Chapitre 2 - La photo

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Il est de notoriété publique que dénoncer un harceleur protégé par l’école parce que sa mère est amie avec le directeur, en plus de lui graisser la patte et tout le tralala… ça ne mène à rien de bon.

Lorsque je vins le lendemain matin en cours de Sciences et Vie de la Terre, je crûs que Jim allait me lancer un regard si brûlant que je me serais sublimé sur place, mais il n’en fut rien. À la place, le charmant bonhomme m’ignora royalement et j’eus malheureusement l’espoir de croire qu’on lui avait passé un savon et lui à autre chose.

— C’est plutôt une bonne nouvelle, non ? m’épatai-je en murmure alors que j’en parlais à Thilio, tandis que le professeur nous présentait la structure pulmonaire de la poule.

— J’imagine que ton père est aussi influent que sa mère, répondit mon ami.

Malheureusement, les choses se dégradèrent rapidement : un pion entra dans la salle sans prendre la peine de toquer – personne ne respectait le professeur de SVT – et annonça d’une voix claire :

— Jérémie et Joan, vous êtes convoqués au bureau de la CPE.

Il alla toucher deux mots au professeur qui était sur le point de répliquer. Moi, je regardai le sol en le sentant se tordre sous mes pieds bien que j’étais assis. Convoqué ? Cela signifiait que l’affaire allait être encore plus grave que je le craignais… Je me levai de ma chaise alors que Thilio me murmurait un encouragement, avant que je ne croise le regard de Jim : on aurait dit deux icebergs. Quels sombres plans se fomentaient derrière ces deux prunelles bleues ?

Le pion nous emmena à travers les couloirs de Joseph Anglade, aussi laissez-moi vous les décrire en une expression empruntée à mon auteur favori : ces couloirs étaient « maladroitement humains ». Le reste, je vous laisse l’imaginer avec votre propre expérience de la jungle scolaire, sitôt que vous en ayez… Bref, tous deux devant le bureau de la CPE, Jim et moi furent figés par l’interdit qui saisit chaque élève devant une telle situation. Et le pion ouvrit la porte.

Le bureau était des plus sobres : murs verts fatigué, bois légèrement vernis et sol de plastique. Pas de tableaux, la salle était petite ; sur une étagère, une plante s’affaissait tristement. Derrière le bureau se trouvait des casiers, des piles de dossier et une large fenêtre obstruée par la CPE. La nommerai-je ? Non, car je ne me souviens que de son visage : une équerre sévère avec deux poinçons qui vous plantaient sur place en se posant sur vous.

— Merci, Frédéric, dit-elle d’un ton affable – le pion referma la porte – avant de tourner son regard vers nous : Asseyez-vous.

Son ton sec ne laissait entrevoir aucune forme de réprimande de notre part, ce qui me poussa à obéir. Jim parut hésiter avant de me suivre, prenant la chaise à côté de moi. Nos postures étaient différentes : lui était détendu, un peu avachi mais pas assez pour passer dans le côté provocateur, moi j’étais coincé dans une espace trop petit, jambes serrés, droit comme un piquet, mains et avant bras sur genoux et cuisses tel un pharaon figé dans la pierre. La CPE nous dévisagea un instant avant de mettre la main à la pâte :

— Hier, j’ai reçu un appel particulièrement dérangeant : ton père, Joan, a révélé que tu te faisais harcelé. Cela m’a d’autant plus étonné lorsqu’il m’a donné des noms, dont le tien, Jérémie, faisait partie.

Elle n’y allait pas de main morte et savait venir à l’essentiel, surtout qu’à force d’être surchargée de plaintes et de problèmes à résoudre, soit on était brisés, soit on se renforçait. Mme la CPE reprit :

— Jérémie, je te connais depuis la maternelle et je sais que tu peux parfois être… passionné.

Ah ? Alors la CPE et Jim étaient des connaissances ? La nature de leur relation m’échappait un peu, mais déjà mon esprit roublard fabriquait une stratégie pour utiliser ce lien à mon avantage… Je jetais un bref coup d’oeil : il semblait perturbé. Visiblement, ce n’était pas juste une relation scolaire. Revenant vers la CPE, je pris la voix la plus claire dont j’étais capable – chevrotante – et lâchai rapidement :

— Je peux savoir ce qu’il va se passer ?

— Qu’entends-tu par là ? s’enquit-elle en reportant son attention sur moi.

— S’il y a des punitions, je veux dire.

— Personne ne sera puni tant qu’on a pas tiré l’affaire au clair.

Jim se redressa sur sa chaise et je le sentis s’impatienter… quand soudain !

