Chapitre 1 - La rentrée des glaces

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Le 20 janvier 2038, lorsque le poing fila vers ma mâchoire pour manquer de la décrocher, m’envoyant manger méchamment le sol, je sus que ma deuxième année collégienne n’allait être qu’une succession d’emmerdes. Je percutais le mur du dos avec violence puis me laissa glisser son long. Bien que la douleur sourde qui me compressait la tête me fit voir des chandelles, mon agresseur était reconnaissable par sa voix de hyène affamée qui stipulait qu’il « n’avait pas frappé assez fort ».

Une main se tendit vers moi. Affaibli et apeuré, je l’attrapais pour qu’elle me hisse sur mes pieds. Une autre se posa sur mon épaule tandis que la première me tapota la joue aussi gentiment que la situation l’exigeait. Mes yeux retrouvèrent leur clarté et je vis le visage goguenard de la pire coqueluche de cette petite ville : Jérémie Garcia, ou juste « Jim » pour les intimes – soit l’entièreté de ce maudit trou à rats – dont la gueule d’ange, épargnée par les poinçons de l’adolescence, souriait gaiement. Ses deux yeux de renard me fixaient d’un air entendu, qui signifiait bien sûr : « fais gaffe à toi, j’ai les profs, les pions et le dirlo dans ma poche ». Une menace à l’effet immédiat chez ma frêle personne, d’autant plus que ses deux amis, Amid et Léo – respectivement une armoire à glace avec un air de bouledogue et un porte-manteau vivant sous ecstasy – craquaient leurs doigts et leurs cous pour faire bonne mesure. Bref, il s’agissait ici d’un scénario classique de harcèlement à l’école, pas de quoi en faire tout un fromage.

Si vous vous demandiez pourquoi cet énergumène à la beauté olympienne et ses deux gardes du corps au charisme kléosique me faisaient un si bel accueil, laissez-moi vous dire ceci : dans une ville aussi petite que Lézignan Corbières, coincés entre les arabes et les « gitans » qui ne s’appréciaient guère, les petites têtes-à-claques dans mon genre ne servaient guère que d’amuse-bouche à de pareilles petites frappes. Il s’agissait ici de conserver un écosystème fragile et complexe, qui demandait beaucoup d’efforts aux deux partis : le bourreau qui devait éviter de se faire voir pendant qu’il prenait du bon temps, la victime qui apprenait à fermer sa gueule et à baisser les yeux en espérant que la foudre ne lui tombe pas dessus. Malheureusement, mon cas était désespéré : j’étais d’origine italienne et ici, on n’aimait pas les « pizzaïolos » ; on appréciait les espagnols à cause de la proximité du pays mais aussi parce qu’on roucoulait leur langue, on tolérait les anglais parce l’anglais était la langue internationale, on abhorrait les asiatiques parce qu’ils étaient chinois… et je pourrais continuer longtemps sur cette liste, mais bref. Italien, c’était le mot d’ordre pour se faire entuber sec.

Mais ce n’était pas tout ! Non, non ! Cela aurait été moins drôle s’il n’y avait pas eu autre chose, hum ? Un protagoniste tel que votre chétif serviteur ne pourrait pas capter plus d’audimat s’il n’y avait pas plus : pour courronner le tout, j’étais handicapé du bras droit – je vous passe les détails, mais sachez que je ne pouvais ni plier complètement mon bras, ni utiliser mon poignet ou mes doigts avec dextérité – et je traînais très souvent avec les filles ainsi qu’avec mon meilleur ami, mais j’y reviendrais plus tard… Reconcentrons-nous sur l’histoire :

Jim me dépoussiéra minutieusement les épaules avant de me lâcher :

— T’as pas intérêt à raconter ça aux profs, mon loulou.

Bien entendu, pensai-je tout en opinant frénétiquement du chef, le regard au sol. De toute façon, j’aurais encouru un blâme au mieux, une exclusion au pire. Et dans ma situation… La sonnerie de début de cours me sauva du regard sauvage de Jim.

— Ah, enfin ! Je commençais à m’impatienter… (il me tapota une dernière fois la joue) On se retrouve à la fin de la journée, loulou !

