Chapitre 5 - Révèle l'incisif
Lorsqu’elle ressentit le sursaut dans l’air, telle une vague sur la peau, Mapie se figea un instant… avant de reconnaître la signature énergétique. Ses yeux s’écarquillèrent, son sang se glaça et ne fit qu’un tour. D’un bond, elle fila au travers des couloirs, bousculant un élève au passage. « Fais gaffe, meuf ! » mais elle ne se retourna pas pour lui clouer le bec. Quelqu’un était en danger de mort, parce qu’elle savait de quel sortilège il s’agissait alors elle se mit à murmurer entre ses dents :
— Danse, flamme et protège mon cœur du mal.
Sa salive prit un goût de mazout et la brûla momentanément, mais elle l’avala quand même. Une sensation délicieuse la parcourut, semblable à celle que l’on ressent après un bon bain chaud. Elle fut rassurée, un peu ; ce sort-là n’était pas celui qu’elle réussissait le mieux.
Tout en courant, elle sortit son portable de sa poche et écrivit un message rapide. Dans le cas où ses soupçons seraient confirmés, elle aurait besoin de toute l’aide possible. Elle reporta son attention sur les couloirs et arriva dans l’aile des classes de science. Les vieux toilettes, bien sûr… devina-t-elle aisément. Si elle savait qui pouvait être l’agresseur, elle ignorait l’identité de la victime. Ses méninges s’activèrent en puissance, lui faisant repasser toutes les personnages liées de près ou de loin à « ce » criminel : Jérémie Garcia ? Thilio Mazoyer ? Laura Sorakann ? C’étaient les trois seuls qui avaient un quelconque lien avec…
Oh non.
Elle s’arrêta net. Comment n’avait-elle pu pensé à lui ? Il avait été avec elle ce jour-là. Joan… Mais elle lui avait effacé la mémoire ! Alors pourquoi ? Non, pourquoi tout court ? Qu’est-ce que « ce » criminel lui voul… Elle entendit un murmure, se baissa pour esquiver un éclair rouge qui s’écrasa contre le mur en face d’elle, laissant une profonde trace noire.
— Merde ! fit la voix du murmure
Mapie fit volte-face et s’écria :
— Pousse-toi !
L’air fut parcourut d’un soubresaut et l’adversaire fut projeté en arrière. Sans prendre le temps de souffler, la jeune fille continua :
— Barrière ! Voile ! Dissimule !
Derrière l’adversaire sonné, il y eut une vibration et un scintillement qui sembla partir du plafond pour créer un mur invisible. Tout était brouillon mais Mapie gérait bien mieux ses pouvoirs dans le feu de l’action. Elle releva une jambe de son pantalon, révélant une dague accrochée à son mollet par des lanières de cuir ; elle la dégaina et se précipita vers son adversaire : une femme rousse plantureuse. La collégienne se mit à genoux sur elle et plaqua la lame sur sa gorge.
— T’as pas intérêt à Incanter ! gronda-t-elle avant de psalmodier : Que les veines de la terre reprennent ce qui leur revient de droit !
Le sol sembla devenir pâteux et s’étira pour entourer les bras, le ventre, les jambes et la bouche de la femme. Celle-ci se débattit mais en vain : sans sa voix, aucune Incantation. Mapie se releva et ressentit une présence familière ; du coin de l’oeil, elle vit une ombre approcher.
— Maître ! s’écria-t-elle en s’approchant de l’ombre.
— Que se passe-t-il ? fit l’ombre d’une voix désincarnée.
— Vous ne l’avez pas senti ? C’est lui.
L’ombre resta muette un instant alors elle perdit patience :
— Maître, si je peux faire quoi que ce soit…
— Tu sais quoi ? (L’ombre sembla sourire) Ce sera ton baptême du feu.
—…je ferais tout mon poss… Quoi ? Vraiment ?
— Oui. Hâte-toi ! Je m’occupe d’elle…, répondit l’ombre en se tournant vers la femme.
Mapie s’inclina brièvement et s’apprêta à partir quand son maître l’arrêta d’un geste.
