu le piège dès que j'ai atterri. Je ne savais pas comment il fonctionnait. Je savais quand même qu'il était basé sur la magie de terre. Ma seule faiblesse. En théorie. Ta surprise méritait que je la goûte, mais voilà…"

Un fouet de ronces de cinq mètres s'éleva dans les airs et s'abattit sur moi. Je poussai un cri et m'effondrai sur le pavé, blessé jusqu'à l'os. Épuisé. Mortifié. Les ronces m'avaient déchiqueté de la base du cou jusqu'à la cuisse droite, en une diagonale qui ripa contre ma chair en un océan de douleur qui oblitéra mes sens un instant. Je n'avais jamais été fouetté de ma vie, aussi je vivais ma nuit la plus douloureuse depuis ma naissance.

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