Chapitre 8 - La chute ou l'essor de Cardinali

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La salle de procès, immense, me donnait l’impression de trouver dans une église magnifique : les vitraux stylisés laissaient passer les ardents rayons du soleil, la voûte avait un style presque baroque mais j’y remarquai des touches artistiques méconnaissables. Les murs blancs de cette salle, au sein de la base de la Tour d’Ivoire, soutenaient à la fois l’immense bâtisse et de nombreuses tapisseries sur lesquelles étaient inscrites en gros des textes en ulmique – la langue que Quentin et bien d’autres parlaient ici – qui décrivaient, d’après mon accompagnant, les règles de base en bonne société. Vu que je ne parvenais pas à les lire et qu’il me fallait quelque chose à faire pour ne pas stresser, il me les dépeint en long et en large avant le début du procès de mon père :

— En premier lieu, on ne peut pas tuer. Je précise que c’est n’est pas parce qu’on ne doit pas, mais qu’on ne peut pas : le Lien du Crime t’en empêchera, un sort ancien qui change définitivement en pierre quiconque s’y résoudrait, une justice divine et impartiale pour tous les ulmites. En second lieu, tu ne devras pas tromper, voler et mentir ; cette règle est respectée grâce aux gardes royaux qui font régner l’ordre et la bonne entente dans le royaume Ashbor. En troisième lieu, tu devras rendre grâce à Thaum la Sage, Kapak le Douillet, Guhl la Fougueuse, Jilkonis le Marchand et Loopuk l’Intrépide, nos cinq et uniques dieux. En quatrième lieu, tu devras… Eh, tu m’écoutes ?

— Hein ? (je cherchai mon père dans la foule) Oui, oui…

— Hmm… Je disais donc : en quatrième lieu, tu devras suivre la Voie que le Quintétat t’a choisi, et ce malgré les épreuves qui seront sur ta route. En cinquième et dernier lieu, tu devras obéissance aux décisions de ton Maître de Voie, et par extension au pouvoir royal.

— C’est gentil, mais je suis pas ulmien, du coup…

— Tu sais que tu ne m’aides pas beaucoup, là ?

— Quentin, mon père va être jugé et je ne sais même pas pourquoi !

—…

— Attends une seconde… (je plissai des yeux) Tu sais quelque chose, avoue ?

— Ton père est connu, Joan, mais… pas pour les bonnes raisons, répondit-il en détournant le regard.

Franchement, je me serais crû dans une cour d’assise classique, j’aurais tôt fait d’aller voir le juge pour lui demander le fin mot de l’affaire. Mais après un regard vers le corps juridique, j’eus un frisson. Si nous étions installés dans l’une des nombreuses rangées de bancs posées chaque côté de la salle, en dessous des vitraux qui se trouvaient au fond s’élevaient sur une estrade deux juges en robe massivement décorées : un homme à la peau très noire et aux yeux jaunes, un visage ennuyé, strié de rides et des cheveux longs grisonnants, à côté une femme plus jeune, la peau noisette, altier, à l’air sévère et affublée d’une toison auburn qui rayonnait au soleil. Les deux discutaient quand la femme tourna la tête dans ma direction, aussi détournai-je le regard vers mes genoux et mes poings fermés. Mes ongles s’enfonçaient dans ma peau moite. J’avais peur et j’en transpirais abondamment.

Tout à coup, Quentin m’attrapa le poignet, attirant mon attention : ses mirettes ocre ne me dévisageaient plus avec pitié, mais encouragement.

— Je suis persuadé que ton père n’est pas coupable, Joan. Il ne t’aurait pas élevé, sinon !

Cependant dans sa voix résonnait une petite note étrange que je ne sus pas décrypter dans mon état déplorable.

— Ah… (je souris malgré mon désarroi, touché par ses mots) Tu me connais à peine.

— Tu… (Quentin sembla vouloir dire quelque chose quand il se tourna vers l’autre fond de la salle, à l’opposé des juges) Ça va commencer !

Je suivis son regard et vit mon père. Deux hommes le retenaient par les bras alors qu’il avait ses mains dans un carcan de métal, attaché à une chaîne qui, reliée à un chemin qui permettait uniquement de rejoindre le centre de la salle, l’empêchait de bouger. Je remarquai également que ce carcan était inscrit de glyphes étranges et luisants, que je déduisis être de la même nature ésotérique que la barrière d’Agiss ou le portail de M. Erik. Puis je regardai celui qui était accusé, à mon sens, à tort : M. Cardinali n’avait pas fière allure, avec son coquard et sa lèvre gonflée, ses bleus découverts par ses vêtements déchirés. Je captai l’animosité ambiante : dès son entrée, tous les regards s’étaient tournés vers lui, des éclairs qui vrillaient la salle d’une ozone malveillante. J’en eus des frissons.

