Klüg - 1.2

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— Hum… fit Ovidius.

Il fulminait, il tentait de garder pour lui sa colère, mais les plis qui déformaient son visage se voyaient être plus qu’apparents. Il avait la mâchoire serrée.

— Ces fous me traînent dans la boue et critiquent les choix de notre assemblée. Mes décisions. C’est tout à fait inacceptable.

— Pour sûr Majesté, répondit sans perdre de temps le Baron Kardoff. Ils se montrent particulièrement grossiers envers votre personne. Il s’adresse à vous en tant que maître ou despote sans vous donner votre titre ou le respect qui vous est dû.

— Je le sais Baron…

— A-t-on jamais vu un homme ne pas faire étalage de ses opinions si on lui en accordait l’occasion ?

— Tout ceci est bien vrai conseiller. J’ai desserré la bride envers mes sujets. J’ai dispensé plus de liberté que mon père ou mes prédécesseurs à ces odieux gratte-papiers de la presse et pour qu’elle récompense. Des critiques et rabaissements toujours plus nombreux ou offensants.

Ovidius s’étouffa presque d’énervement, une veine proéminente faisait son apparition sur sa tempe.

— Je n’aurais pas dû vous écouter Klüg. Jamais je n’aurais dû plier face à mes sujets. Oh non !

— La démarche était louable et bénéfique, en un sens.

— Et lequel ?

— Vos sujets les plus importants ont pu voir que vous étiez un homme capable de faire preuve de… retenue (Klüg avait soigneusement cherché ses mots).

Ovidius bondit de sa chaise avec autant de grâce qu’un bovidé.

— Au diable ces faiblesses, s’insurgea-t-il en frappant la table de son poing.

— Du calme Majesté.

La réaction glaçait le sang du Baron Kardoff qui fixait avec peur le conseiller impérial qui se permettait d’apaiser leur maître.

— Vous avez fait un geste envers vos sujets, dit Klüg. Vous vous êtes conformé à l’usage. Bien que le résultat soit affligeant, nous avons au moins le plaisir de pouvoir apercevoir les brebis galeuses du troupeau. C’est tout de même positif pour nous.

Ovidius s’écrasa lourdement sur sa chaise, il buvait les paroles de Klüg.

— Dites-moi conseiller, ces feuilles de chou sont-elles les seules publiées ces derniers mois.

Klüg hésita un instant, mais le moindre signe de faiblesse ne pouvait être permis. Pas en face d’un tel être sanguinaire.

— Non bien sûr (il sortit un ultime quotidien qu’il tendit à Sa Majesté).

— Je le savais…

Quand Ovidius eut fini de décortiquer les dernières nouvelles qui lui avaient été confiées, il respira comme un Dorägnon avant d’échanger à nouveau avec son conseiller.

— Voilà qui est intéressant, Klüg. Figurez-vous que j’ai pu lire cela le jour de sa parution.

Le conseiller grinça des dents.

— On m’avait déjà rapporté ces dires fallacieux. Cette outrecuidance ne semble chercher qu’à me rabaisser face à mon bon peuple. À me blesser personnellement.

— Cela ne peut être permis Majesté.

— Vous devriez cultiver la science de la retenue et réfléchir à vos propos Baron. Laissez donc les hommes parler.

Le Baron Vadim Kardoff moucher, se renfrogna sur sa chaise, baissant la tête comme un enfant réprimander.

— Il va falloir à nouveau sévir Klüg, où la population va oublier qui les dirige.

— Ce sera fait Majesté.

— Bien ! s’exclama Ovidius. Cette discussion m’a mise en appétit !

Les grosses mains de l’Empereur saisirent la petite cloche dorée qui siégeait à côté de la sculpture d’Aldius et la fit sonner. Le son pur résonna dans la pièce et il ne fallut pas attendre longtemps pour voir la porte d’entrée s’ouvrir.

Trois servants firent leur apparition. Ils portaient chacun d’impeccables assiettes de porcelaine ou des plats exquis laissaient leur fumet appétissant supplanter l’encens de la salle. Ils déposèrent le repas de Sa Majesté qui se léchait déjà les babines. L’un d’eux eut la difficile tâche d’enfiler une serviette au cou de l’Empereur qui les congédia énergiquement après leur besogne accomplie.