— N’oublie pas ton Charme, Mapie.
Elle sourit et acquiesça avant de partir pour de bon, sans se retourner. Sa foulée se fit nerveuse alors qu’elle touchait son pendentif – camouflé sous la forme d’un appareil photo, révélé sous la forme d’un kanji – et pensa très fort aux bons souvenirs qu’elle avait vécu avec son maître. Une chaleur l’enveloppa, différente de son sort de protection précédent ; de celles qui ne vous détendaient pas mais qui vous galvanisait. Ce fut avec un courage renouvelé qu’elle débarqua devant la porte des toilettes.
Même d’ici, l’énergie négative qui s’en dégageait était visible : des volutes violets et noirs dégoulinaient de l’embrasure, empestant l’air d’une odeur de chair brûlée. Retenant un haut-le-coeur, la jeune fille croisa ses doigts pour former un mudra avant de s’exclamer :
— Explose !
La simplicité même ; sous l’effet d’une force invisible, la porte fut ejectée de ses gonds et Mapie déboula. À l’intérieur, il y avait ce type blond qu’elle avait vu plusieurs fois rôder près de Joan, ce dernier et lui, avec sa main plaquée sur le front…
— Feu ! hurla-t-elle instinctivement en lançant sa main vers l’homme encapuchonné.
Une langue brûlante jaillit de ses doigts pour filer vers lui, mais il leva nonchalamment la main et les flammes heurtèrent violemment un bouclier iridescent. L’homme fit « tsk tsk » en faisant non du doigt, avant de faire un vague signe de tête vers elle à l’attention du blond baraqué. Elle n’eut même pas le temps de réagir mais heureusement, son Charme fonctionna et deux ombres serpentaires frappèrent lourdement le mur d’air.
Mapie recula cependant sous la force de l’impact. Ses yeux croisèrent ceux du blond qui lui lança un sourire arrogant. Alors toi… pensa-t-elle avec furie ; elle se concentra pour voir les plis entre les mondes, là où résidaient les esprits. Il y en avait encore un malgré l’atmosphère funeste. « Viens » murmura-t-elle en tendant la main. L’esprit sortit de sa peur paralytique et s’enroula autour de son bras. En échange d’un peu d’énergie, il se matérialisa sous la forme d’un lézard sifflant, gros comme un patou. Le blond perdit de sa superbe face à son invocation aussi rapide qu’impressionnante et elle en profita pour crier :
— Attaque !
L’esprit se jeta sur son adversaire et Mapie reporta son attention sur l’homme. Ce dernier psalmodiait toujours des litanies impies ; elle courut vers lui, sa dague à la main. D’un coup d’oeil, elle vit les limites de son bouclier et le contourna pour lui planter la lame dans le dos. En plein rituel, il ne pouvait pas s’interrompre pour l’arrêter et il se tordit de douleur alors qu’elle tournait sèchement l’arme dans son dos, espérant broyer ses vertèbres. La collégienne entendit un sifflement qui passa dans les graves ; le rituel s’était brisé en cours de route.
Un cri retentit ; par dessus l’épaule de l’homme, elle vit son familier se faire transpercer par le blond qui se tourna vers eux. Il cria : « Vent, souffle, écrase mes ennemis ! », une Incantation puissante. L’air sembla enfler dans la pièce et un mugissement familier fit de même, aussi Mapie voulut se protéger à l’aide de l’homme mais ce dernier la prit par le col et la projeta au sol par dessus son épaule. Le heurt violent lui coupa le souffle, ce fut pire après : elle se prit l’Incantation de plein fouet qui la fit voler à travers la pièce. Percutant le mur au point de fendiller ce dernier, elle ne dut sa vie qu’à son Charme. Malheureusement, ça ne l’empêcha pas d’être sonnée ; elle tenta de se relever mais sa tête tournait tellement fort et elle saignait. Elle n’y parvint pas, lâchant un gémissement de désespoir.
— Je vais la… !!! fit le blond en s’approchant d’elle.
