Chapitre 3 - La retournée

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Après avoir été lâché dans la nature par un serpent en devenir, je mettais tous mes talents d’observateur et d’orientation au service d’une seule mission : trouver Mapie. À l’instar des travaux sur la mémoire de l’eau, ce fut une recherche infructueuse et la sonnerie retentit. Résultat : j’étais terrifié et affamé, alors ce fut en proie traquée que je rejoignis ma classe. Coincé dans la file d’élèves aux abords de la salle de cours, je cherchai Thilio du regard mais ne le vit nulle part ; désespéré, j’entrai en cours avec, pour la première fois, l’impression d’aller au bagne. Je m’installai sur ma chaise si lourdement que je ne vis même pas qui se trouvait à côté de moi.

— Ça va ?

Je ne prêtai aucune attention aux alentours, mes pensées tournées vers…

— Oh, je te parle.

Le ton inquisiteur me sortit de mes tergiversassions pour me planter à côté de Kilian Emula. Je failli me lever de ma chaise pour aller m’asseoir autre part mais me retins de justesse ; le faire aurait été insultant et en plus, tout le monde l’aurait vu. En fait, de près, Emula n’avait pas l’air si effray… non, il l’était complètement : on aurait dit un cadavre ambulant à qui on instillait de force de l’énergie vitale. Il me regardait avec une insistance étrange… avant que je me souvienne de la question :

— Oh ! Pardon… J’étais perdu dans mes pensées.

— Ça se voit. Heureusement, on est en arts plastiques.

Cela me demanda un instant pour comprendre qu’il s’agissait d’humour. Incompréhensible certes mais je ris néanmoins, ou lâchai-je une succession de borborygmes. Le baraqué me dévisagea bizarrement avant de détourner son attention vers des papiers éparpillés en face de lui. Curieux comme j’étais, je glissai sans y penser un regard et fut époustouflé par la vivacité qui me prit au cœur.

Un mot : beau. J’étais devenu aphasique.

Juste… imaginez-vous dans une exposition d’avant-garde, vous vous baladiez mollement parce qu’on vous avait invité sur un coup de tête et que vous aviez accepté parce que ce sont des amis, et bla, et bla… dans ces couloirs croulants sous des œuvres plus incompréhensibles que les autres, votre regard avachi à même vos cils… quand soudain ! Là ! Un tableau capte votre attention, vous plante un couteau dans le cœur en vous embrassant passionnément.

J’étais dans le même état lorsque j’entrevis les dessins fabuleux… avant que Kilian ne les ramasse en une pile pour les fourrer dans son sac. Il me lança un regard mauvais aussi je ravalais chaque remarque au fond de ma gorge pour me concentrer sur le cours. Je vous passe les détails : je ne suis pas seulement bon en sciences et en lettres mais aussi en art, parce que je bosse dur et bien, j’ai la technique… mais le coup de crayon ? Durant tout le cours, je me demandai bien pourquoi Emula avait d’aussi mauvaises notes dans cette matière alors qu’il possédait un « don ».

Une fois mon travail de classe rendu et ma personne sortie de la salle à la fin du cours, je consacrais le reste de mon temps à retrouver Mapie. Je demandai aux élèves, aux pions mais j’évitai la vie scolaire de peur que l’on me soupçonne quelque mauvais coup ; il allait sans dire que ma réputation d’élève modèle était à ce jour sérieusement amochée. Après d’infructueuses recherches, je tombai, à la maison des élèves, sur une fille à l’air éteint, contrairement à son téléphone dont elle décrocha ses yeux quand je lui demandai des infos…

— La nouvelle ? Ouais, elle est dans ma classe…, me répondit-elle d’une voix traînante. Pourquoi tu veux la voir ?

— T’occupe. Si toi t’es en permanence, elle est où en ce moment ?

— Je sèche les cours, pour info.

— Huh. Donc elle est en cours ?

Mon interlocutrice sourit à pleines dents.

— Nan. Elle sèche aussi les cours alors je sais pas où elle est… quoi que… ?

— Accouche, j’ai pas le temps pour ça.

— Oh, j’ai la mémoire si courte !

— Vraiment ?

Je soupirai et sortais un billet de vingt euros. Les yeux de la collégiènne devinrent si brillants qu’elle sembla renaître. Elle arracha l’argent de mes mains et prit un air pensif.

— Si je me souviens bien, elle traîne souvent près du ruisseau à la sortie du boulevard Ferdinand Buisson. Tu sais, quand tu descends vers le petit pont et…

— Oui, je vois, la coupai-je. Merci de l’info, bonne journée, au revoir.