Ovidius fit un signe comme pour proposer un encas à ses visiteurs, ce qu’ils refusèrent bien volontiers. L’Empereur fixait Klüg et quand les serviteurs s’éclipsèrent, ce fut une tout autre chose qui fut apportée aux trois hommes.

Deux gardes d’Onyx amenèrent un captif, le grisonnant personnage sanguinolent après son passage obligatoire dans les geôles du palais était traîné par ses tourmenteurs. Ovidius mangeait avec avidité tel un affamé. Il ne fallut pas longtemps à Klüg pour reconnaître la figure du malheureux que l’un des gardiens tira par les cheveux pour révéler son visage.

Le directeur du dernier journal donner à Sa Majesté était là, à la merci de l’homme qu’il avait tant dénigré sur les pages de sa gazette. Ovidius essuyait ses lèvres à présent toutes grasses et toussa pour prendre la parole :

— Je suppose que vous identifiez tous deux cette « brebis galeuse »…

Klüg fit oui de la tête, suivie du Baron Kardoff.

Ovidius rigola d’une manière bien mauvaise.

— Alors, faites honneur à votre hôte. Prouvez-moi votre bonne volonté et débarrassez-moi de cette engeance du caniveau.

Un moment de silence naquit, Ovidius grattait ses dents ou un bout de poulet s’était logé.

Kardoff figé comme une statue ne savait que faire, trop effrayer de ce que sa moindre action pouvait causer. Klüg souffla, se mit debout, et se dirigea vers les deux gardes au masque angoissant.

Klüg allait se saisir du sabre qui reposait dans le fourreau d’un des soldats quand Sa Majesté le stoppa.

— Non, non non, mon cher tenez voir. Laissez-moi vous donner de quoi pourvoir à votre office.

L’Empereur de son bras tendu offrait son couteau de table fraîchement utilisé au conseiller. Klüg le rejoignit et empoigna le couvert par sa lame. Au premier coup, Ovidius ne le lâcha pas et sur le gras du tranchant, Klüg manqua d’échapper le couteau. Puis l’Empereur le lui céda.

Avant que Klüg ne se porte à la future victime, Kardorff se fendit d’une réaction.

— Ici Majesté, vous êtes sur ?

— Oui.

La réponse était simple, sèche et agressive.

La voix du Baron était, elle, glacée, chevrotante. La peur le tenaillait.

Face au prisonnier, Klüg observa le regard empli de crainte et de douleur du malheureux. Il se trouvait à la merci de ses bourreaux. Les gardes d’Onyx maintenaient fermement agenouillé le journaliste. Sa respiration était haletante, il ne pouvait quitter des yeux la lame dans les mains du conseiller impériale. Elle reflétait son visage empoisonné par la peur.

Klüg saisit avec force les cheveux du prisonnier et se mit à l’œuvre.

Sa tâche ne fut pas aisée. La lame, peu aiguisée, ne fit pas céder aisément la chair du journaliste. Le conseiller dut s’employer à forcer comme il pouvait l’acier dans le cou de sa victime. C’était comme mettre un animal à mort. L’homme ballonné ne parlait pas, il gémissait juste. Les gardes d’Onyx malgré son agitation le tenaient immobile d’une poigne de fer. Puis la lame trancha la peau de l’homme en s’y plongeant totalement. Le sang commença à gicler.

Les yeux du malheureux étaient cette fois emplis de fureur. De haine pour Klüg qui lui ôtait douloureusement la vie. La tâche difficile exigea de grands efforts au conseiller qui finit de tuer le pauvre journaliste au bout d’un acharnement plus que conséquent. Les deux gardes sentant les forces quitter leurs prisonniers le lâchèrent lourdement au sol. Le cadavre rebondit sur le parquet laqué dorénavant couvert de sang tout comme le visage de Klüg.