— Kilian, non ! (il l’arrêta en l’attrapant par le poignet) Si tu le fais, ils nous retrouveront par le Lien du Crime !
Mapie vit le blond furieux hésiter un instant avant de se dégager de l’emprise de son maître. Elle lâcha un rire moqueur pour le provoquer – qu’importe la mort si ça rendait service ! – mais il ne mordit pas à l’hameçon, ne prenant même pas le risque de lui cracher dessus. Tout ce qu’il rendit fut un regard noir débordant de rage tandis que son maître incantait pour créer un Passage, puits de lumières tourbillonnantes. « Kilian » s’y engouffra à la suite de son maître et le Passage se referma en un battement de cils.
Le propre maître de Mapie débarqua juste à ce moment-là et pour ne pas paraître faible, elle rassembla toutes ses forces pour se relever. Se traînant jusqu’à lui, l’adolescente remarqua que son maître était presque tendu dans le regard, vers l’endroit où il avait disparu. Hésitante à couper ce silence, elle se tourna vers Joan, au sol : le visage tiré, les yeux fermés, il semblait en plein cauchemar. Là, elle n’hésita pas.
— Maître, nous devons…
— Oui, Mapie. Ramenons-le en lieu sûr…
Et il se tourna vers elle avec un regard qui la fit plus souffrir que ses blessures : reproche, dépit et colère.
—…pour que tu puisses m’expliquer pourquoi tu as lancé un sort d’Effacement sur un terrestrien.
* * *
Au moment où le couple sortit
Jim se laissa traîner par Laura, le regard rivé sur son dos, ses cheveux qui sentaient la pêche. Malgré sa démarche furieuse et la certitude qu’il allait passer un sale quart d’heure, son état d’hébétude rameuta des souvenirs enfouis.
De toute sa petite vie d’adolescent, c’était la première fois qu’il rencontrait une fille comme elle ; avant, il disait toujours à ses gow : « T’es pas comme les autres, bébé » ce qui semblait toujours fonctionner. Qu’avait alors répondu la fabuleuse Laura la première fois qu’il l’avait dragué ? « Comme toutes les autres avec lesquelles tu as rompu. Trouve mieux ». Au début, la conquérir avait été un défi : il s’était mis en valeur chaque jour, nourrissant l’espoir futile qu’elle serait impressionnée par ses prouesses sociales, académiques et sportives. Mais elle l’ignorait royalement, alors il était passé à une étape supérieure : la drague sans commune mesure. Il l’avait cher payé. Le jour où elle lui avait dit : « C’est un combat perdu d’avance », il avait compris qu’il faisait fausse route depuis le début : Laura n’était pas une princesse à conquérir mais une reine qui possédait déjà son propre royaume.
Ce fut à partir de ce moment-là qu’il s’était demandé ce qu’il pouvait bien lui offrir, au lieu de lui imposer ce qu’il possédait déjà. Et comme de toute sa vie, personne ne lui avait jamais dit non, c’était perturbant au point de le rendre morose – seconde morosité plus intense que lors du départ de son père, parti rejoindre sa propre conquête à l’étranger – et il s’était mis à composer de la musique. Rien de bien méchant : il écrivait ce qui lui passait par la tête et grattait quelques notes mélancoliques sur les cordes de la guitare paternelle. Un jour, lorsqu’il eut assez de courage pour se lancer, il se lança sous la fenêtre de Laura puis avait commencé à jouer, au milieu des passants amusés. Tout était brouillon, sa voix était éraillée et il rougissait comme une pivoine. Pourtant, le rire qu’il entendit lui fit chaud au cœur. Commença alors le lent rapprochement qui les conduisirent jusqu’à leur relation d’aujourd’hui : Jim se confiait à Laura sur ses problèmes familiaux, dévoilait ses faiblesses et ses peurs vis à vis des attentes de sa mère tandis qu’elle lui racontait des anecdotes amusantes de paysanne des rues. Une fois, ils étaient allés à un concert punk underground sur les conseils d’un des nombreux frères de sa petite amie ; aucun des deux n’avaient apprécié et ils étaient sortis hilares à cause des costumes, des manières… Bref, ce furent de beaux moments avec la plus fabuleuse et incongrue des collégiennes que Jim chérissait .