— J’ai pas fait attention à toi, Joan. Je suis désolé.

Je me tournai vers lui avec un air estomaqué et même la CPE parut surprise ; non seulement il avait prononcé mon nom et non une injure à l’encontre des italiens ou des gens aisés, mais il s’excusait ! Et le bougre continua sur sa lancée :

— J’ai jamais pensé à mal, madame… mais avec Joan, c’est assez difficile de nouer des liens, alors j’ai tenté de mon mieux au début pour le faire…

— Que…, commençai-je, mais il me coupa :

—…sauf que Joan et moi, ça fait deux : on peut juste être camarades mais pas amis. Sauf qu’il a insisté et… on en est venus aux mains.

Voilà le génie de la simplicité ! Voilà la perfide manœuvre des nouvelles brutes ! Jérémie me lança un regard et un sourire contrit, que je le sus dissimuler un triomphal : il venait de se dédouaner envers la CPE en prétextant que nous avions eu un différent d’ordre amical et ne relevant pas du harcèlement. Je grinçais des dents alors que j’hésitais à crier au mensonge, tout simplement parce que je n’étais pas lui.

Lui, c’était un bon élève et le fils de la plus grande donatrice de l’université, amie du proviseur. Mais cela aurait été trop facile, n’est-ce pas ? Je vis à ce moment la complicité entre la CPE et Jim, quelque chose de si profond qu’un rupin tel que moi ne pourrait jamais espérer entamer. Je réfléchis, silencieux : dans l’optique où je démentais le bougre, j’aurais du mal à défendre mon point de vue car les deux seuls témoins se trouvaient être Amid et Léo, aussi loyaux que des toutous envers leur maître ; je n’avais aucune preuve formelle de ce méfait. Vaincu, je lâchai :

— Il dit vrai : je veux être ami avec… Jérémie, mais… (je soupirai) je m’y suis mal pris. Je comprends maintenant que j’étais sur la mauvaise voie (ma voix me parut sortir d’un tourbier) Excuse-moi, Jérémie.

—…y a pas de mal.

La colère bouillonnait en moi… mais la peur l’emportait toujours. Je croisai le regard de la CPE : elle avait l’air soucieuse. Enfin, elle dit :

— Bon, si vous reconnaissez tous les deux votre faute… (elle se mit à écrire sur un dossier sous sa main avant de nous tendre chacun un papier) Vous serez envoyé pour deux heures de colle ce soir.

Avec déférence, je pris mon billet de condamné et je remerciai humblement le bourreau. Mon quo-détenu me lança un regard indéchiffrable qui me fit frémir.

* * *

En vérité, je pensai sérieusement devenir une sorte de bouc émissaire avec un peu moins de poil au menton et sans les cornes du cocu mais mon sort, cependant, fut bien pire : alors que je marchais dans le couloir jusqu’à la cour de récréation, la plupart des élèves me lançaient des œillades, d’autres me zieutaient sans gêne… En l’espace d’une heure, les ragots s’étaient lancés au triple galop pour jalonner l’entièreté du collège ; j’aurais préféré être épargné et ce que je confiais à Thilio sur l’entrevue avec la CPE ne l’étonna guère :

— Je te l’ai déjà dis l’année derrière : Jim est moins riche que toi mais il est plus influent, avoua le bonhomme à la toison bleue.

— Sa mère, tu veux dire, précisai-je.

— C’est du pareil au même, ici. Oh ! J’ai failli oublier… (il attendit que l’on soit dans la cour pour me dire :) T’as raté la nouvelle élève.

— Y a une nouvelle ? fus-je étonné d’apprendre. C’est qui ?

Je le vis faire un geste par dessus mon épaule, aussi je me retournai vers la cour. Là, je vis un petit groupe rassemblé autour d’un des bancs et sur celui ci, une fille à la peau presque laiteuse, aux yeux en amande, au nez épaté et coiffée d’un chignon qui serrait ses cheveux noirs. Assise, elle ne semblait pourtant pas être écrasée par les nombreux debouts qui discutaient avec elle. Était-ce sa posture qui me donnait cette impression ? Dans tous les cas et du premier coup d’œil, je constatai vivement qu’elle en imposait.

— Elle est d’origine étrangère ? supposai-je à haute-voix.

— Japonaise, y paraît, me répondit Thilio. Elle est arrivée hier en France et ses parents l’ont direct envoyé à l’école.

— C’est chaud, le délai.

— Ouais… mais on dirait pas que ça la dérange !