Bon, me disais-je en sortant de la maison des élèves, j’ai une piste. Je me sentais un peu détective privé mais un problème subsistait : je ne pouvais pas sortir sans autorisation préalable de mon père. Or, celui-ci travaillait et le déranger annulerait mes chances de le convaincre de sortir plus tôt (il préférait que je reste au collège en « toute sécurité »). Bref, j’étais dans une nouvelle impasse mais ça n’était qu’un obstacle supplémentaire à franchir. Il existait deux sorties officielles : les deux grandes et vieilles portes rouges ainsi que le récent portail en fer peint en blanc, toutes deux débouchant sur le boulevard. En l’occurrence, je rayais de ma liste les portes car sans clé, impossible à ouvrir. Le portail blanc, alors ? Vers l’accueil, là où l’on pouvait rejoindre le portail en passant par la petite cour, le petit concierge roupillait paisiblement, comme à son habitude. Tout à fait capable de me faufiler sans bruit, j’avais peu de chance d’en ressortir vivant : déjà parce qu’il y avait une caméra qui enregistrait les trois derniers jours durant (j’avais demandé au-dit concierge par curiosité) mais aussi parce que chaque fenêtre donnant sur la petite cour d’entrée était reliée aux bureaux de la CPE, de l’assistante sociale et de la vie scolaire. Des tonnes de mirador pour empêcher aux élèves de faire le mur.

Il fallait se tourner vers des solutions plus drastiques, qui allaient me coûter plus cher sur le long terme mais de toute façon, j’avais le choix entre potentiellement prendre un blâme et me faire tabasser dans la soirée par Jim parce que sa petite amie allait venir chez moi. Je fendis les couloirs vers la grande cour, en prenant soin de ne pas me faire remarquer à travers la baie vitrée donnant sur la salle des profs. Dans la cour, je me dirigeais vers les locaux des cours pratiques (cuisine, tâches ménagères, etc.) et passai derrière : là, un grillage haut de quatre mètres, transpercés de branches sauvages. J’entendais les voitures déraper autour du rond-point du Boulevard Albert et je savais qu’en face de moi, derrière les buissons foisonnants, se trouvait la Miellerie d’Alban. Mon père y passait souvent quand il venait me chercher au collège.

Tout en jetant des coups d’œil par-dessus mon épaule, j’auscultai le grillage à la recherche de… là ! Les rumeurs parlaient d’un élève qui s’était fait la malle sans que personne ne sache comment. En fait, c’était simplement parce que les plantes, à mon sens plus infatigables que le vent, avaient réussi à tordre le métal en poussant au travers jusqu’à faire un trou. Petit, cependant : je pris deux minutes à m’infiltrer à l’intérieur. Je sifflai de douleur en me faisant griffer par les fils de fer coupés.

Bouger dans un buisson n’est pas très compliqué. Le plus dur avait été de sortir tête la première sur une route fréquentée par des voitures. Pour vous donner une idée, imaginez vous en voiture, au siège passager ou arrière, la tête tombée contre la vitre par excès d’ennui. Votre regard se tournerait alors vers la verdure entrecoupée par le bleu du ciel… et un visage enfeuillagé. De quoi vous rendre confus le reste de la semaine !

Après m’être évité une mort accidentelle en marchant sur le muret soutenant le terreau des plantes, j’atteignais la rue qui donnait sur la voie ferrée. La gare se trouvant à droite, le ruisseau à gauche, je me faufilai dans une petite ruelle, traversa un passage piéton et atteint un parking de riverains. Continuant mon chemin en regardant autour de moi pour voir si aucun voyou ne me suivait, je finis par déboucher sur un escalier descendant au ruisseau. Bien sûr, je vous ai dégrossi le trajet pour éviter un surplus de détails flauberiens.

Arrivé au Ruisseau de la Joure, je me recueillais un instant autour du chant glougloutant de l’eau. Je n’avais pas le temps de m’asseoir mais au moins pouvais marcher au bord, direction jonction Passe des Lilas. J’aurais pu couper directement par cette rue, mais la perspective de me faire voir par erreur aurait pu avorter mon projet. Pour tout vous dire, je me sentais grisé par la sensation d’avoir bravé l’interdit avec autant de facilité.

Me voilà habité par cette sensation d’invincibilité qui survient lorsqu’on réussit quelque chose qu’on ne se pensait pas capable de faire.

J’aperçus Mapie quand j’approchais de la jonction. De loin, je pensai d’abord qu’elle regardait le mur mais rapidement je vis que ses lèvres bougeaient et que son regard se tournait dans mon angle mort (la jonction passait sous un ponton avec un virage serré). Elle parlait à quelqu’un. À qui ? Les bonnes questions restant souvent sans réponse, je me fis remarquer et ses yeux s’écarquillèrent en m’apercevant. Je fis un signe de la main en la rejoignant.

— Salut.

— Qu’est-ce que tu fais là ? siffla-t-elle en tournant la tête de droite à gauche.

Je regardais dans l’angle du virage en penchant légèrement la tête ; personne.

— Je te cherchais, répondis-je.

— Bah t’aurais pas dû ! Si tu veux que ta demande soit bien faite, fais moi confiance !

— Eh, calmos ! Je veux juste savoir si je peux t’aider pour quoi que…

— À d’autres. Jim t’a menacé et tu veux accélérer le processus, ça se voit sur ton visage à trois kilomètres.