Il revint à la réalité lorsque cette dernière se retourna vers lui. Dans la cour coincée entre la cantine et la salle de permanence, Laura tremblait de rage. Elle inspira bruyamment avant de lâcher :
— Tu fous quoi, bordel ?
Elle jurait rarement… enfin, pas d’une manière aussi violente ; d’ordinaire, à l’instar de tous les sudistes, elle ponctuait ses phrases par des insultes. Ici, c’était une vraie de vraie, de celles qui incisait l’air jusqu’aux oreilles. Jim se rétracta avant de lâcher :
— Désolé, je voulais pas… (il se frotta les yeux) J’ai merdé.
— Oh que oui. C’était quoi, ce que tu nous a fait à l’instant ? D’abord tu réponds pas à mes textos, ensuite tu déboules de nulle part et t’agresses Kilian… Attends ! fit-elle avant qu’il ne réponde. Ne me dis pas que tu te drogues ?
La honte enfla en lui avec l’impression désagréable que son cœur se dissolvait dans son estomac. Laura reprit avec un ton de reproche :
— Tu avais promis que tu n’y retoucherais pas. Jim, tu l’avais promis ! s’écria la rousse à la mèche blanche.
— Je sais, je sais ! Merde ! s’égosilla-t-il. Tu crois que je me suis dis : « Tiens, on va le refaire » !?
— Tu sais très bien que je sais que ce n’est pas le cas.
D’autres souvenirs moins glorieux revinrent, tels des poissons remontant à la surface d’une eau mazoutée : des heures de larmes, coincé dans son lit où Jim se sentait sombrer ; des cris de rage, des poings fracassés contre les murs ; des rires de folie sous l’effet des pires hallucinations.
— Dis-moi que c’est pas du Tehmium, supplia Laura.
—…
— Jim !
Elle le prit par le bras mais il se dégagea vivement, le regard enflammé.
—…qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre ? La coke, le shit, le haschisch… Rien n’a marché et tu le sais très bien !
— Y avait d’autres moyens !
— Genre quoi ? ricana le blond. Attendre que l’orage passe ? Faire semblant comme d’habitude ? Que je me tasse et regarde les autres savourer leur liberté ? Être le gentil toutou de Laura Sorakann ? Mais bien sûr ! (Jim commença à faire les cent pas sans prêter attention à elle) Faudrait que je sois bon partout, toujours là où on l’attend au mieux. Faudrait que j’arrive à aider tout le monde, à être ami avec tout le monde, admiré par tout le monde ! Le parfait héros gréco-romain ! Ouais ! Allez, je vais peut-être mourir dans la gloire, hein ?! C’est ça que tu veux que je sois ?
— Non !
— Si ! Mais tu sais quoi ?! JE SUIS PAS UN PUTAIN DE PANTIN !!!
Durant son monologue, sa voix était montée dans les aigus avec une force insoupçonnée. Mais ce ne fut pas l’événement du siècle ; ce qu’il se passa fut d’une tout autre mesure : la cour trembla légèrement sous l’effet d’une secousse et on entendit un craquement sonore, typique du bois qui se fend. Lui et Laura se tournèrent : le platane était parcouru de craquelures comme si quelque chose l’avait brisé de l’intérieur.
— Qu’est-ce que…, commença Jim avant d’entendre un crissement strident. Aaaargh !!!
Le blond tomba à genoux, les mains sur les oreilles et les larmes aux yeux : le crissement était terrible, envahissant et semblait venir de partout à la fois. Laura se précipita vers son petit ami, complètement désemparée.
— Jim ? l’entendit-il malgré tout. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu… l’entends pas ? haleta-t-il.
Tout à coup, le crissement s’arrêta et Jim expira de soulagement. Désorienté, il laissa Laura l’aider à se remettre sur pied quand quelque chose attira son attention : un cri. Il mit un instant à se rendre compte de qui il s’agissait.