Je hochai de la tête, tout aussi admiratif que mon ami : la nippone semblait être capable de grandes prouesses sociales. Ses fines lèvres s’agitaient et s’étiraient en un sourire poli… et soudain, elle tourna la tête vers moi ; ses yeux s’écarquillèrent et elle ouvrit la bouche de stupeur. Apeuré, je détournai le regard.

— Viens, on va au CDI.

— Euh… ok ? (Thilio n’allait pas refuser une occasion pareille) Tout va bien ?

— Hein ? Oui, oui, pas de soucis…

Nous allâmes au CDI sous le regard morne du documentaliste à la tête de castor pour nous pencher sur les mêmes ouvrages de fantasy qui moisissaient dans les étagères : Les Annales du Dique-Monde, Le Cycle des Princes D’Ambre, La Ballade de Pern, Lancedragon… l’ennui me gagna rapidement, aussi sortis-je de mon sac à dos mon ordinateur portable pour me mettre à écrire. En ce moment, je tentais de commencer la suite de mon précédent livre relu et corrigé, prêt à l’édition mais jamais accepté : La Terreur du Nom, un chef-d’œuvre à mon sens et celui de Thilio, d’où mon incompréhension du refus des nombreuses maisons à qui je l’avais envoyé. Seulement, rien ne me vint : le vide, la page plus blanche que l’ombre d’un négatif ; cette incapacité de ma part, moi qui d’ordinaire savait être prolixe, me mit dans un état de rage si intense que j’en fermais le clapet de mon ordinateur avec un claquement sec – le summum de ma colère – puis me prit la tête littéralement et entre les mains :

— Pourquoi j’ai pas de chance ?

— Le hasard est aux imbéciles ce que la cigarette est aux fumeurs, lâcha Thilio.

Un de ses défauts principaux était qu’il s’essayait trop souvent aux adages et autres morales à deux balles. Mais dans un certain sens – très tordu ! – il avait raison : si je me laissais porter par les événements, jamais mon histoire n’allait changer. Il fallait que j’agisse, et vite…

— J’aime pas la tête que tu fais, fit remarquer mon ami moraliste dans l’ancien sens du terme.

— T’occupe… Je ne vais pas me fourrer dans des combines biz… (je remarquai une nouvelle entrée dans le CDI, chose aussi rare qu’une éclipse solaire) Hé, mais c’est la nouvelle !

Cette dernière me remarqua immédiatement, surtout parce que je m’étais exclamé ; elle marcha rapidement jusqu’à moi et s’arrêta net. Je lui remarquai des détails supplémentaires : une tenue un peu passée de date et usée – un jean long et élimé, une veste sans manches en cuir, un t-shirt à manches longues avec un logo de groupe de rock des années 2000 – ainsi qu’un cordon autour de son cou accroché à un appareil photo. Sans prévenir, elle me plaça une photo sous le nez.

Surpris, je la regardai immédiatement et fut frappé de stupeur : sur le papier plastifié, je me trouvai au sol, le nez en sang, avachi de tout mon long ; Jim avec l’air d’un Fudō Myō-ō, debout face à moi et derrière lui, Amid et Léo qui riaient aux éclats. Je devinais que la scène avait été prise de loin (le zoom déformant toujours l’image d’une manière très infime) mais fut toutefois étonné de constater que je n’avais pas vu la nouvelle élève dans les parages hier matin. Je levai les yeux vers elle et c’est là qu’elle déclara :

— Tu veux que je fasse quoi de cette photo ?

Sa voix avait l’accent léger des îles mais le ton aigre – pardonnez-moi le jeu de mots ! – du cornichon.

— Quoi ? fis-je d’un air idiot.

— Je fais quoi de cette photo ? répéta-t-elle. Je peux la balancer sur les réseaux pour dénoncer le connard qui t’a fait ça, ou bien je te la vends pour que tu puisses le faire chanter. À toi de voir.

— Mais ça va pas la tête ?! glapis-je, tournant la mienne pour voir si personne ne nous écoutait, à part Thilio ; mais c’était le CDI, alors non, du coup je repris sur le ton du secret : C’est quoi cette histoire ?

— J’ai pris une photo. Tu es dessus, donc elle t’appartient.

Je remis de l’ordre dans mes idées perturbées et repris contenance :

— Ok, déjà : comment tu t’appelles ?

— Mapie.

— C’est pas japonais, ça…, lâchai-je puis vis son sourcil haussé ; je crachais un juron puis : Pardon.

— Y a pas de mal.

— Et… pourquoi t’as pris… non, c’est bête de demander ça.

Thilio s’approcha et se mêla à la conversation avec la question la plus impertinente :

— Combien ça vaut ? et il montra l’appareil accroché à son cordon.