Moi et ma fabuleuse trogne plus lisible qu’un manuel de CP. Je fis la moue et hochai de la tête. Mapie râla :

— Écoute, t’es pas le seul qui est harcelé dans ce collège. Y en a plein des comme toi, et dans de pires situations qui plus est. Tu sèches les cours ?

— Non, c’est mon heure de permanence.

— Alors rentre en perm’, attends la fin de la journée et rentre avec la meuf de Jim pour faire ton exposé sur Macron et il y aura aucun problème.

— Comment tu sais pour l’exposé ? lui demandai-je, soupçonneux.

Déjà que je n’avais pas soulevé le fait qu’elle semblait discuter avec l’air juste avant qu’elle ne me remarque…

— Se renseigner sur les ragots, les potins… C’est pas compliqué et les nouvelles vont vite. Surtout quand ça concerne des gens comme Jim ou Laura.

— Ah, pas moi ?

— Toi, t’es la victime de deux tempêtes de l’histoire.

Je voulus lui faire remarquer que ce qu’elle venait de dire ne faisait aucun sens quand soudain, elle me plaqua contre le mur et sa main contre ma bouche et mon nez ! Le choc me coupa le souffle et je ne pus que hoqueter de surprise face à son regard : deux fusils qui me tenaient en joue. De son autre main, elle mima un « chut ». Je la vis tourner la tête vers le dessous du ponton.

Des pas. Je tendis l’oreille et devinai une démarche lourde suivie d’une saccadée. Deux personnes, qui s’arrêtèrent juste au dessus de nous. Une voix rocailleuse à l’accent tranchant lança :

— J’aurais juré entendre quelqu’un parler. Et toi ?

Une voix geignarde lui répondit :

— Moi ? Quoi, moi ? De quoi tu parles ?

— Pendant qu’on parlait, toi et moi…, grommela la grosse voix.

— Hein ? Je… m’en souviens pas trop.

— C’était à l’instant, comment tu peux ne pas… (la première voix marqua une pause) Merde !

— Quoi ?

— On nous a espionné.

— Hein ? Mais comment… Oh !

— Oui : quelqu’un s’est lié à toi pour entendre notre conversation et a brouillé ton esprit pour pas que tu le remarques.

— Putain ! Le fouineur doit pas être loin…

Il fallait dire que, dans les circonstances dans lesquelles je me trouvai, je ne faisais plus un bruit. Tout à coup, j’entendis Mapie murmurer des choses en baissant les yeux. En même temps, elle agitait sa main libre en contorsions bizarres. Je faillis éclater de rire jusqu’à entendre un grognement lourd et le bruit mat de chaussures qui claquent au sol. Je tournai la tête.

Une montagne de muscles, chauve avec une barbe plus fournie qu’une mauvaise herbe tournait la tête vers nous. Mon cœur s’arrêta sous ce regard poinçonnant… mais il ne me fixait pas. L’homme à la barbe regarda par dessus son épaule lorsqu’un autre, à l’allure de vautour, sauta du ponton. Lui aussi regarda en notre direction, mais ne sembla pas nous voir. Qu’est-ce qu’il se passe ? paniquai-je en cherchant Mapie des yeux ; elle continuait de laisser traîner sa vision dans un monde que je ne comprenais pas, de marmonner des litanies en langue inconnue et d’agiter sa main tel un chef d’orchestre éméché. Son autre main sentait l’asphalte.

Je reportai mon attention sur le duo d’inconnus ; ils avaient l’air si méfiants que j’eus peur que l’illusion qui nous maintenait hors de leur champ visuel allait disparaître.

— Personne, finit par dire le colosse.

— Merde, lâcha le vautour. Merde !

— On s’en va.

Quand ils eurent disparu, je crûs que mon cœur allait exploser. Finalement, Mapie cessa de faire son petit numéro, enleva sa main de ma bouche et je prenais une goulée d’air frais. Elle me lança un regard dédaigneux.

— Pourquoi ta main sent aussi mauvais ? lançai-je en toussant, sans réfléchir.

— Elle sent l’asphalte parce que j’ai dû invoquer les forces du sol pour nous dissimuler, et ça passait à travers ma chaussure.

— Hein ?

Sans prévenir, sa main fila vers mon visage à la façon d’une araignée de film d’horreur. Je fus stupéfait de la force inouïe qu’elle déploya, m’empêchant de bouger… non, c’était mon corps entier qui était paralysé !

— Désolé, mais ça doit rester secret. C’est pour ton bien. [Par l’air et par le vent, faites que les nuages voilent son souvenir !]

Sa dernière phrase me parut tout droit sortir de la bouche d’un gouffre ; je me sentis traversé par un éclair et me tendis si fort que j’aurais pu rompre tel une brindille. Les ténèbres m’engloutirent ensuite alors que je tournais de l’œil…

…et je me réveillai l’instant d’après, traversé d’un mal de tête. Ma vision me revint petit à petit et je vis Mapie accroupie à mes côtés, l’air inquiète. L’était-elle à cause du fait que je venais de la retrouver ou parce j’étais… tombé ?