Les trois brutes partirent dans un rire sardonique tout en s’éloignant. Moi je restais là, pantelant et couvert de sueur, stressé à presque en perdre les cheveux. J’avais peur, peur qu’il me tabasse jusqu’à que je ne puisse plus marcher… Heureusement, ma lueur d’espoir quotidien vint me porter secours : lorsque je me tournai pour faire face aux portes d’entrée rouge sang, le visage de Yannis Bencheikh, gravé dans le mur il y a de cela neuf ans, raviva mon courage de poser un pied dans la cour de l’école.

Alors que j’obéissais à cette pensée idiote que mon idole me protégeait depuis là-haut, je me remémorais les anecdotes à son sujet (il s’agit bien sûr d’un habile tour de main pour faire de l’exposition) : le père Yannis était né dans un village non loin, à Conilhac Corbières, est devenu écrivain puis est mort comme tout le monde avant lui. Vous faire sa biographie serait trop long, aussi parlerais-je seulement de ses faits au collège Joseph Anglade : handicapé de la jambe gauche, il rata, cloîtré à l’hôpital, sa cinquième et sa quatrième et pourtant, sans que personne ne comprenne pourquoi, les professeurs l’adoraient. Ce fut lui qui créa le club le plus apprécié par les petites frappes dans mon genre : le club d’écriture, les Rêvelames. Mais de nouveau, nous y reviendrons plus tard…

Dans la cour, donc, se distinguaient groupes d’amis, de potes, de camarades de classe, de pions qui s’échangeaient les dernières nouvelles assez croustillantes pour éclairer un tant soit peu leur journée : politique international, sciences humaines, économiques et sociales, jeux vidéos et réseaux d’influenceur…. Ne prenez pas cette énumération pour de la pédanterie, mais plutôt comme une énième observation née de l’habitude à l’ennui. Je faisais la même chose, mais avec des personnes différentes comme par exemple…

— Hey, salut, Joan… Ouch ! Ca va ?

Question idiote face à une personne munie d’un coquard, mais il s’agissait ici de mon meilleur ami, Thilio Mazol : une bonne tête de nœuds bleus et bouclés, aux joues aussi luisantes que du beurre fondu, un vrai coeur d’or sur pattes. Son passe temps favori était de lister les nombreux tropes des dessins animés qu’il regardait pour les compiler sur un cahier. Il adorait écrire, bien plus que moi et était à ce sens bien plus doué. Son père absent, c’était sa mère, infirmière de nuit, qui vivait avec lui ; il passait donc beaucoup de temps seul, vers 20h. Je l’invitais souvent chez moi à cause de ça.

Immédiatement après sa réplique, il se précipita vers moi pour regarder ma face malgré ma réticence. Il finit par dire :

— Faut que ça s’arrête. Maintenant !

— Et comment tu veux faire ça ? croassai-je. Les profs veulent pas de problèmes, alors y en aura pas.

— Mais… si ça continue, tu vas finir…

Sa voix fluette s’arrêta en chemin, Thilio appréciant beaucoup les effets mélo-dramatiques quelque soit la situation. Il faisait référence bien sûr à mon idole qui avait fini à l’hôpital, bien que la raison de ce départ soit strictement médical. Je soupirai et laissai passer en agitant mollement la tête.

— C’est pas grave… (face au regard larmoyant de mon ami, je souris néanmoins) Merci, Thilio, mais… faut qu’on se dépêche de passer vite à l’infirmerie avant notre première heure de cours.

* * *

Il alla sans dire que j’étais un des meilleurs éléments de ma classe, le deuxième pour être plus précis. Quoi ? Vous vous attendiez peut-être à ce que je sois un gamin turbulent et incompris mais qui secrètement a des talents d’écriture de génie ? Non, j’étais juste un très bon élève avec un penchant sévère pour la littérature fantasy, ce qui faisait de moi un piètre écrivain à mon sens. En classe en revanche – si je ne l’ai pas déjà dis – j’excellais : les matières scientifiques n’avaient aucun secret pour moi, la littérature encore moins et le reste me semblait anecdotique dans le bon sens du terme.