— Oh, j’en sais rien, fit Mapie en soulevant sa machine. C’était à mon père, il me l’a légué.

— Toutes mes condoléances, anticipais-je…

— Il est pas mort.

…mal. Je pinçais des lèvres et elle lâcha un petit rire. Pour changer de sujet, je demandais :

— Pourquoi tu me la donnerais à moi et pas à Jim ?

— Question d’éthique : je soutiens pas les harceleurs.

Logique – dans un certain sens – mais surtout rassurant.

— Merci, dis-je sincèrement.

— Dis-le après avoir fait ton choix.

— Euh… (Thilio revint à la charge) Ça t’amuse de faire tomber les petites frappes ?

— Dans le lycée de ma grande sœur, y avait des voyous dans le même genre (elle haussa des épaules) J’ai pris des photos, placé les preuves sur les réseaux sociaux et les gens ont fait le reste.

— C’est cruel, commentai-je en pensant à la sœur.

— J’ai changé de méthodes, répondit-elle en comprenant mon intention : Si je poste cette photo, je flouterais ton visage… mais bon, avec ta réputation du moment…

Elle me lança un regard entendu et je me dégonflais par la bouche ; quoi qu’il se passe après mon « choix », j’aurais toujours une réputation de victime, chose qui me pourchasserait toute ma vie. Visiblement compatissante, Mapie fit une moue triste.

— Désolé, je voulais pas plomber l’ambiance (elle tendit de nouveau la photo) Mais c’est ça qui va te permettre de te sortir de ce harcèlement et rien d’autre.

Je marquai un silence… avant de comprendre que, de toute manière, ce collège était trop populaire pour qu’on s’intéresse à un petit gosse de riche comme moi, trop raciste pour qu’on se dise qu’un fils d’italien en valait la peine.

— D’accord, je veux bien que tu te charges de la vengeance, finis-je par décider avant de tendre ma main vers Mapie : Deal ?

Elle la regarda un instant, avant de faire une moue que je ne connaissais que trop bien : celle des marchands aux marchés aux puces quand vous commenciez à marchander avec eux.

— T’es riche, non ?

— Mon père l’est, précisai-je.

— Super, alors. Ça fera 400 €.

J’ouvrais la bouche en grand et j’entendis Thilio pouffer ; je me tournai vers mon ami avec la trahison aux tripes sauf qu’il ne fit que hausser des épaules et fit une chose rare : il me railla.

— Sérieusement, Joan, tu croyais que tout allait te tomber dans la bouche ?

Parfois, même le meilleur de vos amis doivent vous dire vos quatre vérités. Loin d’être pingre, j’allais chercher mon portefeuille et comptai les billets des étrennes de Noël : 50… 100… 200… 400 !!! J’allai ensuite vers Mapie qui fit des yeux ronds alors que je lui tendais la monnaie. Soudain, elle lâcha un rire nerveux.

— Bigre… J’étais pas sérieuse, tu sais.

— Pas grave, t’as raison de le faire…

Je me tournai vers Thilio, qui me souriait, alors j’ajoutais :

— Tout travail mérite salaire.

À l’instar d’elle et sa photo envers moi, elle hésita longuement avant de prendre les billets, non sans les vérifier à la lumière du soleil filtrant de la lucarne granulée. Après cela, elle divisa le pactole en deux et m’en passa la moitié avant de me dire :

— Tu me fais un avaloir et après tu me paierais le reste.

—…c’est honnête, constatai-je en rangeant les billets dans ma poche.

S’ensuivit un silence gênant. Thilio le brisa avec sa verve légendaire :

— Bon, bah… salut, hein.

— Ouais, salut, ajoutai-je sans grande conviction.

Mapie me fixa du regard et répondit :

— La prochaine fois qu’on se verra, il sera tombé.

Elle sortit en trombe du CDI au moment même de la sonnerie de fin de récréation. Qu’entendait-elle par là ? Elle n’allait pas sécher les cours dès le premier jour, quand même ? Enfin, j’imaginai alors qu’elle souhaitait lâcher une phrase classe pour l’effet… et je constatai le documentaliste qui n’avait rien raté de ce petit spectacle. Cependant, il déclara en tout bon professionnel qu’il était :

— Du moment que c’est pas de la drogue, des armes ou des archives illégalement détenues, c’est pas mon problème.

* * *

La journée continua sans encombres… Jim m’évitait comme la peste, ce qui m’inquiétait d’autant plus sachant qu’il n’avait plus de pression ; Thilio ne me lâchait pas des basques et vu que j’avais un penchant solitaire, je devais m’accommoder de cette situation. Comme promis, je ne croisai pas une seule fois Mapie et m’enquis-je auprès de mon ami, qui me révéla que la SVT était une option pour elle et qu’elle faisait partie de la classe de rattrapage.