— Oooh…, fis-je en guise de plainte en me redressant.

— Doucement. T’as glissé sur de la vase et tu t’es ramassé en beauté. Comme tu t’es cogné la tête, j’ai appelé une ambulance.

En effet, j’entendais déjà la sirène caractéristique. Je maugréai :

— Désolé… J’aurai dû te faire confiance et attendre au lieu de venir te chercher….

— T’inquiète, c’est les risques du métier. Mais souviens-toi : si je me fais chopper, c’est fini de nous deux.

Elle parlait de Jim, bien sûr… Je hochai péniblement de la tête avant de grimacer, mon crâne m’élançant. Mapie posa la main sur mon épaule.

— Reste tranquille, je vois les secours qui débarquent.

Dix minutes plus tard, je me retrouvai à l’hôpital de Lézignan, assis sur un lit avec un médecin et une infirmière à mon chevet qui me faisait passer une batterie de tests. Tout se passait plutôt comme sur des roulettes quand j’entendis des éclats de voix provenant du couloir. Soudain débarqua mon père furibond, apostrophant le personnel médical qui ne voulait pas le laisser passer.

— Je suis parent, vous dis-je ! Vous voulez quoi, son livret de famille ? Allez, bougez !

Quand je vous parlais des rares colères, celle-ci en faisait partie. Malheureusement, elle était dirigée contre une seule et unique personne, vers laquelle mon père pointa son doigt accusateur en ignorant le médecin et l’infirmière : moi.

— Jeune homme, nous allons discuter de ton avenir !

Dit comme cela peut vous sembler loufoque à ce stade mais le ton agressif que M. Cardinali employait me laissait entrevoir la sévère correction que j’allais me prendre. Se laissant pousser des ailes de moralisateur parental, le médecin commença :

— Monsieur, votre fils vient juste de sortir d’un traumat…

— C’est souvent quand un homme est face à sa mort qu’il révèle sa vraie nature !

La déclaration assurée de mon père coupa la chique du médecin qui affichait une mine horrifiée, en se tournant successivement vers l’infirmière qui secoua sa tête pour s’écarter du conflit. Mon père, lui, n’en démordit pas en se tournant vers moi :

— Qu’est-ce qui t’as pris ? J’écoute !

Je m’apprêtai à lancer de vagues excuses ou à inventer un mensonge sucré sauf que je connaissais trop mon géniteur : il enseignait à des tronches à longueur de journée, ces dernières pouvant trouver les moyens les plus vicieux pour justifier leur paresse ou leur retard. Et mon père était un torrent d’intuitions qui perçait les moindres faiblesses des barrages de mensonges et de faux semblants. De honte, je baissai les yeux et lâchai entre mes dents :

— Je voulais retrouver une amie.

Ce qui était tout à fait vrai tout en étant tout à fait faux. Mon père devina mon omission mais ne la releva pas, du moins pas oralement. Je ne regardai que le sol, penaud au possible.

— On va continuer cette discussion dans la voiture, déclara-t-il.

— Monsieur, je ne peux pas…, tenta le médecin.

— On va continuer cette discussion dans la voiture.

Je cherchai du soutien chez le médecin mais il détourna son attention sur l’infirmière, faisant mine de ne pas m’avoir remarqué. Il n’y avait donc pas que la charité dont se foutait l’hôpital… Mon père n’était pas idiot, cependant ; il laissa faire les tests se dérouler, cette fois sous son œil critique de littéraire. Il ne se gêna pas pour abreuver le médecin de questions sur la nature et la raison de chaque test, jusqu’à que ce dernier soit trop soûlé et finisse par me laisser partir avec un mal de crâne et un paquet de dolipranes.

Rentré dans la voiture aux côtés de mon père, je refermai la porte. C’est là qu’il se lâcha :

— Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Tu te rends comptes ? Faire le mur à ton âge ! Tu as pensé aux répercussions sur ton dossier ? Ton avenir ? Heureusement que les secours sont arrivés ou tu aurais… Joan ! Tu m’écoutes ?

— Je t’écoute.

Au moins là, je ne mentais pas.

— Bien. Tu sais alors ce qui va arriver ?

— Oui.

— Pas de sorties pendant deux mois, clubs et autres, pas de cadeaux ni de faveurs en récompense à tes notes…, commença à énumérer mon père.

Il s’arrêta un instant et je levai mes yeux toujours baissés vers lui : il paraissait hésiter.

— Ah oui, je te confisque ton ordinateur.

— Quoi ?! m’exclamai-je. Mais… et mes écrits ?

— Tu pourras en faire des nouveaux sur papier, déclara le prix nobel en démarrant la voiture. Je te propose un thème intéressant : la responsabilité de l’enfant vis à vis des parents.

— Attends !