Alors que j’étais assis à côté de Thilio en cours d’anglais, je jetais un regard vers la meilleure élève de la classe : Laura. Bien que sa beauté ne soit pas à l’égale des top modèles des petites amies de personnage principal, elle avait un charme particulièrement dévastateur chez les garçons : sa peau mate, ses yeux noirs et perçants et ses cheveux roux frisés avec une mèche blanche lui donnaient une allure à la fois apprêtée à la région mais aussi exotique en un sens. Sa posture lorsqu’elle tenait son stylo, à mi-chemin entre une dame de salon et une tagueuse de gang faisaient craquer tous les truands et les truandes de la salle. Soudain, le professeur l’interrogea et sa voix claire et forte emplit l’espace sans vous écraser pour autant. De plus, sa réputation était connue des professeurs et des élèves ; fille de paysan – catégorie que l’on respectait beaucoup elle connaissait tous les recoins de la ville, toutes les racailles étaient ses « frères et sœurs » et personne n’osait lever la main sur elle. Bref, il s’agissait d’un combo inhumain entre une fille cool et une bonne élève. Je la regardai alors qu’elle prenait la parole telle une Gaillardine face à l’assemblée ; je la trouvai belle. Désirable ? Non.

— Hé !

Je tournai la tête : Jim m’avait interpellé pour me lancer un regard meurtrier, tout simplement parce que Laura était sa petite amie. Piètre excuse pour me foutre la trouille, mais habile tout de même… D’ailleurs, le saviez-vous ? Jim était le troisième meilleur de la classe (de deux points en dessous de moi, mais quand même), ce qui lui donnait un alibi supplémentaire quant à ses méfaits. Je détournai le regard vers Thilio qui prit un air désabusé, avant de reporter mon attention sur le cours.

— Comme je le disais donc, la Seconde Révolte Étudiante de 2023 avait été menée par Rémi Ulrich, alias « Remz »… mais les opérations ont surtout été organisés par Charlie Perez, le célèbre auteur, surtout connu pour Le Festin des Rats. Ça ne vous dit rien ?

Je hochais de la tête, suivi par Thilio, Laura et un mouton noir. Lui, je ne vous en avais pas encore parlé : Kilian Lamula, le fils d’un kondé espagnol et de la prof de mathématiques, était né sur le territoire comme 99 % des gens de ce collège ; un garçon plutôt beau, le visage fin et un nez en trompette. Ses grands yeux verts étaient la plupart du temps voilés par des cernes et sa peau était sèche par endroits. Malgré son apparence dépareillée, il restait une brute de muscles saillants bien plus violente que Jim ; si ce dernier s’improvisait petite frappe, on pensait tous au collège que Killian se versait dans des trucs louches voir sombres et qu’il ne fallait pas se frotter avec lui. Et bien que l’on dise que l’habit ne fait pas le moine, je découvrirais plus tard que l’exception confirme la règle… Bref, cela m’étonna que le Killian connaisse Perez.

Mais reportons-nous sur une dernier personnage important dans cette salle : le professeur lui-même. M. Erik Von Heimmer – que l’on nommait M. Erik par peur de charcuter son nom de famille – professeur de littérature marié à un homme, deux enfants adoptés, allemand d’origine et l’accent persistant, était de ceux qu’il ne fallait pas mettre à dos ; bien que patient, il savait être strict et juste sur les punitions qu’il jugeait bon de distribuer sans coups de somation. Son visage buriné, ses mains calleuses et ses épaules d’acier laissaient croire à un passé plus physique que simple enseignant de collège mais personne n’avait réussi à lui tirer les vers du nez. Ses yeux globuleux vous fichaient sacrément la trouille lorsqu’ils se posaient sur vous, aussi inexpressifs que cette tête glabre ; ne me parlez même pas de sa posture plus tendue qu’une corde d’arc !

— M. Cardinali, lâcha-t-il d’un ton sec.

Et allez…

— Pouvez vous me citer la première date officielle de parution de l’œuvre ?

Une question piège pour les bons élèves, une ! Le professeur voyait en moi, en Jim et en Laura des profils complètement différents. Si les deux derniers se voyaient être des marins téméraires qui hissaient haut, je me confinais dans le rôle tranquille des introvertis abyssaux, aussi M. Erik me harcelait à sa manière.