Enfin, sans encombres, c’était vite dit : le dernier cours – littérature avec M. Erik aux yeux globuleux – me révéla une surprise des plus sordides :

— M. Cardinali et Mme. Sorakann, vous travaillerez en groupe pour l’exposé de la semaine prochaine.

Pour information, notre bien-aimé professeur à l’imposante carrure imposait chaque semaine un exposé pour un groupe de deux à quatre élèves. L’année dernière, il laissait ces derniers choisirent leurs collègues de travail mais à la grande surprise du jour, il avait décidé de changer de tactique. J’ouvrai la bouche, la protestation chargée dans le canon de ma gorge mais l’enseignant m’empêcha de parler :

— M. Cardinali, mon choix de binôme a été judicieusement réfléchi donc vous vous dispenserez de me faire part de vos critiques : réservez-les pour l’exposé sur le régime macroniste.

Tir mouillé de ma part. Je me rassis avec l’impression désagréable qu’on m’épiait… Oh, bien sûr : notre cher Jim se chargeait de se transformer en loup pour me donner l’envie de détaler comme un lapin. Je n’eus même pas besoin de me tourner pour le savoir, par contre je lançai un regard vers Laura : la tête plongée dans son cahier de textes, elle organisait sûrement sa semaine pour qu’on puisse travailler ensemble. J’aurais préféré travailler avec Thilio, la seule personne qui ne s’arrêtait pas à mon statut.

Le cours s’ensuivit sur les trop nombreuses anecdotes de M. Erik qui, cette fois, ne m’affubla pas de son regard flippant et moi je tentai vainement de me concentrer alors qu’un fauve enragé me fixait intensément. Vous connaissez les Anges Pleureurs de la fabuleuse série Doctor Who ? Des statues immobiles jusqu’à que vous ne les regardiez plus ; c’était pareil avec Jim mais dans l’autre sens, si je le regardais…

— T’as de la chance, bougonna en murmurant mon ami aux cheveux bleus. J’aurais bien aimé travaillé avec Laura, moi !

— J’échange ma place avec toi quand tu veux…, répondis-je sur le même ton.

— M. Cardinali et M. Mazol ! (Le professeur nous darda immédiatement) Je ne tolère pas les bavardages dans mon cours ; dernier avertissement pour vous ou vos petits camarades.

Nous nous tûmes et continuâmes l’effort collectif de comprendre le cours malgré la profusion d’expériences partagés par notre enseignant. Bien que je n’appréciai pas me faire réprimander, je saisissais à cet âge l’importance d’un cours de collège se déroulant dans le calme et la clarté : ce que l’on apprend là-bas, on le retient la plupart du temps toute sa vie ; pour ma part, je n’en perdis pas une miette.

Le cours de littérature terminé, les élèves s’empressèrent de sortir de leur pire cauchemar – sauf pour Thilio, Laura et moi – bien que je dérogeais à la règle en suivant le mouvement ; seulement, la fille la plus cool du collège m’interpella :

— Hé, Joan !

— Oui ?

— Je suis libre ce soir. Tu es disponible ?

— Y a des chances… mais où tu veux qu’on se retrouve ?

Le collège fermait définitivement ses portes à 19h30 là où les cours s’arrêtaient environ à 18h ; la permanence restait donc ouverte pour les plus courageux ou les plus fous. Mais contrairement à ce que je pensais, Laura fit non de la tête.

— Je suis disponible qu’à partir de 20h. On se retrouve chez toi ?

— Euh… D’accord ? Laisse-moi envoyer un SMS à mon père pour qu’il puisse venir nous chercher… (elle me coula un regard interrogateur) J’habite à Homps.

— Ah bon ? C’est juste à côté de chez moi !

— Tu habites à Tourouzelle ? devinai-je en textant rapidement à mon paternel.

— Oui… Ma mère et moi, on est françaises natives, c’est pour ça que je connais bien la région.

— Hmm… Et pourquoi 20h, si c’est pas trop indiscret ?

De l’âne au coq je passai avec l’adresse d’un mulet.

— Je dois m’occuper du champ avec ma mère mais le mercredi soir, je ne suis pas de corvée de chargement.

Je hochai de la tête. Si je ne lui demandai pas pourquoi je proposai que l’on travaille chez elle, c’était probablement parce qu’on s’attendait à ce que ce soit plus grand chez moi et c’était vraiment le cas. D’ailleurs, je me voyais mal débarquer chez la petite amie de mon pire ennemi… avant de me rendre compte que, de toute manière, c’était soit chez moi, soit chez elle ; nos heures de permanence n’étaient pas suffisantes pour terminer le genre de projet qui valait une excellente note chez M. Von Heimmer.