Il ne pressa pas la pédale de l’accélérateur et se tourna vers moi, interdit.

— C’est toujours possible pour que tu puisses venir chercher Laura ?

De nouveau, l’adulte parut hésiter… avant d’acquiescer en faisant la moue et d’appuyer sur le champignon.

* * *

— Merci de venir me chercher, M. Cardinali.

— C’est rien, Laura. J’ai une bonne voiture, il faut donc que je m’en serve !

Assis sur le siège passager, j’avais plus l’air d’un condamné mené au gibet de potence avec ma mine déterrée. Laura, bizarrement, n’avait pas fait de commentaire mais je devinai sans mal qu’elle sentait la tension entre mon père et moi, sans prendre le risque de s’y immiscer. Je gardai donc le silence tandis que Laura continuait :

— J’ai de la chance de rencontrer un Prix Nobel !

— À ce point-là ? pouffa mon père.

— Oui ! J’ai lu tous vos ouvrages : La nuit de Rachel, L’Ombrageux et le Tachyon !

— Tu as vraiment lu le dernier ? sembla s’étonner mon père. C’est un ouvrage compliqué pour quelqu’un de ton âge…

— Pas vraiment… Votre idée de l’être au-delà du concept du corps et de l’esprit, pour en faire une existence physique à part entière qui s’étend sur plusieurs dimensions, et qui explique des phénomènes paranormaux comme le chamanisme ou les coupeurs de feu…

— Eh bien ! Je ne croyais pas tomber sur une aussi jeune fan…

Dans le rétroviseur, je vis Laura baisser la tête et rougir. Même dans mon état, ça me fit sourire un peu. Le reste du trajet fut enseveli sous la discussion animée entre mon père et Laura, que je découvrais très grande lectrice mais loin d’avoir l’attrait de la plume. Lorsque nous arrivâmes, mon père me glissa :

— Pas de bêtises.

Et il sourit alors que je roulais des yeux et sortis de la voiture, suivi par ma camarade de classe. Elle siffla d’étonnement en débarquant dans le grand jardin.

— Woaw ! Je m’attendais à ce que soit grand, mais pas à ce point !

— Attends, tu n’as pas vu l’arrière-cour, répondit mon père. Joan, tu peux lui faire visiter ? J’ai un appel à passer.

J’acceptai de bonne grâce, alors que mon père s’éclipsait pour me laisser seule avec elle. Je l’emmenai d’abord voir le jardin, fierté de François et de mon père qui n’hésitait pas à faire parler sa main verte. Le nombre de fleurs et belles plantes enchanta clairement la première de la classe, vu que ses yeux illuminés de plaisir semblaient totalement subjugués.

— Tu t’y connais, en fleurs ? me demanda-t-elle.

— Pas beaucoup… je connais juste celles-ci.

Je montrais de belles fleurs jaunes dont les pétales prenaient la forme d’une coupe. Elles étaient mes préférées, tant pour leur parfum que leur pendant mythologique.

— Des adonis, remarqua Laura.

Sa voix me parut un peu éteinte, presque effacée… mais avant même que j’ai pu lui parler, elle retrouva son énergie d’antan :

— Alors laisse-moi te donner un cours ! Tiens, du chardon ? Et là, quelques orchidées ! C’est rare qu’elles fleurissent en extérieur à cette période de l’année… Oh, des pervenches ! Ton père a bon goût, dis donc !

— Ouais… euh, tu veux pas qu’on s’y mette maintenant ?

Laura se retourna vivement vers moi, haussant un sourcil.

— Pour l’exposé, ajoutai-je, agacé.

— Ah, oui ! Désolé… Quand il y a des fleurs, j’ai du mal à me concentrer !

Nous partîmes en direction de la maison. Entrés, j’entendis mon père parler depuis son bureau, probablement avec ses collègues de travail… du moins je l’espérais.

— Ta mère n’est pas là ? demanda Laura.

— Non.

Elle ne me posa pas plus de questions. Ma mère, pour information, je ne l’avais jamais rencontré ; un des grands mystères de ma vie qui n’était pas prêt d’être résolu. Toutefois, ma camarade me lâcha un sourire encourageant et se contenta de dire :

— Mon père était Ukrainien.

Ça voulait tout et rien dire. Le conflit armé entre l’Union Européenne et la Russie s’était soldé par une armistice et un traité de non-agression, en 2025.

— Il est mort au combat ? tentai-je de deviner.

— Oui, confirma la demi-orpheline. Juste avant l’armistice russe, cinq mois avant ma naissance.

— Désolé… toutes mes condoléances.

— Merci (elle s’ébroua) Bon ! Allons nous atteler à trouver les pires horreurs sur l’un des pires présidents de notre histoire !

Je n’aurai pas dis mieux.

* * *

Je vous passe les détails sur nos recherches, elles n’étaient pas vraiment importantes. Surtout que, studieux comme elle était et fermée comme je le restai, nous avançâmes si rapidement que nous eûmes terminé notre carnet de notes, notre banque d’images et notre bibliographie. Ne restait que la mise en forme et…

— Désolé, mais je pourrais pas m’en occuper, dis-je avec regret. Mon père m’a interdit l’accès à mon ordinateur.

