Chapitre 4 - Le Rat Noir

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Je dois avouer que le reste de la semaine se déroula sans encombre : jeudi, Thilio revint à l’école et je l’accueillais à bras ouverts, où il m’apprit que sa mère allait bien, qu’elle était tombée dans les escaliers mais sans séquelles graves ; son arrêt de travail était payé et grâce à ça, mon meilleur ami pouvait passer du temps auprès de sa mère – j’étais heureux qu’il en soit ainsi – et lorsque je lui racontais mon escapade et ma chute près du ruisseau pour retrouver Mapie, il me fit jurer de ne jamais recommencer pareille chose… du moins sans lui. Je promis avec plus de sincérité qu’avec mon père.

Tout comme vendredi et jeudi, Jim n’apparut pas samedi matin : son absence était apparemment causée par une allergie soudaine selon la professeure principale.

Moi et mon ami étions installés en permanence libre comme tous les samedis matins. De loin, j’aperçus Laura. Je faillis aller lui dire bonjour mais toutes ses « amies » s’accrochaient à elle comme des sangsues. Alors, comme je portais en Thilio une confiance absolue, je lui déballais tout le dossier Garcia et mes soupçons par dessus le marché ; face à ces révélations, il parut terrifié et je lui demandais pourquoi.

— C’est vraiment la pire coïncidence du monde, mais c’est forcément un coup des Rats Bleus ! me confia-t-il sur le ton du secret.

— C’est quoi, ça ? Un gang !

— Tout juste, Auguste ! Les Rats Bleus, c’est des racailles narbonnaises. Ma mère m’en a parlé parce qu’elle en faisait partie quand elle était jeune.

— Ta mère était une racaille ? Cool !

— Ouais, pas trop quand même, rétorqua Thilio bien que souriant.

— Attends, c’est pour ça qu’elle aimait pas ta teinte de cheveux ?

— Hein ? Ah ! Maintenant que tu le dis… ouais, c’était peut-être pour ça… (il secoua sa tête) C’est pas important : le truc, c’est ce que ma mère m’a raconté y a deux mois au moins : le Rats Bleus, c’est un réseau intercommunal qui a pour centre Narbonne. Seulement, quand ma mère était encore membre, c’était un regroupement d’extrême gauche en réponse à Macron.

— Ok… C’est quoi le rapport avec Jim ? m’impatientais-je, pendu à ses lèvres.

Soudain, le pion claqua de la langue et lâcha un « silence », juste pour faire bonne mesure. Thilio, à l’instar de tous ses semblables collégiens, l’ignora et répondit :

— J’y viens : à l’époque, avec Macron, les Rats Bleus faisaient front commun. Ça a changé avec l’élection d’Adeline Beaujour : les Rats Bleus se divisèrent en deux parties, soit ceux qui voulaient revenir à une vie normale et ceux qui voulaient former une milice anti-faschiste.

— En soit, rien de grave, commentai-je mais mon ami à la toison bleu me coupa d’un regard fâché.

— Bref, des Rats Bleus – dont ma mère – ont quitté le groupe qui est devenu hors-la-loi après avoir tabassé dans leur domicile tout une famille (je blêmis) Ouais, c’est chaud. Ils ont dépassé les bornes et y a eu plein de témoignages mais personne osait balancer de noms, par « esprit de camaraderie » selon ma mère mais j’imagine que c’était parce que tout le monde avait la trouille. Bref, les choses se sont tassées jusqu’à l’an dernier. Apparemment, les Rats Bleus ont investi toutes les communes et recrutent des jeunes. Et y a pas que ça…

Thilio se pencha vers moi, le teint blafard :

—…ils font aussi du trafic de drogue.

On se croirait dans un livre ! je me disais, pince-sans-rire. Blague à part, la situation de Jim corroborait parfaitement avec ce gang résurgent, bien qu’il restait toutefois deux grains de sable dans le rouage : qu’est-ce qui avait poussé Jim à s’abaisser à de tels extrémités et pourquoi ces Rats Bleus l’avaient approché ?

— C’est en effet bizarre…, murmurai-je pour moi même mais Thilio m’entendit :

— Pas vrai, hein ? Je crois que Jim trempe là-dedans à cause de sa mère.

— Hein ?

— Sa mère, Joan : c’est la secrétaire du conseil régional et tout le monde sait qu’avec elle, ça rigole pas.

— Moi, je sais pas. C’est ta mère qui t’a fait part de ça, j’imagine ?

— Bah… oui !