On amena mon père jusqu’à la fin du rail et on l’agenouilla de force. La juge se désintéressa de la conversation avec son collègue pour déclamer d’une voix forte :

— Juge Héliatique, Alcyone Mandara.

— Juge Ouranique, Yvern Natil, fit le vieux juge sur le même ton, quoiqu’un peu éraillé.

— L’accusé de ce jour est Antonio Cardinali, ulmien terrestriel et tehmiste. La cour est en, cette heure…

Elle se tourna vers le vitrail, ferma les yeux et sembla entrer en communion un instant, ses mains rassemblées en coupe ; autour de moi, tous firent de même et prièrent en murmurant, ce qui m’empêchait de décrypter correctement leurs psaumes. Le plus surprenant fut de voir mon père suivre la mode, bien que ses mains furent enfermées. Après un instant, la juge rouvrit les yeux et se retourna vers mon père. Tous se turent à nouveau.

— Cardinali est accusé des charges suivantes : vol d’armes, d’artéfacts à la couronne ; insurrection, incitation à la destitution du pouvoir en place ; utilisation illégale du Tehm, occultisme, conjurisme et sorcellerie… Enfin, coupable des meurtres d’Alcibiade Gaundark, Tachia Gaundark et Ulio Gaundark, aboya Natil en déployant un parchemin sorti de sa poche.

La salle explosa en hurlements, insultes et autres noms d’oiseaux qui criblèrent mon père déjà diminué. Moi-même, je peinais à croire à ces accusations mais en voyant autant de haine, autant de ressentiment envers une seule personne, j’avoue en avoir, en ce jour, douté fortement. Malgré tout, mon père resta à l’égal de lui-même : il se tenait droit et regardait le vitrail comme s’il recherchait quelque réponse dans la lumière. Les deux juges levèrent leurs mains et les huées s’arrêtèrent brusquement.

— L’accusé est autorisé à exposer sa défense ou nier ses crimes, exprima Mandara avec un certain dédain.

— J’avoue avoir fait tous ces crimes, déclara simplement mon père sans quitter le vitrail des yeux. Mais les Gaundark méritaient leur sort.

J’étais estomaqué. Mon père… il avait tué ces gens ? Alors que je tentais de digérer un coup dur, Quentin me mit une main rassurante sur l’épaule. En réponse à l’accusé, le vieux juge eut un sourire narquois et se tourna vers l’assemblée, les bras ouverts, l’ironie dans la voix :

— Mes chers co-ulmites, laissez-moi vous rappeler ce que les Gaundark ont fait pour « mériter leur sort » : Alcibiade, de sa jeunesse, s’engagea dans l’armée en tant que frontalier pour aller combattre les tribus de Settoum qui menaçaient Ashvra, et continua ainsi jusqu’à qu’il fut assez vieux pour devenir général. C’est lui qui permit à l’armée royale de défaire ces tribus et d’instaurer une ère de paix et de prospérité, il y a de cela soixante ans, avant de se retirer en laissant sa place à l’illustre lieutenant Tankred, afin de prendre pour épouse Tachia. Celle qu’on surnomme « la Vertueuse » car elle a aidé à de nombreux pourparlers pour que les tribus de Settoum ne sortent pas complètement vaincues de l’affrontement, a construit et financé, par sa fortune personnelle, de nombreux orphelinats de guerre et d’écoles pour accueillir tous ceux que ce conflit a fait perdre. Deux personnes qui étaient au service de leur patrie et des ulmites.

— Objection, votre honneur.

Mon père avait cessé de regarder le vitrail et se concentrait à présent sur le juge Natil, qui hoqueta de surprise, mimant l’assemblée.

— Que… venez-vous de dire ?

— Ah, oui, j’oubliais que nous n’étions pas sur Terre… (mon père se renfrogna puis lança d’une voix forte, en s’adressant à tous ceux présents) Je ne nierais pas que j’ai tué les Gaundark. Jamais. Mais laissez-moi vous avouer que leurs bonnes actions n’étaient que de viles dissimulations orchestrées par le royaume pour cacher leurs secrètes opérations.

— Attention, Cardinali, tout ce que vous dites peut être retenu contre vous, la menaça la juge Mandara.

— Oh, mais j’y compte bien, pouffa mon père à mon grand étonnement. Je veux payer pour mes crimes, je l’ai toujours voulu, mais…

Je crus un instant croiser son regard, comme s’il avait capté mon attention pour me faire passer ce message discret et subtil que font les parents à leurs enfants quand ils veulent leur faire comprendre quelque chose de vraiment, vraiment important.