— Ah bon ? Le bon petit à son papa a fait une bêtise ? se moqua-t-elle.

— Ris toujours, mais tu sauras jamais ce qu’il m’est arrivé aujourd’hui…

Je lui racontai tout, surtout parce que je savais que ces rumeurs allaient éclater tôt ou tard au grand jour mais aussi parce que j’en avais gros sur la patate… et aussi dans le crâne. Au fur et à mesure de ma petite mésaventure, les yeux de Laura devinrent des soucoupes. À la fin, elle lâcha un hoquet de surprise et :

— T’as fait l’mur ? Toi ?

Fini le bon petit français bien modelé ; la vraie Laura ressortait en grandes pompes de ses chausses bien taillées. Elle s’esclaffait en lâchant de petits bruits de goret très amusants, au point de me pousser à la rejoindre dans son hilarité. Après avoir rit une bonne minute, elle lâcha un « ouf » puis :

— Nan, sérieux… T’as pété une durite, en fait ?

— Ouais, avouai-je, peu convaincu.

— Attends… La nouvelle t’a tapé dans l’oeil à ce point ? me demanda-t-elle avec un air taquin.

— Non. Elle est jolie, mais sans plus ; moi, je préfère les mecs.

— Quoi ?

Sa réaction ne m’étonna guère mais ce fut sa question suivante qui faillit me faire m’étouffer avec ma propre salive :

— Alors toi et Thilio êtes ensembles ? Oh ! C’est une relation secrète ?!

— Non ! m’exclamai-je, scandalisé. Thilio est un ami, c’est tout… et il aime les filles, lui.

— Tu dis ça comme si être gay, c’était une tare.

— J’irais pas jusque là, mais… j’aurais aimé ne pas naître comme ça.

— Dis pas ça ! C’est super, d’être gay !

— Pas plus super que d’être hétéro ou bi, ou quoi que ce soit d’autre, commentai-je avec sagesse. Et toi ? Jim a toujours été le seul dans ta vie ?

Elle parut hésiter et je crus ma question déplacée, seulement elle me répondit :

— Il y avait eu une fille, mais c’était pas sérieux.

— Elle s’appelait comment ?

— Karla. C’était en CP, on s’entendait très bien… puis on s’est mis en colère. On s’est plus jamais revu. Bref… Et toi ?

— Quoi, des mecs, tu veux dire ? (elle hocha de la tête et je lâchai un rire amer) Personne sur la route du… du petit connard de bourge !

— Si tu pars du principe que tu ne vaux pas la peine, ce sera toujours le cas ! Y a vraiment personne qui te tape dans l’oeil ?

Je grimaçai et elle se mit à glousser.

— Attends, c’est quelqu’un de notre classe ?

— Jim.

Sachez, cher lecteur, que même à l’écrit j’ai du mal à révéler mes hontes et secrets. Mais c’est un cas de force majeur ; oui, j’avais flashé sur Jérémie Garcia, non pas parce que j’étais sévèrement ravagé du bulbe mais parce qu’en sixième…

—…je l’avais vu jouer au basket, expliquai-je à une Laura bouche-bée. Et là, comme ça, pouf ! J’étais scotché, je pouvais plus détourner le regard. Quand il a dunké, j’ai applaudi. Tu te rappelles de ce match contre l’équipe de Narbonne ?

— Je m’en souviens très bien : il m’avait demandé de sortir avec lui juste après.

Moi aussi, je m’en souvenais très bien : dans le couloir, où j’avais entendu sa voix mielleuse proposer un date éclair à la belle Sorakann. En rentrant chez moi, j’avais dû verser toutes les larmes de mon corps devant The Legend Of The Seeker avec un gobelet Häagen-Daz à la vanille. Lamentable… Mais aujourd’hui, je regrettai moins de ne pas avoir fait le premier pas.

— C’est vraiment bizarre, commenta Laura. J’ai l’habitude que mes copines salivent sur Jim, mais pas les mecs…

— « Salivent » ? rigolais-je.

— Exactement ! s’offusqua la rousse à la mèche blanche. Elles me disent tout le temps si ça va entre nous, sous prétexte de me « protéger » ! Mais je suis pas dupe…

— Peut-être il y en a une ou deux dans le lot qui le pense réellement mais je vois ce que tu veux dire.

— Tu « vois » ?

— Je le comprends, bref.

Nous devînmes silencieux : moi digérant la bile du souvenir, Laura sûrement en pleine réflexion sur la sincérité de ses amies. Au bout d’un moment, je me rendis compte de l’heure :

— Oh ! Il est tard.

— Vingt heures, déjà ?

— On a fait le gros du travail, donc ça va… Mon père peut te raccompagner si tu veux.