Je soupirai : mon ami oubliait souvent que, contrairement au commun des mortels, il était le seul à avoir accès à tous les portraits des personnalités de la région. J’agitais ma main en râlant :

— Ok, je savais pas. Et donc sa mère lui met la pression ?

— J’imagine. Et c’est peut-être pour ça qu’il a commencé à passer ses nerfs sur toi.

Ça ne collait pas : Jim n’avait pas l’air d’un camé avant cette semaine présente, alors qu’il avait commencé à se défouler depuis sa rencontre au collège. Je réfléchissais… Jim n’aurait pas prit de drogue, quelque soit la situation ; je le connaissais trop orgueilleux et fort de tête pour ça. Non, la raison pour laquelle il avait glissé sur cette pente restait inconnue mais je la devinai aisément : c’était du chantage. Mais comment ? Et pourquoi ? Trop de questions sans réponse… pensais-je avec un air sombre.

— Ça va ? (Thilio prit un air soucieux) Ne me dis pas que tu t’en fais pour ce type !

— Non, c’est juste que cette histoire de gang me file les jetons – je secouais ma tête et changeais légèrement de sujet – j’ai un peu peur qu’ils m’abordent.

— Ils risquent pas, t’es le fils Cardinali ! Surtout qu’après ton escapade, les policiers sont aux taquets.

— Si tu le dis…

— Vous parlez des Rats Bleus ?

La voix de Kilian Emula me fit froid dans le dos et je regardai par dessus mon épaule : le blond baraqué au nez en trompette nous regardait avec un air interrogateur, presque innocent. Mon estomac se noua de terreur et je voulus me retourner pour ignorer l’importun, sauf que c’était cuit : Kilian venait de croiser mon regard, deux émeraudes qui tranchaient mon regard avec une suffisance agaçante.

— Oui, répondit Thilio à ma place, connaissant ma couardise. Tu les connais d’Internet ?

— Plus que ça, même. Je les connais personnellement.

Mon sang se glaça, je n’osais pas détourner le regard. Kilian me fixait toujours, sans se tourner vers Thilio, qui lâcha d’un ton hésitant :

— Euh… on est pas en avril, tu sais.

— C’est pas une blague, le Schtroumph.

Alors que mon ami s’offusquait, le blond me fit un signe de tête.

— Ça t’intéresserait, de les rencontrer ?

J’ouvris la bouche de stupeur devant une proposition aussi déplacée qu’incongrue. Le baraqué, accoudé à sa table, fit un rictus amusé ; ses dents étaient blanches, trop blanches.

— Va pas croire que je veux te faire prendre le même chemin que ce bon vieux J…

La porte de la permanence s’ouvrit avec fracas. Kilian se retourna lentement et je suivis son regard.

Du haut des marches se trouvait un Jim pantelant. Dès que je le vis, le souvenir vivace de sa sortie victorieuse sur le terrain me revint en mémoire : un demi-dieu qui brillait sous le feu des projecteurs, au sourire si éblouissant que je me serais damné pour m’en aveugler. Ce jour-là, j’étais amoureux. Aujourd’hui, je me forçais à ne pas détourner le regard : la chute du piédestal avait été rude, Jim avait le teint cireux, les dents serrées et les yeux exorbités qui furetaient dans chaque recoin, yeux qui finirent par se poser sur notre camarade assis nonchalamment derrière Thilio et moi.

— TOI !!!

Jim se précipita en quatre à quatre vers Kilian et, arrivé à son niveau, le prit par le col pour le secouer :

— Tu vas me dire où elle est !

Je me levais de ma chaise pour m’écarter, horrifié, avant que le pion ne me bouscule pour intervenir. Tout ce que j’entendis alors ne fut qu’un « ouf ! » et un bruit mat. Quand je retrouvais l’équilibre, Jim était au sol et Kilian rajustait son col avec un air dédaigneux.

— Dégage, le camé (il se tourna vers le pion, l’air défiant) Quoi ? Je me suis défendu sans le blesser. Je vais avoir un blâme.

Le pion parut vouloir dire quelque chose, néanmoins la carrure mastodonte du collégien le dissuada d’obtempérer. Il vint au niveau de Jim pour l’aider à se relever, lequel se dégagea d’un air rageur et pointa du doigt Kilian :

— T’as intérêt à respecter ce qu’on avait convenu, connard !

— Jim ?

C’était Laura. Alors que toute la salle avait sombré dans un silence tendu, elle se tourna vers elle. Je la vis, à la fois distante et implorante sans pour autant baisser sa garde. Elle serrait son collier dans son poing à la manière d’un exorciste avant sa session. Son regard me fit peur : une colère sourde enflait derrière ses prunelles. Je me tournai vers Jim ; il semblait perturbé.