L’Empereur qui avait continué à manger avec ses doigts et sa fourchette suçait le gras qui les tachait et fit signe à son conseiller de le rejoindre. Le sang sur la lame ne gêna nullement Ovidius qui se saisit à nouveau du couteau pour manger. Le sang se mélangeait au jus de la viande.

Les gardes d’Onyx, voyant Klüg regagner sa place sur son siège en passant un mouchoir sur son visage maculé de pourpre, se mirent à lever le corps et le tirer hors de la pièce. Ils laissèrent une traînée écarlate sur le plancher. Ovidius les arrêta une fois arriver à sa hauteur.

— Amenez-le aux chenilles. Ne gâchons pas de la viande fraîche. Elle m’a l’air un peu dépassée, mais nos Vandryiens* ne s’en plaindront pas.

Les hommes masqués acquiescèrent en s’éclipsant. Ovidius fit sonner à nouveau sa cloche et ce fut cette fois trois servants qui vinrent éponger le sang laissé sur place. Les arrivants firent bien attention de garder la tête baissée pour ne pas croiser le regard des trois occupants de la table. Ceux-ci continuèrent à parler comme si de rien n’était. Le triste spectacle de l’exécution montrait bien au personnel du palais le sort réservé en cas d’erreur.

— Bien, s’exclama Ovidius, son assiette finit. Revenons à nos affaires mon cher Klüg. Ha ! (Fit-il comme gêner face à son conseiller.) Vous avez encore une tache sur votre col, ici…

L’Empereur tenta de mimer l’emplacement sur son propre cou.

Klüg qui avait ressorti l’un de ses mouchoirs en tissus frottait son habit pour faire partir la trace rouge. Il ne put que l’atténuer.

— Voilà !

— De quel problème parlons-nous ? s’aventura à demander Kardoff.

— Le seul qui m’importe et celui dans lequel vous n’avez que peu de résultats mon cher. Les Devràns…

— Majesté, s’empressa alors de dire Klüg. Je pense que les journaux ne sont que la conséquence d’un souci ô combien plus important ! L’assemblée est depuis trop longtemps laissée aux différentes factions qui s’y battent pour le pouvoir et les lois qui y sont votées.

— C’est une arène où nos gens sont malheureusement en minorité à présent, c’est un fait.

Klüg déglutit face au constat de ses propres errements en la question.

— Nous n’avons pas le choix alors. Un exemple s’impose messieurs. La maison de l’Ours doit disparaître. La noblesse qui ne m’est pas loyal ne peut continuer à exister. À croître en force et prestige. On ne peut faire obstacle au soleil d’Aldius.

— Surtout, reprit Klüg, que je les suspecte d’être la véritable lignée à détenir l’enfant des Ombres.

— Ce conte pour bambins ! dit Ovidius en manquant de s’étouffer. Vous en faites une quête personnelle, ma parole. Ce n’est qu’affabulation, mon père a fait l’erreur dit croire et ça lui en a coûté son crédit, sa raison et enfin sa vie.

— D’où la montée de l’opposition ensuite ?

Le visage d’Ovidius était marqué par le mépris.

— Merci de nous le rappeler Baron.

— Je suis persuadé, Majesté, que cet enfant des Ombres est dans la nature. Les prêtres d’Ashai sont catégoriques, leurs taros on prédit sa naissance il y a huit ans et non pas trente comme ils l’affirmaient à l’époque. Les Veillirad étaient une erreur, il en reste une piste plausible à présent. La lignée de Lèvius et Alina.

Ovidius avait le regard porté sur les fenêtres et l’extérieur. Il était comme mélancolique.

— Toutes les routes de mes problèmes mènent à eux. La colère du peuple est grande, nous gagnerons tous à attirer l’attention sur un cas pour en cacher d’autres. Un peu de sang fera oublier aux masses les soucis plus urgents, vous devez vous débarrasser des Devàns messieurs. Cela réglera mes ennuis et étanchera votre croisade personnelle Klüg.

Le conseiller arrivait à réprimer son sourire et sa joie.

— Notre vengeance sera exquise.

— Je savoure déjà le visage de Lèvius sur les marches le menant à la guillotine (Vadim Kardoff se mordait les lèvres de plaisir).