— C’était le 11 juillet 2023 où la maison associative Moonlight Flowers, dans la collection Cestrum, publia la première version papier du Festin.

— Bien, bien… C’était bien entendu une question piège : ce n’était pas Bragelonne qui a publié le livre en premier, bien que sa communication publicitaire ait complètement étouffé les actions des Moonlight. Deuxième question, M. Cardinali : le lieu de publication ?

— L’université Jean Jaurès à Toulouse, monsieur.

— Jean Jaurès ? demanda le professeur avec un air faussement étonné.*

— Entre 2014 et 2023, l’université se nommait ainsi en hommage à Jean Jaurès qui enseignait à celle-ci. Mais avec la Seconde Révolte Étudiante, ils ont décidé de changer de nom.

— Pourquoi ?

Coincé. Aïe.

— Je n’en sais rien.

— Parce que vous n’étiez pas né à l’époque. Je vais vous dire pourquoi… (le professeur marqua une pause, lui aussi féru des effets mélo-dramatiques comme mon ami Thilio) C’est parce qu’ils voulaient retrouver une université de quartier, une université qui ne soit pas juste un établissement d’études mais une maison sociale en prime. C’est pour ça qu’aujourd’hui, tous les logements CROUS sont occupés par des familles : la plupart d’entre elles étaient sans-abri. J’étais là : des centaines de gens, des dizaines d’amis, errant dans la rue, hagards et affamés, dont la plupart ne passaient pas l’Hiver.

L’Hiver était la grande vague de froid survenue en 2023, due au changement climatique, qui décima un centième de la population française car le chauffage dans les foyers avait été rationné par le gouvernement. Depuis, grâce à la transition énergétique à l’hydrogène et aux centrales à fusion, on ne manquait plus de rien. Du moins en théorie…

Cette révélation fut accueillie avec stupeur et ce même par les désintéressés. Voilà où se trouvait le vrai pouvoir de M. Erik : il savait capter son auditoire sur des sujets d’actualité, en exposant des problèmes qui touchaient tout le monde à l’aide d’anecdotes sordides et personnelles.

Le pire, c’était qu’il ne me décrocha pas du regard pendant trois brèves seconds comme s’il souhaitait une quelconque réaction. Je pris peur et baissais le regard. Pourquoi avait-il fait cela ? J’avais fait une bêtise, une bévue ? Non ! paniquai-je presque. Est-ce qu’il sait pour Jim ? Je ravalai ma peur au fond de ma gorge et me recentrai sur le cours, qui s’enchaîna rapidement sur des listes de figures de style à apprendre, sur une méthodologie de commentaire composé à travailler chez soi avec en prime un devoir maison pour la semaine prochaine. S’ensuivit une lecture à voix haute dont je réchappais miraculeusement. Après le cours, le bref temps de changement de salles me permit de taper la discute avec Thilio :

— M. Erik est vraiment chelou, il m’a regardé avec un air ! commentai-je

— Il t’aime bien, c’est tout, répondit mon ami et je fis une moue, aussi se rattrapa-t-il : Non, pas dans ce sens là !

— N’empêche, il me pose parfois des colles absurdes…

— Je le répète, il t’aime bien dans le sens scolaire du terme : il veut te voir progresser, alors il te met à l’épreuve.

— T’es trop optimiste. Et si il avait une dent contre moi ?

Thilio haussa des épaules et je soupirai : M. Erik était le cadet de mes soucis de toute façon… et Jim me bouscula dans l’escalier pour confirmer mes pensées, me regardant d’un air hilare sauf que :*

— Arrête ça, Jim !

Laura avait prit ce ton catégorique auquel on devait rapidement se soumettre. La basanée, en haut de l’escalier et la main sur la hanche, avait les traits tirés de colère. Jim blêmit et grinça des dents avant de se tourner vers moi, tout sourire :

— Excuse-moi.

On aurait dit que du goudron lui sortait de la bouche. Il passa son chemin alors que Laura descendait à notre niveau, Thilio et moi, pour dire :

— Ça va ?