Ce jour-là, je n’y compris rien et le regrettes encore aujourd’hui. Mon père lui, comprenait ce qu’il se tramait dans cette salle et en profita :

—…mais, là où certains me diraient que j’étais lâche ou sentimental, je leur avouerai qu’ils ont tout aussi raison qu’ils ont tort, car ils ignorent ce qu’est de protéger ce qui est important à nos yeux. Je me battais, chaque jour durant, pour la vérité, la liberté et la protection des ulmiques.

— Mensonge !

— Vendu !

— Qu’on le pétrifie !

Des cris et des hélas résonnèrent de part et d’autre de la salle. Je me tournai vers Quentin dans l’espoir qu’il me soutienne mais je fus horrifié par son attitude: la mâchoire serrée, les épaules tendues et la main agrippée à s’en blanchir les jointures sur la barre du dossier face à lui. Et son regard ! Je l’aurais décris comme « éperdument haineux ». *

Je n’osai pas lui parler et fus interrompu dans ma stupeur quand le juge Natil calma les vilipendées.

— Cardinali, avez-vous une preuve de ce que vous avancez ?

Mon père resta silencieux et le vieil ulmien poussa un « Ah » entre l’amusement et le triomphe. Sa collègue fit non de la tête de dépit, bien que je devinai un léger sourire sur son visage baissé. Mon cœur s’arrêta quand je réalisai ce que cela voulait dire. Les deux juges délibérèrent un instant dans le silence le plus complet avant de se tourner vers le secrétaire que je n’avais pas remarqué jusque là, qui dit :

— Antonio Cardinali, en la présente décision des Juges Héliatique et Ouranique, sera incarcéré à vie.

— Non !

Je bondis de ma chaise et tous les regards se tournèrent vers moi. Bien que je ne le vis pas, mon père se tendit. À mes côtés cependant, j’entendis Quentin murmurer « Ne fais pas ça… ».

— Qui êtes-vous donc pour réfuter la décision d’un corps judiciaire, jeune homme ? déclara d’un ton railleur le juge Natil.

— Son fils, déclarai-je avec plus d’ardeur que j’aurais pu me soupçonner.

Des murmures étonnés fusèrent de part et d’autre de l’assemblée mais, alors que la juge Mandara vit son visage s’allonger d’étonnement, le juge Natil sourit à pleines dents et je compris que je venais de faire une erreur. Il m’ignora pour reporter son attention sur mon père, que je vis la tête baissée et le dos voûté.

— M. Cardinali, votre honnêteté a sûrement touché quelque membre de l’assemblée mais… il semblerait qu’elle soit caduc. Vous avez eu un descendant alors que vous êtes tehmiste, et il n’a pas été testé (le juge Natil sembla savourer les mots suivants) Si les rapports journaliers sont corrects, une activité tehmistio-sismique a été enregistrée à votre domicile, seulement, après avoir étudié les ruines de votre maison terrestrienne, les experts ont pu constater que…

— Qu’est-ce qui vous donne le droit d’empiéter sur notre foyer ?! vociférais-je en montant dans les aigus.

— L’assemblée est priée de se taire ! rétorqua Mandara mais son collègue la calma d’un geste.

— Le jeune Cardinali est un terrestrien, accordons-lui l’indulgence de l’ignorance, dit-il avant de se tourner vers moi, tout sourire : Ton « foyer », ta ville… la Terre toute entière est sous la juridiction de l’empire d’Ashvra.

Mon monde s’effondra et je fis de même sur ma chaise, aussi le juge reprit son discours :

— Bien. Je disais donc : les experts ont pu constater que la signature énergétique de l’événement qui détruisit la bâtisse ne correspondait à aucune enregistrée. Nous en avons conclu qu’il s’agissait d’un tiers parti qui ne maîtrisait pas son pouvoir… (il me montra vaguement) Et désormais, nous pouvons confirmer qu’il s’agissait bien de votre fils.

—…vous n’avez aucune preuve concrète, répondit mon père d’une voix brisée.

— Oh, mais ne vous en faites pas : dès que votre fils sera testé, vous serez libéré de prison… pour être pétrifié sur la place publique. La séance est levée !

* * *

Si l’impression de baigner dans du mazout ne vous parle pas trop, observez donc les mouettes qui s’y engluent sur quelques vidéos chopées sur le net : vous les verrez agoniser lentement, leurs ailes couvertes d’une couche noire, huileuse et si lourde que voler ne sera plus qu’un rêve pour eux. Moi, j’avais du mazout plein les bras, ballants le long de mon corps, et mes jambes devenaient guimauve alors que je sortais du tribunal, Quentin sur mes pas.