— Joan, bafouilla le drogué.
— Quoi ? (Laura le retint alors qu’il s’apprêtait à partir) Crois pas t’en tirer comme ça, on en a pas fini !
Pourtant persuadé que cette pauvre merde de bourge était en danger – plus désireux de fuir que d’aller l’aider – il acquiesça à contrecœur. Laura jeta un coup d’œil inquiet à l’arbre puis à Jim, avant de dire :
— On va s’asseoir. Pour parler calmement.
La meilleure idée de la journée ; avec aise, il prit place mais se sentait toujours aussi fébrile, aussi tremblant qu’une toile d’araignée. Son regard se tourna vers Laura qui avait le sien rivé vers l’arbre. Il voulut dire quelque chose, n’importe quoi qui aurait pu améliorer miraculeusement la situation… mais les miracles, ça n’existait pas. La magie, c’était pour les enfants qui croyaient au Père Noël. Et lui n’était plus un enfant.
— Pourquoi tu t’en es pris à Kilian ?
La question fut incisive et directe, comme à chaque fois qu’elle les posait. Jim répondit :
— C’est lui qui m’a fournit. En Tehmium.
Elle opina du chef.
— J’aurais dû m’en douter… Il fait partie des Rats Bleus, c’est logique après tout.
— Les quoi ?
— Les Rats Bleus, c’est… des rebuts d’un ancien gang. Ils se sont organisés à Narbonne et se sont dispatchés à Lézignan. Le trafic de drogue, c’est leur dada.
— Comment tu les connais ? Attends, me dis pas que…
— J’ai jamais pris de drogue, tu oublies ? Nan, c’est mon grand frère, Etienne… Il a eu une mauvaise période et ces gars l’ont approché.
— Désolé, je savais pas…
— T’as jamais demandé, aussi.
Un silence gênant s’instaura entre eux deux, jusqu’à que Laura demande :
— Il t’en a fourni beaucoup ?
— Quinze grammes, pas plus.
— Et ça t’a coûté ?
Il hésita un instant puis répondit :
— 300 euros.
— Ah ouais, pouffa-t-elle. T’es vraiment pas bon pour les affaires.
— Quoi ? Et ton nouveau pote Joan, il est meilleur, peut-être ?
Hop, c’était sorti tout seul. Laura prit un air désabusé que Jim ne connaissait que trop bien alors il ferma sa gueule pour la laisser répondre d’une voix ennuyée :
— Joan est un pauvre type qui n’arrive pas à se détacher de son père pour prendre des décisions. Et quand ça arrive, il fait n’importe quoi. Tu crois que je l’aime bien ? (elle lui prit la main et la serra fort) Je t’aime toi et personne d’autre, depuis le jour où tu m’as braillé « Quand je te vois, tout ce que je veux c’est danser jusqu’à te faire perdre ton souffle » sous ma fenêtre.
Il rit doucement et elle lui sourit ; les voilà redevenus un seul et non deux. Le contact sa main, un peu moite mais d’une chaleur plus réconfortante qu’il n’aurait espéré vouloir, lui fit du bien. Il la serra en retour pour stopper ses tremblements et regarda ces yeux dans lesquels il pouvait se plonger, ce beau visage qu’il aimait caresser, embrasser. L’envie de le faire le prit soudainement et il ne résista pas. Ses lèvres étaient douces et humides, un léger goût épicé. Il s’écarta un peu, son nez presque en contact avec le sien.
— On va affronter ça ensemble, d’accord ? chuchota-t-elle en caressant sa joue ; il lui prit sa main et l’embrassa.
— D’accord, bébé.
— Et arrête de m’appeler comme ça, bougonna-t-elle.
— Ensemble, répéta-t-il en guise de réponse.
Elle opina du chef et tous deux restèrent assis sur ce banc un peu rouillé, la couleur écaillée par les années et vieilli par les vents, les pluies, les neiges. Eux n’en étaient qu’à leur début, plus éclatant que l’argent.
