Mémoires monstrueuses (3)

6 minutes de lecture

Mihan, terre des monstres

18 octobre, an X732

Gaston


 Encore ce rêve, encore cette plaine poussiéreuse et encore cette maison de fer. Pourquoi suis-je ici ? Je me sens épuisé, comme si le repos avait fui toutes mes nuits. Serait-ce à cause de ces songes ? Quelle plaie ! Je suis certain que la plume est derrière tout ça. En revanche, je n’ai aucune idée de la raison derrière cette logique tordue.

 Dans ce songe, ma position est différente de la dernière fois, je me situe à quelques mètres de la maison de fer, le regard posé sur le sol fin. Le vent se lève, puis provoque une bourrasque, amenant avec lui un nuage de poussière vers ce qui semble être une femme.

  • Kof, kof, c’est pas vrai ! Je dois tout recommencer !

La silhouette fine aux cheveux blancs que j’avais aperçue dans mon rêve d’hier apparaît dans le décor. Son corps s’est métamorphosé depuis la dernière fois, présentant une taille plus grande et des courbes féminines. La personne s’élance dans les nuages de terre fine, munie d’un petit bout de bois. Son corps se penche, tête baissée vers le sol encore balayé par le souffle du vent. Elle enfonce son bâton d’un geste sec et le fait glisser avec force, donnant naissance à diverses formes semblables à des lettres.

  Je regarde cette scène d’un air abasourdi, c’est la première fois que je constate une avancée vers l’avenir. De toutes les traversées que me faisait subir la plume, le temps ne cessait de se rembobiner, m’amenant à chaque fois, un peu plus loin dans le passé. Et pourtant, ce rêve constitue l’unique exception à ces voyages. Je me demande bien pour quelle raison. Posséderait-il une particularité par rapport aux autres ? Cela expliquerait sans doute pourquoi seuls mes songes sont touchés par le pouvoir de la plume. Pour retrouver des nuits calmes et reposantes, je dois comprendre d’où vient cette divergence.

  • Que fais-tu ?

Un horrible frisson secoue mon esprit en entendant cette voix. Quelle est cette sensation ? C’est comme si les paroles de cette personne pouvaient être facilement remises en cause. Et pourtant, je ne rêve pas, je l’ai bien entendu.

  • Allô la ter.e ? Je d.mande ma grand. sœur.

La silhouette que j’observais dans les tubes de verre, celle qui était munie d’une longue chevelure violette, se rapproche de celle aux cheveux blancs. Son corps, plus grand que la dernière fois, est comme celui de son aînée : sombre et manquant cruellement de détails.

  • Tu ne vois pas que je suis occupée ? Retourne voir ton amoureux, réplique sa sœur d’un ton sec.
  • Jus..ment, j’aimer... te pa..er de lui.

Plus cette fille parle, et plus j’ai l’impression que ses syllabes s’effacent. Je ne comprends pas, j’arrive très bien à comprendre l’autre !

  • J’écoute, réplique l’aînée en continuant son œuvre.
  • Je… Je v.u.rais me m.r.er et pa.tir a..c lui, et je voula.s que tu le sach.s.

La silhouette aux cheveux blancs jette brûtalement son bâton.

  • Tu veux te marier ? Mais tu as perdu la tête ! Tu sais très bien que ton corps est particulier et tu voudrais prendre le risque de partir ?!

Heureusement que je comprends ses mots, ils m’aident à suivre la conversation.

  • Je .. peux .lus ré.rim.r mes se….ments, je voud..is faire ma vi. av.c lui. Je p...e avoir le dro.t.
  • Quels sentiments réprimés ? Tu fais voir ton amour à la terre entière !
  • C’..t ..rce que tu .’obs..ve j... et n..t.
  • Et je suis bien obligée ! Papa me l’a ordonné depuis ton opération. Si tu n’avais pas eu cet horrible effet secondaire, je pourrais mener la vie que je veux de mon côté ! J’ai fait le choix de rester avec vous, pour que tu sois en bonne santé. Si je n’étais pas là, tu sais très bien que tu pourrais tuer ton amoureux !
  • Ar..te.
  • C’est la vérité, ]?@€]@#!. Papa a beau dire que tu es sa plus grande réussite, tu es incapable de vivre sans moi. Imagine que les Sources découvrent ton existence, que feront-elles à ton cher Edouan, hein ?! Elles ne l’épargneront pas, elles feront tout pour que tu souffres ! Si tu l’aimes vraiment, ne le mets pas en danger. Reste ici, et laisse le vivre sa vie !
  • N.. … J. .e …. p.., .e .. pe.. p.. v…. sa.s l.i. .. c’..t co... .a, je d.t...rai la m..a.e mo.-mê.. ! Je tu..ai les So...s, tu v..ras !