J’envoyais un message expliquant la situation à mon père et il me répondit à l’affirmative un instant plus tard… avec un emoji « clin d’oeil bisou » qui me fit faire une grimace. Laura dû l’interpréter d’une autre manière car elle demanda :

— Ton père ne peut pas venir nous chercher… ?

— Si, si ! C’est juste qu’il se fait des idées de vieux quarantenaire…, commentai-je sans y penser.

Je ne distinguai pas le visage de Laura quand je rangeai mon téléphone, l’entendant juste dire :

— Ouais… Ils sont tous fantasques à leur manière !

Un hochement de tête de ma part et nous partageâmes tous deux un sourire mi-gêné, mi complice. Apparemment, elle aussi avait un parent similaire. Nous nous quittâmes sur cette note étrange que je ne sus qu’entendre sans interpréter, me laissant rejoindre Thilio pour le cours suivant. Malheureusement ce dernier me lança un regard si entendu, en faisant tressauter ses sourcils que je dus faire taire ses idées de vieux quarantenaire :

— Si t’es pas content, écris une fanfiction, grommelai-je en m’installant à la table juste devant celle de la professeur de Mathématiques.

Thilio me tira la langue en ricanant alors que Mme Lamula nous regardait d’un air interrogateur. Je lui offris mon sourire le plus enjôleur et d’une main de fer, elle commença le cours le plus éreintant mais le plus gratifiant de cet établissement :

— Bonjour tout le monde. Rangez vos cahiers, vos trousses et tout le reste, ne laissez que votre stylo, crayon, votre gomme et règle sur la table. Ce matin, c’est contrôle-surprise de géométrie !

Personne ne lâcha des cris de protestation et on entendit seulement quelques grognements ennuyés. Chaque cours, la professeur commençait par un contrôle de connaissances sur le cours dernier, alors parler de « surprise » était juste une fantaisie de sa part. Mme Lamula ne laissait jamais ses élèves sur le carreau, tentait toujours de les pousser à faire le meilleur d’eux-mêmes ; de ce fait, tous les contrôles comptaient dans la moyenne ce qui incluait que j’étais au taquet pour chaque petite épreuve.

Une fois le contrôle terminé (j’avais réussi en bon petit soldat des chiffres), la professeur ramassa les feuilles et les rangea soigneusement dans un trieur spécialement réservé à ces petits contrôles. Chaque fois que je regardai ce trieur, je me disais que c’était un trésor d’archives.

— Bon ! Maintenant que la tempête est passée… (la professeur sourit à sa propre blague, personne ne rit) Nous allons passer au thème suivant : l’analyse vectorielle à l’aide de matrices ! Ouvrez votre livre à la page…

Et ainsi commença la lente ascension de l’apprentissage pour votre dévoué serviteur… Bon, j’abuse un peu : je préparai le cours suivant chaque soir et le thème suivant chaque week-end précédent, me permettant de maintenir mon niveau élevé. Un génie, moi ? Je n’étais certes pas parti de rien mais je n’allai pas nulle part : quelque soit la matière, je donnai le meilleur de moi-même pour parvenir à décrocher une bourse pour le meilleur lycée de la région : Ernest Ferroul.

Alors que j’expliquai avec assiduité la façon de transformer une matrice 1x3 en vecteur à Thilio, je jetai un petit coup d’œil dans la salle… et je remarquai deux détails qui sautaient aux yeux : Kilian qui travaillait avec un sérieux exemplaire et Jim qui tentait de lui parler. Je fus peu étonné du premier détail puisque la mère Lamula avait sûrement tiré les oreilles à son fils mais… Jim et Kilian qui copinaient ? Ça n’annonçait rien de bon…

Je reportai mon attention sur Thilio et les exercices d’entraînement bien que je la sentis pas totalement centrée… Malheureusement, cela impacta mes performances rigoureuses et je fis deux erreurs : je confondis la direction et le sens ainsi que deux vecteurs ayant des données internes identiques mais des coordonnés différents. En bref, je devins déboussolé.