— Ma mère arrive bientôt, m’apprit ma camarade en regardant son téléphone. Elle sort du travail.

Nous quittâmes ma chambre pour rejoindre le salon. Dans le couloir, j’entendis la voix de mon père :

—…et je ne veux plus que tu appelles, c’est compris ?

Sa voix n’avait pas le timbre de la même colère que tout à l’heure. Celle-ci semblait plus… froide ? Quelque chose dans le genre sombre et inquiétant. Je frissonnai puis Laura et moi arrivèrent dans le salon. Il nous vit arriver, le téléphone fixe en main ; il avait des poches sous les yeux, un air fatigué et le front luisant. Malgré cela, il nous sourit :

— Alors, vous avez bien travaillé ?

— Nous avons presque tout terminé, il ne nous manque que l’organisation du diaporama, répondit Laura.

— Bien, bien… Tu veux que je te ramène chez toi ?

— Merci mais ma mère vient me chercher, elle arrive d’Olonzac.

— Ah oui, ce sera plus simple que de faire un aller-retour…

Pendant un instant, mon père sembla se perdre dans ses pensées puis raccrocha le téléphone fixe, l’air fébrile. Alors qu’il parlait, je le vis appuyer sur la touche « supprimer le dernier numéro » :

— Bien, bien… J’espère que Joan n’a pas été trop ennuyeux !

— N’ayez crainte, M. Cardinali (Laura se tourna vers moi avec un regard complice) Votre fils est tout sauf embêtant !

— Très bien… (l’adulte se frotta l’arrête du nez et soupira) Excusez-moi, les enfants, je suis un peu fatigué… Bon, peut-être moins que ta mère, Laura !

— Vu votre état, j’imagine que vous n’êtes pas hors compétition ! (Le téléphone de ma camarade vibra dans sa main) C’est ma mère, elle attend devant !

— On te raccompagne jusqu’au portail. Tu viens, Joan ?

Bien sûr que je venais ; je n’étais pas le dernier des rustres. Nous traversâmes le jardin plongé dans la nuit, seulement éclairé par les faibles lampions à énergie solaire. La voiture de Mme Sorakann, deux yeux jaunes et un grondement de moteur, nous aveugla momentanément avant que le moteur ne s’éteigne et que les phares passent en mode nuit. Mme Sorakann sortit de la voiture en même temps que mon père ouvrit le portail grinçant, répétant : « Faut que je répare ce machin ! ». La mère de Laura était, bien sûr, belle. Je remarquai déjà qu’elle avait les cheveux noirs frisés et une peau plus sombre que sa fille, avec un visage tout droit sorti d’un conte de princes et de princesses. Ses yeux noirs perçaient le voile nocturne pour nous scruter mon père et moi, puis passèrent à sa fille. Un large et éclatant sourire vint animer le beau portrait.

ḥabībatī ! Ça s’est bien passé ?

Je vis Laura hocher lentement de la tête puis venir aux côtés de sa mère, laquelle se focalisa sur mon père en jetant un bref coup œil derrière lui :

— Bonsoir.

— Bonsoir, madame.

— Merci d’avoir accueilli ma fille dans votre charmante demeure.

— Tout le plaisir est pour nous, elle a été très studieuse, polie et curieuse. Dans le bon sens du terme, ajouta rapidement mon père.

— Ha ha ha ! Ne vous inquiétez pas, je connais ma fille ! (elle posa une main sur son épaule, l’air fière) Mais ne prenez pas trop la confiance ou elle vous mangera toute crûe !

— M’an ! s’offusqua l’intéressée, honteuse.

— C’est tout à son honneur, assura mon père. Vous voulez que je vous offre un café ?

La mère hésita… avant de faire non de la tête.

— Une prochaine fois, peut-être, mais il se fait tard.

Je regardai mon père : il avait l’air un peu déçu. Je le comprenais un peu : il était resté cloîtré pendant cinq mois d’affilée dans la maison, n’ayant pour contact que des gens à l’autre bout du monde qu’il ne rencontrerait probablement jamais.

— Je comprends tout à fait, répondit-il néanmoins. On vous laisse, dans ce cas.

— Oui. Bonne soirée, messieurs Cardinali.

— Bonsoir.

Je me tournais vers Laura :

— Salut.

— On se revoit demain, sourit-elle.

Je voulais lui dire que cette occasion était exceptionnelle mais je hochais quand même de la tête. Les deux rentrèrent dans la voiture qui démarra avec un rugissement qui me surprit – comprenez que mon père ne possédait qu’une voiture électrique – et une marche arrière plus tard, les voilà parti dans la nuit. Le silence des grillons revint un peu plus tard. Et pourtant, j’entendis le gong sonner.

— Bien, nous voilà seuls à présent, déclara mon père. On va discuter dans le salon.

* * *

Il se servit un verre de brandy et s’assit dans son fauteuil de prédilection, en face de moi. Le feu dans l’âtre craquela en crachotant des étincelles, ponctuant le silence de claquements secs et froids. Dans le canapé large, je me sentais à l’étroit ; j’avais l’impression que mon corps allait fondre sous les deux tisons qui servaient d’yeux à mon père.