Thilio hochait frénétiquement de la tête avec des yeux de merlan frit et presque la bave aux lèvres. Pour ma part, je fis la moue et haussai des épaules :

— Oh, tu sais, la routine…

Elle prit un air peiné et je me sentis coupable.

— Pardon, ajoutai-je. Mes mots ont dépassé ma pensée.

— Y a pas de mal, rétorqua Laura. Allez, faut y aller.

Une injonction tout à fait à propos.

* * *

Mon ami et moi sortirent par le portail d’entrée avec la ferme intention de se mêler à la foule pour rejoindre notre bus le plus vite possible ; sachant que Lézignan Corbières comptait le seul collège des environs, tous les petits hameaux envoyaient leurs moutards ici. Moi j’habitais à Homps, Thilio à Escales – c’était le même chemin – mais ce dernier allait venir chez moi comme quasiment tous les soirs depuis qu’on s’était connus en sixième.

Je jetais un rapide coup d’oeil aux alentours : pas de Jim à l’horizon. Peut-être s’était-il fait tiré les oreilles par sa dulcinée… soulagé par ce répit, je montai dans le bus et m’installai à l’avant, à contrario des quelques crétins qui préféraient l’arrière.

— Ton père sera-là ? s’enquit mon ami aux cheveux bleus.

— Hmm hmm…

Mon paternel était l’idole actuelle de mon voisin de banquette : écrivain à succès, prix Nobel de Littérature en 2024, il faisait des masterclass à distance pour des élèves d’Harvard, de Cambridge et même Stanford. Ami des grands penseurs de son temps (Jean Giono, Annie Arnaux, Guy Larroux), c’était un polymathe tout droit sorti de l’ENS Ulm qui avait fini par se tourner vers le domaine de la recherche en transition énergétique. Et il avait eu raison : son choix lui avait permis de se procurer la meilleure demeure de Homps, en plus d’un Vrombisseur privé, un véhicule aérien à haute vitesse. Malgré son salaire élevé et sa réputation, il avait choisi de se terrer dans ce petit hameau audois fort sympathique mais séparé du monde urbain, envoyant son fils au casse-pipe de Joseph Anglade

Ce choix, je lui en avais toujours voulu, aussi je ne portais pas mon père dans mon cœur. Ce fut flagrant lorsque je passais le portail en métal forgé, traversant l’immense jardin dont s’occupait François, l’homme à tout faire de mon père ; un vieux hibou passionné de jardinage et de sucreries. Je lui fis un signe de main suivi par mon ami :

— Salut, François !

— Bien le bonjour, Joan… Oh ! Mais comment tu t’es fait ça ?

J’effleurais mon œil au beurre noir, avant de grimacer. L’employé prit un air de pitié sincère avant de dire :

— Je vais aller chercher de l’arnica, attends moi à l’intérieur.

Il s’éclipsa plus vite qu’une sauterelle et je me demandais parfois s’il n’était pas plus jeune que son apparence laissait à voir. Obtempérant, je me dirigeais vers la blanche et moderne demeure des Cardinali : on aurait dit qu’une ivoire s’était muée en un rêve d’architecte avant-gardiste. Des formes contorsionnés, des baies vitrés à n’en plus finir, un loft et une véranda plus spacieuse que la chambre d’un roi et ce n’était que l’entrée ! Comme toujours, Thilio lâcha un soupir d’admiration et je roulai des yeux en entrant dans la pièce d’accueil.

— Papa, t’es là !?

—…moi un instant, résonna une voix ténue. Des pas, puis la tête de mon père, affublée d’un casque à micro, dépassa de l’embrasure du salon : Bonjour Thilio, bonjour Joan ! Pardon mais je suis en pleine conférence, alors si vous pouviez…

Mon père était comme moi ou presque : un beau brun, peau blanche avec des yeux noirs en amande, nez convexe et sourire enjôleur aux dents plus droites qu’une rapière. Bref, un bel homme intelligent qui avait complètement réussi sa vie… mais ne remarqua même pas que son fils était blessé. Il fit une grimace familière et je soupirai :

— On fait pas de bruit, d’accord.