Sorti du cours de mathématiques, midi sonna et la pause de deux heures qui l’accompagnait ne m’épargna pas d’un fabuleux coup du sort : Thilio reçut un appel urgent de sa mère. Je le vis porter son téléphone à l’oreille et l’attendit, le regard fixé sur son visage… et je senti mon coeur tanguer en le voyant blêmir et dire :

— Elle n’a rien ?… Oui, bien sûr… Non, non, mon père n’est pas à la maison, il est… oui, oui… Appelez mon grand-père, il habite à Narbonne… Merci, Antoine…

Antoine, le nom d’un médecin traitant narbonnais et meilleur ami de Mme Mazol, la femme la plus courageuse et gentille que j’ai jamais eu l’occasion de voir. Quand mon ami raccrocha, je le posai une main affectueuse sur son épaule parce que sans me le dire, j’avais deviné : sa mère avait eu un accident de travail.

— Tu veux en parler ?

— Pas ici, Joan, pas…pas tout de suite… (il respira un coup ; il était blanc comme un linge) Je vais à la vie scolaire.

Je le laissai partir au pas de course ; dans le couloir, il semblait devenir minuscule, insignifiant. J’eus peur pour Mme Mazol mais bien plus pour lui : si mon ami venait à… finir seul, alors qui s’occuperait de lui ? Je convaincrai mon père pour qu’on puisse le garder, pensai-je pour moi-même sans me rendre compte que je considérai alors mon meilleur ami comme un animal de compagnie. Comme je l’ai dit plus haut, j’étais jeune et con.

Comme tous les cons, je me retrouvai seul, seul au beau milieu d’un couloir où les élèves passaient en me jetant de rapides coups d’œil interrogateurs. Comme tous les jeunes, je me tournai et suivis le cours fluvial qui se jetait dans les eaux de la cantine… quand un bras entoura mon épaule.

— Mon p’tit suceur préféré, tu m’as manqué !

Ce contact me fit frémir et la voix qui avait susurré à mon oreille me pétrifia presque. Jim, le sourire aux lèvres, me regardait d’un air si carnassier que lui voir pousser des crocs ne m’aurait pas surpris. Avec un geste doux emprunt de violence sourde, il me tapa le bras de son poing en disant :

— On a beaucoup à se dire, mon gars…

— Et si on en discutait autour d’un délicieux repas, hum ? bredouillai-je – fichue voix ! – avant de déglutir.

— Hmm… Nan, très peu pour moi le hachis parmentier. Trop de viande hachée, tu vois ?

Il lâcha un rire sardonique et je fis un ricanement étranglé. Malgré moi, le bougre m’entraîna à travers les couloirs en lâchant des « mon gars, faut qu’on se fasse une bouffe ! » ou bien « finalement, je te trouve plutôt sympa… » et puis au fond, aucun pion assez fou ne risquerait sa carrière pour aller déloger le sale petit con de Jim pour sauver les fesses du sale petit bourge de Joan.

Bref, je me retrouvai dans la situation suivante : nous sortions dans la cour où les repus glandaient sur les bancs, sur l’herbe de la pelouse ou rôdaient sous le préau pour nous faufiler derrière, là où se trouvait l’ancien terrain de foot et la vieille remise. Normalement, personne n’avait pas le droit d’y aller car le vieux métal pouvait vous blesser ou pire, vous inciter à infliger aux autres ce que vous auriez pu subir. La vieille remise était normalement surveillée mais Jim avait sûrement calculé son coup : d’un coup de pied bien senti, il brisa le cadenas tombant presque en poussière, ouvrit la porte grinçante et me balança sans ménagement à l’intérieur de la petite pièce sentant le moisi et la rouille. Quand il referma la porte derrière lui, la seule lumière filtrant à travers la toiture trouée, j’eus l’impression idiote de me retrouver dans un mauvais scénario de yaoi un peu abusif. Sauf que les yaoi étaient passés de date depuis des lustres et qu’étonnement, la vie ne se résumait pas en syndromes de Stockholm.

Jim soupira et se frotta la nuque en secouant sa tête, claqua de la langue et dit :

— Qu’est-ce t’as encore foutu, mon p’tit bobo gauchiste ?

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler…

Bien sûr, je mentais honteusement.

— Me prends pas pour un pigeon juste parce que t’as plus de thune que moi ! gronda la gueule d’ange blonde.

Il fila vers moi à la vitesse de l’éclair pour m’attraper par le col et je baissai les yeux, tendu, prêt à recevoir des coups.

— Regarde-moi quand je te parle ! (J’obéis) C’est mieux. Explique-moi pourquoi ma copine vient chez toi ce soir.

— L’exposé, Jérémie…

— Ah oui !? (Il me secoua tel un sac un patates) On sait très bien toi et moi que ça a pas de sens ! Même en ayant assez peu d’heures de perm’, Laura et toi peuvent réussir à faire ce putain d’exposé les doigts dans le nez !

J’écarquillai les yeux d’étonnement, faisant grincer Jim.