— J’ose espérer que tu as une explication.

— Je suis pas doué pour les aux-revoir.

— Joan ! N’évite pas la question ou je trouverais d’autres moyens de te punir.

— Désolé… Mais je te dis la vérité ! (mes mains moites se tordaient entre elles) Je suis allé voir une amie.

— Et pour ça, tu as fait le mur ? Tu as traversé Lézignan seul, à pieds, pour aller dans un endroit mal famé !

Quel culot ! pensai-je. Là, il dépassait les bornes, le jeune vieux : de un, Lézignan n’avait rien de dangereux que l’on soit seul ou accompagné quand on était un homme ; de deux, le ruisseau n’était vraiment pas loin et j’avais pris un chemin où les voitures ne passaient pas ou peu ; de trois, le ruisseau était l’endroit le moins fréquenté du village.

Bien entendu, je tus ces trois arguments par peur de me faire moquer par mon père qui avait, dans ces situations, le « syndrome de la science infuse ». À la place, je dis :

— Je suis désolé, papa.

— Je sais que tu es désolé mais ce n’est pas ce que je veux. Ce que je veux, c’est que tu sois meilleur. Pas seulement pour les notes, tu l’es déjà ; je veux que tu sois… que tu deviennes un homme bon, Joan.

Qu’est-ce qu’il lui prenait si soudainement ? Mon père n’avait jamais dit des choses aussi brutales. Je retins mon envie de hausser le ton et prit la voix la plus neutre possible :

— Je veux être meilleur. Mais pour ça, il faut que les gens puissent me faire confiance.

— Ah ! Et cela est en lien avec cet incident ?

— Oui.

En soit, c’était vrai : je voulais prouver à tous que j’étais pas juste un « sale petit connard de bourge » qui méritait qu’on l’éclate contre une porte. Que je pouvais être cool, être libre à ma façon sans blesser autrui. Malheureusement, mon père était vieux : il avait oublié ce que c’était, « d’être cool » tout simplement parce qu’il avait obtenu ce qui lui importait.

M. Cardinali but une brève gorgée d’alcool et soupira :

— Est-ce que cela a un lien avec ton harcèlement à l’école ?

Je restai interdit. Heureusement, mon visage ne me trahit pas pour cette fois, surtout parce que je savais mon père très capable quand il s’agissait de faire des connexions entre des évènements. Je fixais son regard et restai impassible, les lèvres closes.

— Tu me le dirais ? ajouta mon père.

— Papa, écoute… (il fallait que je joue franc-jeu) Tu veux que je sois quelqu’un de meilleur ? C’est ton vœu, n’est-ce pas ?

Cette fois, je l’avais manifestement touché en plein cœur ; j’avais pris l’ascendant, j’avais inversé les effets de la marée. Il resta coi, pour la première fois depuis la première fois où nous nous étions disputé, quand j’avais sept ans, à propos de ma mère. L’avantage en main, je continuais sur ma lancée :

— Si tu veux que je deviennes meilleur – et je le souhaite également – alors il me faut me débrouiller seul. Il me faut construire moi-même mon propre système de valeurs à partir de ce que tu m’as appris. Il faut que je me soulève de moi-même contre ce qui me semble injuste, qu’importe si ça me blesse.

Il est vrai que, venant d’un enfant d’à peine quatorze ans, cela pourrait vous sembler un peu trop. Mais on parle ici d’un enfant qui a toujours vécu dans un milieu où l’apprentissage du langage était la chose la plus importante qui soit. Manier la rhétorique, ça n’avait rien de bien sorcier quand on y baignait depuis des lustres. Pendant mon discours, mon père continuait de boire à petites gorgées successives.

— Tout ce que je te promets, papa, c’est que je ferais attention. Je ne veux pas souffrir, ni prendre des risques inutiles. Je ne veux pas non plus te voir en colère comme… comme avant. Je serais prudent, je te le jure.

Pour finir, je lui envoyais mon meilleur sourire.

Mon père sembla hésiter un instant, son verre à la main. En ce soir, à l’ombre du feu, je ne le vis pas seulement un peu éméché : je le vis en adulte fatigué, seul dans la charge immense qu’est de s’occuper d’un enfant. Il y parvenait avec brio, était là pour moi quand j’avais besoin de lui et de ses conseils. Pourtant, il était fatigué, éreinté jusqu’à l’os. Il papillonna des yeux et je crus un instant qu’il allait bailler mais il ne fit que répondre à mon sourire, bien que tristement.

— Tu ressembles tellement à ta mère…

Ce murmure lui avait échappé consciemment ou non ? Je n’eus jamais l’occasion de le lui demander. Tout ce qu’il se passa le reste de la soirée – le repas, le brossage de dents et la montée aux chambres – se déroula dans un silence absolu, sans grillons pour ébranler le silence.

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