— Bébé… Je… savais pas que t’étais là…

— Ouh, ça va chauffer, ricana Kilian en s’écartant légèrement.

— On s’explique dehors, Jim.

Même la brute blonde se figea sous le ton inquisiteur de la belle rousse aux yeux corbin. Personne, pas même le pion armé de son autorité d’adulte, n’osa parler ; Laura marcha vivement vers Jim, lui prit la main au passage et l’emmena hors de la salle. Un peu de temps après leur sortie, j’entendis des débris de cris. Dans la permanence éclatait les murmures et rumeurs. Moi, j’étais près du mur, complètement déboussolé… quand Kilian m’approcha :

— Tu viens, alors ? (il prit un air suffisant) T’es le genre de type qui adore percer les mystères, avoue.

— Joan te suivra pas, idiot, se risqua Thilio.

« L’idiot » se tourna lentement vers lui et je vis mon ami se recroqueviller sur sa chaise, avant de couler son regard vers moi :

— Hein, Joan ?

Je connaissais mon meilleur ami comme ma poche. Lui m’avait connu comme la sienne jusqu’à cette fâcheuse semaine. Et aujourd’hui encore, il m’en veut de ne pas lui avoir dit à quel point j’avais changé.

— Désolé, Thilio, mais si je veux apprendre à devenir un homme de bien… (je pris une inspiration avant de capter le regard de mon hôte des Rats Bleus) Je dois apprendre à connaître le mal.

Et le mal sourit de ses dents blanches.

* * *

En ce jour, honnie sois ma logique bancale ! « Connaître le mal pour apprendre le bien », quelle imbécillité ! Quel mensonge ! Honnis sois ma curiosité maladive et mon désir de devenir « quelqu’un de cool ». Je m’improvisais justicier. Pourquoi ? Parce que je pensais bêtement que si je découvrais ce qui réduisait Jim à l’état de loque, que je l’aidais à s’en sortir, alors j’en deviendrais plus grand. Et que le bougre arrêterait de me harceler et me voir comme je l’avais vu autrefois. Bref, n’y allez pas par quatre chemins : j’étais amoureux. Certes, oui ! J’ai bien dis que la vie, ce n’était pas des yaoi à la sauce Stockholm mais nous savons de Pascal que « le cœur a ses raisons que la raison ignore ».

Pourquoi diable, me diriez-vous, suis-tu ce type louche ? De un parce que je savais qu’il ne pouvait pas nous emmener hors de l’établissement car je savais qu’un pion surveillait la cour hors temps récréation mais aussi parce que, depuis mon accident au Ruisseau de la Joure, j’avais une impression bizarre, à la manière d’un détail sur lequel on arrive pas à mettre un doigt dessus. Ce même détail qui me faisait marcher sur les pas de Kilian. Trop curieux, je lui demandais :

— Comment tu les connais, ces Rats Bleus ?

— En sixième, rétorqua-t-il sans développer.

— D’accord… et tu m’amènes où ?

— Dans l’endroit où on sera le plus tranquille.

Je regardai autour de nous : sortis de la permanence, il m’avait emmené à travers les couloirs intérieurs, vers les salles de physique et de SVT. C’était proche de la grande cour mais pas tout à fait… et je compris vite où nous allions :

— Les toilettes désaffectées, devinai-je à haute-voix.

— Bingo.

Les vieux toilettes de l’école. Mais la porte était fermée à clé… ce qui ne sembla pas gêner Kilian qui sortit un trombone et une épingle de sa poche avant de triturer la serrure. Il y eu un cliquètement, le blond ouvrit la porte comme par magie puis s’engouffra sans un mot. Je le suivis. L’intérieur était mal éclairé (il n’y avait qu’une petite lucarne en hauteur et les feuilles des arbres voilaient la lumière) et il faisait froid. Si froid que j’en grelottai, aussi Kilian ricana.

— Allez, princesse, fais pas ta chochotte.

— Je te fais pas si confiance que ça, répliquai-je au tac au tac.

— Mais bien sûr. Rien que le fait que tu m’as suivi là-dedans le prouve…

Il venait de me faire fermer mon clapet… avant de s’occuper de la porte. La pièce fut plongée dans l’obscurité. Je glapis.

— Merde, Kilian, tu nous fais quoi ?!

— Il ne faut pas qu’on nous voit.

— Toute le collège est déjà au courant ! répondis-je en ravalant une insulte.