Lui n’avait rien dit, s’était contenté de rester silencieux et de me coller aux basques. Je n’irais pas jusqu’à dire que je lui avais fais confiance, mais… c’était plus fort que moi : j’avais voulu. Désormais, je me sentais surveillé par un garde du corps personnel. Dehors, Quentin me dit que l’on devait attendre M. Erik et j’obéis – avais-je le choix ? Le professeur de littérature débarqua dans son armure de cuir, son épée à sa ceinture et ses bottes claquant sur le pavé. Sa mine sombre s’éclaira quand il m’aperçut puis, il s’approcha de moi et ses traits se figèrent. Sans prévenir, il me prit dans ses bras.

Je ne sais pas, il y avait… quelque chose de familier dans cette étreinte, comme un long souvenir qui refait surface mais toujours trop flou pour qu’on puisse y mettre des détails. Dans les bras puissants de mon professeur, toute la pression fut relâchée, les vannes s’ouvrirent et laissèrent s’écouler la tristesse. Sous le regard gêné de Quentin, M. Erik me berça doucement, en répétant en boucle : « Je suis désolé, Joan, je suis désolé… ». Désolé pour quoi ? Qu’y avait-il à faire de plus ? J’étais propulsé dans un monde inconnu, aux règles biscornues qui apparemment avait assujetti ma planète natale. Que pouvais-je faire sinon pleurer ?

— Écoute-moi, Joan… (M. Erik cessa son étreinte pour s’agenouiller face à moi) Ton père n’est pas mort. Pas encore. La pétrification est un processus irréversible en théorie mais… je crois que tu es spécial, Joan.

— Me baratinez pas ! m’exclamais-je en m’écartant. Vous et vos… magouilles de magiciens nous ont pourri la vie à mon père et moi ! Alors vous n’avez pas intérêt à me vendre des absurdités prophétiques…

— Ce n’est pas ça, Joan… (le guerrier prit la place du professeur) Tu dois arrêter de te morfondre. Ici, tu es en sécurité tant qu’on te dit ce que tu dois faire.

Cette déclaration me fit l’effet d’une douche froide et je me calmais immédiatement. Constatant mon changement d’attitude, le professeur refit surface et se tourna vers Quentin, puis vers moi.

— Il t’aidera à trouver ta place. Fais lui confiance, ne te confis qu’à lui sur ce que tu découvriras ici, d’accord ?

— Quoi ? (Quentin, qui s’était adossé contre le mur, prit un air scandalisé) Maître, vous ne pouvez pas me faire ça…

— C’est un ordre de Jashkim.

Visiblement, ce nom sembla être l’argument de poids qui fit taire son clapet à Quentin. Moi, je n’oubliais pas ce regard de haine qu’il portait à mon père quelques minutes auparavant… cependant, il ne me regardait pas avec cet air-là ; ses yeux semblaient plutôt observer un animal bizarre et un peu dégoûtant.

— Quentin…, gronda M. Erik.

Le jeune homme soupira avant d’acquiescer.

— Bien… (de nouveau, le professeur s’agenouilla devant moi) Tu apprendras à maîtriser ton pouvoir, Joan. Et, quand l’heure sera venue…

Il sortit de sa poche un petit cube de métal ciselé où sur chaque face était gravée une armoirie représentant un dragon qui en dévorait un autre. Le grand homme me prit la main pour y poser le cube et ferma mon poing par dessus.

— Tu dois le garder précieusement. Ne le montres à personne sinon à Quentin. Quand l’heure sera venue… le cube s’ouvrira et tu sauras quoi faire.

— Vous me donnez une mission, pas vrai ? devinais-je aisément.

— Pas moi, j’en ai peur, mais cette mission te permettra de libérer ton père (Mon cœur se gorgea d’espoir, vite évidé :) Joan, promets-moi d’être toujours prudent avec les ulmites de la Tour.

— La Tour ?

— Oui. Tu y vivras, y apprendras et y accompliras ta mission. Mais là-bas, ils n’apprécient pas les terrestriens. Toute la vile connaîtra ton identité d’ici la fin de la semaine, et ils n’hésiteront pas à te faire tomber.

— C’est quoi ma garantie ? bredouillai-je.

M. Erik montra simplement le cube et je le regardais avec circonspection ; était-ce un charme ou une amulette magique ? Dès que je relevais les yeux, le professeur avait disparu. Je tournais la tête à droite et à gauche : personne. Quentin attira mon attention.

— Allez, viens, on va t’inscrire à l’ESAT.

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