— Je n’en doute pas, ou c’est vous deux qui y serez. Ne commettez plus de fautes. Vos déboires à la course des spires ne peuvent être que des errements dans votre parcours. Nous n’avons pas droit à la maladresse.

— Je vous l’assure Majesté, les pions sont en place. Le neuf brumaire sonnera le glas de la maison Devràn.

— Bien, bien…

Ovidius s’avachissait dans son siège

— J’attends avec impatience vos résultats. Ne me décevez plus.

Ovidus fit un simple signe de main pour les congédier.

Klüg et Kardoffs se levèrent alors en courbant la tête pour saluer leur maître qui devait déjà s’imaginer les futures réjouissances que lui avaient promis ses deux obligées. Le conseiller et le Baron durent, en sortant, éviter les servants à pied d’œuvre sur le parquet et le sang qui s’y était incrusté.

Il ne fallut que quelques pas hors de la chambre de Sa Majesté pour que le Baron Kardoff saute sur l’occasion pour exprimer à nouveau toute sa joie. Les affrontements qu’ils perdaient à l’assemblée n’avaient été qu’une motivation supplémentaire pour sa colère toujours plus dévorante envers son rival.

— La tempête peut enfin se déchaîner ! La fin de Lèvius approche et je serai la personne qui se tiendra au-dessus de lui au moment où il cédera tout.

— Taisez-vous Baron, Klüg avait à ce moment le même mépris qu’Ovidius envers Kardoffs. Nous agirons quand j’en donnerai l’ordre. Ce n’était pas à vous de fournir une date à Sa Majesté. Contentez-vous d’être l’homme de paille que vous êtes et faites passer nos lois à l’assemblée. Je vous donnerais vos objectifs en temps voulu.

— Bien…

— Informez vos miliciens qu’ils se tiennent prêts. Aucune de nos cibles ne devra s’échapper. Vous avez entendu Ovidius, plus aucune erreur ne sera permise. Chacun des Devràns devra être capturé ou supprimé. Nous avons le soutien de nos amis de la garde, l’étau se resserre.

— Et… pour cette histoire d’enfant des Ombres. Comment le trouverons-nous ?

— Ne vous en faites pas pour cela, j’en fais mon affaire personnelle. Mon prisonnier pourra peut-être nous révéler quelques informations sur lui. Dans tous les cas, cette tâche me revient. À moi et à moi seul.

— Le Magister ? (reprit Kardoff l’air intrigué.) Si la réputation de vos tourmenteurs sont vraie, il ne saura garder le moindre de ses secrets. Il sera un livre ouvert sous les tenailles de vos hommes.

— En effet…

Tandis que les deux hommes arrivaient à la fin du couloir, ils tombèrent nez à nez avec une femme aussi petite que jeune. Elle était vêtue d’une opulente robe en soie. Klüg l’identifiait bien. Elle lui était totalement loyale, reconnaissante envers le conseiller qui l’avait sorti de la fange des niveaux inférieurs. Mais également par la peur qu'il lui inspirait, Klüg le savait.

Le conseiller éprouva presque de la peine pour ce qu’allait subir à nouveau cette si jeune femme. Les supplices lubriques de la tête couronnée d’Aldius n’avaient pas de limites. Les bleus sur son visage camouflé par son maquillage ne le trompaient pas. La jeune femme allait être elle aussi torturée. Le conseiller admirait le courage dont faisait preuve son obligée. Mais chacun avait un rôle à jouer. Klüg avait un plan et celui-ci se précisait. Personne ne devait s’éloigner de sa partition. Même pas elle.

L’heure pour l’ombre du pouvoir était venue.


*

Vandryiens : Race de chien issu des marais à l'est de l'Empire. Ces chiens sont de robuste et endurante bête pourvue d'un pelage court et d'une tête allongée, idéale pour fureter dans la touffue végétation de cette partie de l'Empire. La noblesse apprécie particulièrement ces canidés pour leur dressage efficace et leur puissance peu égalée qui en font des animaux taillés pour la chasse ou le combat.


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