* * *
*Quelques minutes plus tard…
Thilio ne tenait plus et finit par se lever de sa chaise. Il avait peur pour son ami, peur de le voir finir comme l’autre taré de Jim. Où Kilian l’a-t-il emmené ? se demanda-t-il en regardant à droite et à gauche, sorti de la salle de permanence. Et surtout, pourquoi Joan avait suivi ce type sans hésiter ? On aurait presque dit qu’il avait été ensorcelé…
Alors qu’il s’apprêtait à prendre le couloir de droite pour rejoindre le hall d’accueil, il tomba nez à nez avec Mapie, directement dans le tournant.
— Oups ! fit-il. Salut…
— Ah !
Visiblement, l’asiatique n’avait pas l’air d’aller bien : un peu palote, l’air hagard et…
— C’est du sang ? glapit Thilio en remarquant les taches brunâtres sur son t-shirt en lambeaux.
— Que… (elle eut l’air surprise) Tu peux voir mes blessures ?
— Tes blessures ? Mais comment tu t’es fait… Oomph !
Elle le plaqua contre le mur avec une brutalité excessive, lui coupant le souffle. Paniqué, le collégien à la toison bleue se débattit mais elle le retenait avec une telle fermeté ! Elle sembla murmurer quelque chose et ses yeux se révulsaient. Il ne réfléchit pas, ses réflexes prenant le dessus : il prit une inspiration lente, lui planta son genou dans le ventre et elle se plia en deux, relâchant son emprise.
— Merde… Désolé ! se précipita-t-il de dire en voulant l’aider.
— Espèce de… (elle avait le visage rouge et les larmes aux yeux) Tu vas me le payer, gros tas !
Le regard qu’elle lui lança – un mix entre une haine brûlante et une envie de meurtre – lui suffit à lui faire prendre ses jambes à son coup. Elle lança un cri étouffé après lui, mais il doutât qu’elle puisse le poursuivre après ce qu’elle venait de prendre. Merci à mes cinq ans de Systema… pensa-t-il en se remémorant les longues séances éprouvantes. Et puis, il n’était pas si gros que ça ! En courant, cependant, il s’essouffla assez rapidement, trébucha et s’étala de tout son long dans le couloir. Après s’être relevé, il se tourna pour voir si Mapie le poursuivait… mais personne.
Qu’est-ce qu’il venait de se passer ? Pourquoi était-elle couverte de sang ? Et surtout surprise de voir qu’il l’avait remarqué ? Thilio prit fébrilement son téléphone pour s’apprêter à appeler la police, avant de se rappeler qu’il était au collège. Pas question de passer à la vie scolaire et repasser devant la permanence où Mapie devait rôder, aussi se dirigea-t-il vers la salle des profs. Ces derniers n’étaient pas là, sauf qu’il s’y trouvait toujours Odile, une secrétaire un peu revêche qui traînait dans le coin pour fuir son domicile difficile. Thilio s’entendait plutôt bien avec elle… et ce fut avec fracas qu’il entra dans la salle des profs, la trouvant assise à la table de réunion, les yeux rivés sur son café. Ceux-ci se levèrent vers lui.
— Thilio ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? On dirait que tu as vu un fantôme…
— C’est Mapie, la nouvelle élève ! répondit-il à toute vitesse. Elle a débarqué de nulle part, couverte de sang avant de m’agresser quand je lui ai posé la question ! Elle voulait m’étrangler, alors je l’ai frappé au ventre… Vous savez que je pratique la Systema ! Oh mince ! Et si je l’avais blessé ? Elle pourrait avoir des problèmes plus tard…
— Calme-toi, calme-toi ! (Odile s’était levée pour lui présenter une chaise, l’aidant à s’asseoir) Où est Mapie, actuellement ?
— Je… devant les toilettes à côté de la permanence, enfin j’imagine.
— Je viens avec toi.
Ils partirent tous les deux jusqu’à l’endroit indiqué, pour ne voire que la CPE et Mapie discuter tranquillement. Thilio fut sous le choc : la nouvelle n’avait plus les mêmes vêtements et semblait tout à fait en bonne santé. Quand Odile et lui débarquèrent, la CPE se tourna vers eux et fit :
— Ah, Odile, je vous cherchais ! J’ai besoin d’aide pour réparer le site de l’école… Thilio.