Le fameux sourire se dessina sur les lèvres fines de M. Cardinali et il fit un geste d’au-revoir avant de retourner à son travail. Je jetai un regard vers un Thilio à l’air gêné, avant de lui faire un signe de tête :

— Viens, on va prendre un goûter en attendant François.

La cuisine était grande et presque aussi bien équipée qu’un laboratoire. Mon père ayant bon goût, il avait opté pour un ensemble de couleurs chaudes autour du rouge, du jaune et de l’orange avec quelques soupçons de bois naturel. Il disait souvent que certains ensembles chromatiques inclinaient le cerveau à de meilleures performances suivant l’horaire, la signification de l’endroit et l’action entreprise… Et ce n’était pas du blabla sans fondement : mon père côtoyait nombre de chercheurs dans le domaine des sciences cognitives. Ici alors, on se sentait bien, enveloppé presque : la pâte chocolatée à tartiner vous semblait plus douce, le jus de fruit plus tonique, assez pour délier ma langue face aux questions insistantes de Thilio sur mon état, que j’avais tu durant toute la journée :

— C’était Jim et sa bande, Léo et Amid.

— J’en étais sûr ! Quand est-ce qu’ils vont te lâcher, ceux-là ?

— Quand ils oublieront que je suis rital et fils de riche, donc jamais, maugréai-je. Enfin, j’ai pas trop à me plaindre du coup.

— Tu rigoles ? Oui, t’es favorisé par ton statut, mais t’es à Joseph Anglade, la jungle de Lézignan ! Si y a bien un endroit où tu n’as pas ta place, c’est l…

Il s’arrêta en voyant mon regard avant de s’excuser dans sa barbe, l’air contrit.

— Je vois ce que tu veux dire, avouai-je en balayant l’injure maladroite d’un revers de main.

— Il faut absolument que tu en parles à la CPE !

— Pour dire quoi ? m’exclamai-je, puis prenait une voix nasillarde : « Oh, madame, je me fais tabasser pour racisme et ostracisme social ! Voyez-vous, mon père est riche, le gouvernement italien est dictatorial et c’est difficile pour moi ! » sauf qu’elle me regardera et dira que je devrais arrêter de faire mon intéressant.

— Si tu l’amènes comme ça, le résultat sera forcément mauvais. Je peux peut-être aider…

— Le fait que tu sois-là à me regarder avec révolte et non pitié me fait déjà un bien fou, avouai-je en toute sincérité.

Il me sourit et nous continuâmes à goûter, en nous balançant des blagues et des anecdotes comme tous bons collégiens. François débarqua un peu de temps après et je lui proposais une tartine au chocolat. Il accepta humblement et me passa les petites billes sucrées, que j’avalai sans demander de restes. Thilio me regarda avec circonspection et dit :

— Tu sais que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ? Il faut les croquer.

— C’est du placebo, répliquai-je au tac au tac puis me tournai vers François : Est-ce qu’on a reçu des lettres ?

— Aucune, Joan. Je suis désolé…

Un pincement me prit le coeur et je baissai la tête ; voilà déjà deux mois que je demandais des nouvelles de mon grand-frère adulte, parti étudier la nanotechnologie aux États-Unis. Sauf qu’il n’avait répondu à aucun de mes messages ou mes lettres et je craignais qu’il m’en voulait pour ne pas être parti avec lui pour fuir mon paternel. Le dernier mot qu’il m’avait laissé, « ne change jamais », m’avait laissé un goût amer dans la bouche… François remarqua ma déconfiture et posa une main réconfortante sur mon épaule.

— Il reviendra, dit-il d’un ton très doux. J’en suis persuadé.

— Mais quand ?

— Euh…

Thilio avait heureusement cassé la lourdeur qui s’était instaurée dans la pièce ; sa tartine ayant touché son nez, il avait une belle trace marron sur le visage et mon esprit en pleine ébullition adolescente ne fut pas avare en blagues scato. Au bout d’un moment de rires, François nous quitta pour aller s’occuper de faire le linge, tandis que Thilio et moi allâmes dans ma chambre.