— Quoi ? Tu crois que je suis aveugle à ce point ? Je connais ma petite amie mieux que toi, bouffon ! Et toi, je sais que t’as beau être une petite merde de bourge, t’as malheureusement assez de jugeote pour être bon et chiant ! Oh, et puis merde !

Il me lâcha et je tombai sur mes fesses alors que le complimenteur se frottait le visage. Même dans la pénombre, je remarquai des détails qui sautaient aux yeux : des cernes creusées, un teint cireux, de la sueur… et je me souvins de ses yeux : les pupilles étaient dilatées.

— Merde, Jim.

Ce fut tout. Je me relevai et il se tournait vers moi avec l’énergie d’un chien enragé. J’avais vu juste.

— T’es complètement défoncé. Merde.

— Ta gueule, tu sais rien, cracha-t-il en pointant son doigt sur moi. Toi avec ta petite vie tranquille de riche, tu sais rien…. Merde !!!

Il frappa du pied un tas de plots décolorés et je sursautai. Comprenez-moi, voir autant de rage chez quelqu’un ne peut pas vous laisser indifférent, même si vous haïssez la personne. Et moi, tout « bon petit bourge » que j’étais, je restai capable d’éprouver de la pitié. Je demandai :

— Depuis quand ?

— Ta gueule.

— Merde, Jim ! Depuis quand ça dure ? T’as beau être un sale connard… (je le vis de nouveau faire volte-face mais je continuai)…je veux pas que tu sois comme ça.

— Parce que tu tiens à moi ? minauda-t-il, la voix dégoulinante de sarcasme.

— Non, ça ferait tâche sur mon dossier.

C’était clair. Si clair qu’il éclata de rire.

— Putain, et moi qui pensai que t’avais pas de couilles ! (Il grinça des dents) Je me serais bien amusé à te déloger deux dents, mais je suis dans le même cas que toi ; je peux pas me permettre de voir mon avenir finir dans le néant.

— Alors tu veux faire quoi ? Tu peux pas me tabasser et en plus, je sais que tu te drogues.

Je lui sous-entendais que je possédais un moyen de pression contre lui ; vu son air apeuré, je sus que j’avais touché la corde sensible. Soudain, il prit un air menaçant en s’approchant de moi.

— Tu…, commença-t-il mais je le coupais :

— Touche-moi et je balance ton petit secret.

Ce fut son sourire qui infirma ma précédente victoire.

— Quel secret ? Quelle preuve tu as à part une observation ? (il lâcha un ricanement nerveux) Et moi qui flippait pour rien ! En fait, tu peux rien contre moi !

Dans ce genre de situations où vous êtes poussés à bout comme ce bon vieux Jim, vous commenciez à perdre patience ; vous commenciez à vous demander ce qui pourrait vous sauver du précipice ; enfin, vous vous précipitiez sur la seule échappatoire possible, fut-elle la destination vers votre chute. Jim s’était accroché et il avait bien choisi sa route. Moi, je dégringolai de l’escalier en colimaçon tête la première :

— J’ai des photos qui peuvent te faire couler.

Il ne me crût pas au début mais mon assurance visible sembla lui suffire à revenir sur ses positions.

— Ah oui ? Et tu as fait quoi pour les prendre ? Parce que j’ai vu aucune toile d’araignée collée dans les arbres, blagua-t-il en faisant une référence démodée.

N’ayant aucun moyen de rattraper ma gaffe, je fermai mon clapet. Je pris soudain conscience que cela ne servait en rien de garder le silence car Jim en devint plus méfiant. Toujours près de moi, il m’examinait avec l’acuité d’un chirurgien en pleine opération. Il leva tout à coup les bras – je sursautai, pensant qu’il allait me frapper – mais il fit un geste défaitiste, un rictus aux lèvres :

— Très bien, l’bobo. Si tu veux rien me dire, alors j’attendrais que ta ou ton acolyte se révèle de lui-même.

Je vis son sourire devenir triomphal. Diantre : j’avais probablement réagi un peu trop à sa supposition et le voilà certain que je n’agissais pas seul. Ma négligence née de mon désir de renverser la balance avait mis en danger non pas un, mais deux personnes.

En rétrospective, cependant, j’avais beau savoir que le plafond était troué, j’oubliai en ce moment-même que n’importe qui d’assez curieux se serait faufilé jusqu’à la petite remise pour suivre les deux ennemis, aurait pu entendre de quoi nous parlions et envisager un plan plus large. Vraisemblablement, je sais désormais que ce n’importe qui était bien présent ce jour-là, aussi silencieux qu’une onde et aussi mortel qu’une lame de fond.

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