— Bonjour, madame.
— Je discutais avec Mapie sur son programme scolaire et les groupes sportifs, et elle m’a dit qu’elle s’intéressait aux arts martiaux. Je pensais que tu pourrais l’introduire au groupe de Systema auquel tu appartiens, non ?
— Bien sûr, madame.
— Formidable !
— Cécile, fit Odile en lançant un bref regard à Mapie, Thilio a déboulé pour me dire qu’il avait vu Mapie couverte de sang et blessée.
La CPE pouffa et regarda successivement l’intéressée et Thilio, avant de se reporter sur son interlocutrice :
— Eh bien, ce n’est visiblement pas le cas… à moins que notre jeune élève soit aussi organisée qu’une agente secrète !
Thilio vit Odile se fendre d’un sourire poli face à la boutade ratée, lui lancer un bref regard vague puis suivre la CPE sans mot dire, le laissant seul avec Mapie. Avant qu’il puisse fuir, elle l’attrapa par la manche en lui faisant les yeux doux.
— Alors, tu veux bien m’introduire à ce cours ?
Il frissonna sous la menace voilée. Prêt à en découdre, il voulut inspirer comme l’enseignait la base de son art martial… quand il sentit que sa gorge semblait coincée par quelque chose d’invisible. Le collégien voulut crier sans que rien ne sorte. Sa camarade fit la moue.
— Désolé, c’est un peu gênant à demander… Tu veux qu’on aille dans un endroit plus tranquille ?
Le garçon fit non de la tête avant de se retirer vivement de l’emprise. Il regarda Mapie droit dans les yeux en prononçant lentement ces mots :
— Où est le sang ?
— Quel sang ? fit l’adolescente avec un air innocent.
— Ne joue pas à la débile avec moi.
— Oh, Thilio…
Elle s’approcha lentement de lui, si près qu’il recula à s’en buter contre le mur. Même s’il était plus grand qu’elle, quelque chose lui donnait l’impression inverse. Un murmure sortit des lèvres fines de la menteuse :
— Sans preuves concrètes, on te dira juste fou. Et personne ne croit les fous.
Puis s’écarta une Apaté aux allures de Cosette en laquelle Thilio devina une Bonnie à la sauce Nightingale. Il déglutit, intimidé avant de répondre :
— Où est Joan ?
Cela ne venait pas de nulle part, cette question ; Mapie était la seule en laquelle Joan avait placé toute sa confiance, alors c’était obligé qu’elle sache quelque chose sur lui. En plus, il était allé la chercher, défiant toutes les sécurités du collège, juste pour elle. Connaissant son ami et sachant que ça n’avait rien d’une amourette, le garçon aux cheveux bleus savait qu’il y avait anguille sous roche.
Il avait vu juste car son interlocutrice tiqua tout en conservant son sourire enjôleur. C’était à peine croyable, on aurait dit qu’une personne totalement différente se tenait devant lui… Imagine que ce soit le cas, frémit-il intérieurement.
— Réponds, ajouta-t-il. Je sais que tu sais où il se trouve, puis Thilio se fit implorant : Je dois savoir s’il est en danger ou non ! Je suis son meilleur ami…
La fille sembla hésiter un instant, son regard fixé sur lui. Elle finit par soupirer :
— Il est chez lui, en sécurité.
Soudain, elle plaqua sa main contre le mur derrière lui pour l’empêcher de s’en aller.
— Tu as intérêt à ne pas te faire « passer pour fou », Thilio. En particulier avec Joan. Je te le conseille ou sinon…
Laisser planer la menace n’avait rien de bien original mais c’eut l’effet escompté : l’intéressé opina vivement avant de s’enfuir à toutes jambes.
Quand il fut assez loin, Mapie se murmura à elle-même :
— Pourquoi je n’arrivais pas à lui effacer sa mémoire ?
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