— C’est des détails.

Des « détails » ? Je me demandais jusqu’où irait ce cinéma de sa part, parce que je commençais à douter fortement de sa bonne volonté, jusqu’au moment où il sortit son téléphone et textota quelques lignes – je l’entendais grâce au tluc incessants – avant qu’il ne se mette à sourire. Impatient, je lui lançais :

— Quoi ?

— Il est là.

Un bise glacée me traversa dès qu’il prononça ces mots et je me retournais par instinct : un adulte, tout en noir et encapuchonné, s’asseyait en tailleur sur le lavabo. La pénombre et sa capuche dissimulaient bien des visages mais le sien, je ne pus le distinguer : on aurait dit qu’un gouffre avait remplacé sa face.

— Alors c’est notre homme, Kilian ?

Sa voix, vraisemblablement masculine, n’avait pas d’équivalent ; la seule chose qui me vint à l’esprit en l’entendant fut le « bruissement de l’eau profonde ». Pétrifié, je n’osais bouger ni prononcer un mot. Kilian répondit :

— Oui, monsieur. J’ai eu du mal à le retrouver, mais le voilà…

Son ton déférent me fit presque perdre les pédales ; si mon camarade menaçant respectait à ce point cet homme…

— Bien joué (l’homme déplia ses jambes et se hissa sur le sol : il était plus grand que nous deux, deux mètres au bas mot) Je suis ravi d’enfin te rencontrer, Joan.

Visiblement, Kilian avait déjà informé ce type de mon prénom – et très probablement de mes coordonnées – mais il y avait chez cette personne quelque chose de familier… Seulement, mon instinct de lâche m’empêcha de prononcer le moindre mot ; je serrais mes bras en me protégeant du froid de la pièce et de la peur. L’homme le remarqua et s’approcha, se pencha sur moi et prit mon menton de sa main – douce comme la peau d’un bébé – et sembla m’étudier sous toutes les coutures. Je sentais son souffle : mélange d’eucalyptus, de thé vert et de curcuma.

— Tu es le portrait craché de ton père, dit l’homme avec un ennui visible. Mais j’imagine que c’est normal…

—…lâchez-moi, tentais-je d’articuler.

L’homme se mit à rire.

— Tu n’as pas hérité d’une once de son courage, cependant ! Comme c’est triste… (il me lâcha vivement puis se tourna vers Kilian) Combien de temps avons-nous ?

— Deux minutes, monsieur.

— Deux… C’est peu, mais suffisant. Commençons.

Sans prévenir, Kilian disparut de mon champ de vision et me fit une clé de bras tout en me fourrant un chiffon dans la bouche. Je lâchai un cri de douleur étouffé alors qu’il me mettait à genoux, face à l’homme. Ce dernier fit craquer sa nuque et s’étira avant de plaquer sa main contre mon visage. Ce geste me parut tout aussi familier… mais dans mon état actuel, je ne pouvais plus réfléchir, la douleur me vrillant le cerveau.

Aube, lève ce corps indécis. Crépuscule, couche cette âme sur le tombeau de ses yeux.

Un crépitement se fit entendre et à mon grand étonnement, je vis des étincelles multicolores jaillir du « visage » de l’homme et danser dans l’air jusqu’au mien ; elles me chatouillèrent puis commencèrent à picoter ma peau.

Soleil, brûle les sortilèges impies. Lune, avale les enchantements honnis.

Je ne comprenais pas un traître mot de ce qu’il disait mais j’avais l’impression de saisir une partie du sens de ses phrases : il souhaitait retirer quelque chose. Les étincelles se transformèrent en formes lumineuses et se collèrent à mon visage. Ma peau fuma, les brûlures m’arrachèrent des cris étouffés. La souffrance était telle que je m’apprêtais à tourner de l’oeil… mais Kilian me donna une tape sur la tête pour me réveiller. Son acolyte continua sa litanie :

Lumière, éclaire le chemin vers son cœur. Ténèbres, protégez le de son aveuglement.

Les brûlures se firent tison à blanc et s’enfoncèrent dans ma chair. Je me débattis comme un diable dans de l’eau bénite, je ruais, je grognais et dégoulinait de larmes et de morve. Soudain, mon nez, mes oreilles et mes yeux se mirent à saigner ; ma tête se mit à tourner et je vis mon champ de vision se déformer : la pièce se métamorphosa en un Phlégéthon hurlant qui m’entraîna dans un torrent de souffrance.

Révèle ta vraie nature, Ô porteur du feu sacré !

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