Si dire que la suite d’un prince était supérieure serait une hyperbole : ma chambre, assez grande pour accueillir cinq lits, voyait le seul sommelier capable de soutenir une vache ; le tapis de sol, une vieillerie délavée, brodait la scène de la bataille de Vent-Couvert, échange armé entre les républicains belges et les royalistes français à la frontière entre les deux pays. Mes murs étaient couverts d’affiches, de posters de films et de séries que j’adorais, avec un seul jeu vidéo. Là où les murs étaient épargnés, une grande armoire, des tas d’étagères et quelques commodes cachaient sûrement des traces discrètes de saleté. Puis il y avait mon bureau, couvert de livres et de feuilles volantes – mes écrits – ainsi que mon ordinateur portable que je n’utilisais que pour les cours. Enfin, ma bibliothèque personnelle, un véritable magasin de fantasy en tout genres, le seul type d’ouvrages que je parvenais à lire sans me sentir ronflant. Autour du tapis, il y avait des chaises et un canapé avec plaids, au centre une table. C’est là que nous nous installâmes, moi dos à la porte.

— Franchement, commença Thilio, tu devrais faire quelque chose… Je sais ! On n’a qu’a faire un plan d’attaque !

— Pour attaquer qui ? fit une voix derrière moi.

Je me retournai et mon père souriant entra dans un champ de vision. Appuyé sur la chambranle, les bras croisés, il avait tout l’air d’un jeune homme dans son ensemble chemise-jean-souliers et ce malgré ses légères pattes d’oie au coin des yeux. Sous mon regard interdit, ceux-ci pétillèrent et le voilà qui vint s’asseoir à côté de moi, son coude appuyé sur le dossier.

— Alors, de quoi parliez-vous ?

— De trucs pas intéressants, m’empressai-je de répondre en lançant un regard acéré à mon ami pour qu’il garde sa bouche close.

— Allons ! Je sais que mon fils a toujours des trucs intéressants à dire, pouffa-t-il en glissant un regard vers Thilio.

Ce dernier se rétracta et lâcha un rire gêné, aussi mon père grimaça et reporta son attention sur moi… pour enfin constater mon coquard.

— Qui t’a fait ça ?

Sa voix prit l’accent froid du Tramontana, me faisant frissonner tout autant que son regard glacé. Les colères de mon père n’étaient pas rares, mais certaines l’étaient par leur violence ; je pressentais qu’il s’agissait de l’une d’elles, aussi couinai-je :

— Je suis tombé en sport.

Piètre mensonge qui ne dupa pas mon part : ses mirettes s’étrécirent et sa bouche se fendit d’un rictus fêlé.

— Tu n’as pas sport le mardi – sa voix devint plus douce – je ne veux pas que mon fils soit traîné dans la boue.

J’étais acculé et désespéré, aussi me tournai-je vers Thilio mais ce dernier n’avait pas plus de courage que moi, le voyant baisser les yeux vers le tapis pour y observer le visage de quelque soldat tombé au combat.

— Joan.

— Je… (les mots prirent du temps à sortir de ma bouche, telle un vomi retenu par miracle puis revenu à la charge) me suis fais tabassé à l’école par Jim et sa bande.

Mon père resta silencieux un instant… puis lâcha un soupir indescriptible. Sans un mot, il prit son téléphone et je sus immédiatement ce qu’il allait faire. Ma main se leva derechef comme pour l’arrêter quand son regard croisa le mien : deux prunelles sombres qui me clouaient sur place. Sans se détacher de mon regard, il pianota sur son téléphone et le porta à son oreille. Une attente plus tard, il dit :

— Bonjour, c’est bien le collège Joseph Anglade ? C’est M. Cardinali à l’appareil… J’appelle pour mon fils Joan : il se fait harceler à l’école et j’ai des noms.

Diantre, c’était plus facile que prévu, finalement ! Mon père avait réglé mon problème de la meilleure des façons : dénoncer mes petits camarades pour que ceux-ci me haïssent d’autant plus sans pouvoir me toucher. Et comme les émotions retenues ne font jamais bon ménage, j’acceptais avec fatalité la venue imminente de la prochaine explosion nommée Jérémie « Jim » Garcia.

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