Qu’est-ce qu’elle vient de dire ? J’ai cru avoir entendu quelque chose d’assez… irréaliste.

  • Ha ha ha, tu crois que BZZZZZZZZZZZZZZZ ZZZZZZZZZZZZZZZ !

Oh non, pas encore !

  • BZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZ ZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZZ !

Non, je ne veux pas revivre cette douleur ! Je n’en peux plus, que quelqu’un me réveille !  Soudainement, mes paupières se ferment, avant de s’ouvrir sur le paysage sombre de la dernière fois. Ce même endroit où je peux bouger à ma guise, sans comprendre où j’ai mis les pieds.


Quelle idiote, j’aurais dû comprendre qu’elle était sérieuse.


Et cette voix, aussi, est encore là.


Peut-être aurais-je pu l’en empêcher ?

Non, elle était si têtue.

Oh Papa, pourquoi lui as-tu offert une nouvelle vie ?

Regarde ce qu’elle a fait !

L’Univers est sans dessus dessous à cause d’elle, et j’ai dû en payer le prix !


Voilà qui est nouveau, cela change des supplications de la dernière fois.


Tout ce que je voulais… c’était qu’on vive sereinement, tous ensemble.

Ai-je eu tort d’espérer qu’un tel rêve se réalise ?


 Je me réveille en sursaut en écoutant cette dernière phrase. Mon corps est couvert de sueur, comme si je venais de finir un marathon. J’ai du mal à reprendre mon souffle, ma poitrine se serre, comme si quelque chose l’opprimait. Décidément, mes nuits n’ont plus rien de reposant. Devrais-je prendre des somnifères pour ignorer ces songes ? Non, je ne veux pas. Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je commence à m’intéresser de près à mes rêves. Je dois connaître le message caché derrière et je suis sûr que le secret de la plume s’y trouve également.

 Cette voix que j’entendais dans le vide spatial, je sais à qui elle appartient désormais. Ces paroles pleines de regrets et ces lamentations désespérées proviennent toutes de la fille aux cheveux blancs. Que s’est-il passé pour que son appel retentisse à travers mes rêves ? Qu’a donc réalisé sa cadette à la chevelure mauve ? Je veux le savoir, non… j’en ai besoin. Plus je repense à ces événements, aux mots que j’entendais, plus ma poitrine se serre, me donnant l’envie de pleurer. Pourquoi ? Ces songes ne me concernent pas, et pourtant, je n’arrive pas à me les enlever de la tête. Ces émotions, ce désespoir et cet immense regret me sont familiers. Je connais ces sentiments, car je les ai moi-même ressentis.

 Cette sensation qui plane sur mon cœur, comme un nuage noir qui obscurcit la moindre once de lumière. Ce regret qui me colle à la peau, comme une nuée de cadavres plantant frénétiquement leurs ongles dans la chair juteuse de mes cuisses. Même l’air environnant me rejette, refusant de pénétrer dans ma bouche, repère de paroles hypocrites, privant ma poitrine d’une brise réconfortante. Tout me semble si lourd, comme si le monde me rejetait en me susurrant inlassablement ces mots : c’est de ta faute et tu aurais pu empêcher ce drame. J'accepte les faits et je les considère comme étant de ma responsabilité. Je me dis que c’est la seule réponse juste, que je suis l'unique coupable et que ma vie toute entière ne saurait suffire à réparer ces erreurs.

 À chaque fois que je regarde mes mains, je pense au sang qui les recouvrait ce jour-là. La vue de mon reflet me répugne et me renvoie systématiquement à celui que j’observais dans leurs yeux vides. Ces cadavres, ces cris, ces pleurs, c’est moi qui les ai provoqués. Si je n’avais pas accepté la demande d’Aurore, si j’avais réfléchi, ne serait-ce qu’une seconde, aux conséquences de cette guerre, alors… je serais libre aujourd’hui. Certes, je resterai le sang-mêlé, le bâtard, mais rien ne m'empêcherait de vivre auprès des hommes, les yeux bandés, en dissimulant mes compétences.

 Tout comme Lazuli, je veux revenir dans le passé, corriger mes erreurs et offrir un avenir à l’humanité. Qu’importe l’impossible, je le surpasserai ! Cette plume est l’espoir qu’il me faut ! Avec elle, je pourrais tout faire ! Recommencer à zéro, empêcher le génocide des Hommes, m’offrir une meilleure vie, trouver une compagne, fonder une famille, je serais libre de faire ce que je veux ! Je pourrais être ambitieux et réaliser mes rêves les plus fous, moi, le simple outil, le bâtard bon à tuer ! Et pour réaliser cela, tout ce qu’il me reste à faire, c’est construire une machine. Rien de plus simple, j’en ai réalisé des dizaines ! J’ai envie de la construire, voyager dans le temps et transformer ce monde au plus vite !

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