Chapitre 9 - La femme la plus puissante des cinq royaumes
Alors que je m’attendais à ce que nous traversâmes le long couloir de la cour de justice, nous prîmes un passage dérobé qui s’atteignait par une porte collée à l’une des cinq fondations de la Tour. Marchant sur les pas vifs de Quentin, muré dans un mutisme amer, je regardais défiler les portraits-huile de nombreux personnages aussi inconnus qu’antipathiques, avec leurs regards froids et austères, leurs postures figées et trop souvent, leurs mains serrées autour de poignées d’armes diverses. Ashvra m’apparut comme un royaume de guerriers, ce qui m’étonna : comment faire la guerre si tuer quelqu’un vous pétrifiait ? Je me promis d’en apprendre plus sur ce « Lien du Crime ».
Nous finîmes par déboucher dans un hall sombre, seulement éclairé par quelques torches vacillantes. Mes yeux peinèrent à le remarquer mais, en observant attentivement, les ombres se mouvaient et changeaient de forme en permanence.
— Où sommes-nous ? demandai-je.
— Le Hall des Histoires, répondit Quentin sans s’arrêter. Ne prêtes pas attention à ce qui t’entoure, ce ne sont que des souvenirs éludés.
L’idée que des souvenirs vivants puissent exister me fit froid dans le dos, aussi me rapprochai-je de mon accompagnateur. Autour de moi, des silhouettes apparaissaient puis se fondaient dans le décor, jouant sur les vacillations de la rare lumière ; je crûs, par instants, entendre quelque murmure se glisser au coin de mon oreille, cependant trop ténu pour que j’en discerne le sens. Finalement, Quentin m’amena jusqu’à la porte du fond, qu’il ouvrit brusquement.
Elle découvrit un bureau, éclairé par de grandes fenêtres, où des montagnes de livres se confondaient avec des parchemins en vélin – je sais en reconnaître quand c’en est un – et au milieu de tout ça, une petite femme assise, assidûment penchée sur quelque rapport qu’elle lisait les yeux à demi-voilés, derrière des lunettes rondes à monture dorée. La peau noisette, des cheveux auburn, l’allure altier…
— Juge Mandara ? m’exclamai-je surpris.
Au même moment, la porte claqua et je me tournai ; Quentin s’était éclipsé en fermant derrière lui. Quand je pivotais de nouveau, la femme leva les yeux et je vis une différence notable avec la juge : si l’œil droit de la femme était brun, son œil gauche était entièrement mauve et luisant. Pourtant, le regard qu’elle me lança me ficha la trouille.
— Ah, Joan… (elle posa son rapport et s’adossa à son fauteuil, les mains jointes sur ses jambes croisées) Tu as visiblement fait connaissance avec ma sœur.
— Votre sœur ? Mais… qui êtes vous ? Et comment connaissez-vous mon prénom ?
— Je m’appelle Allaoua Mandara, directrice de l’Ecole Sainte des Arts Tehmiques, mais tu peux m’appeler Allaoua. Et si je te connais, c’est parce que ton père t’a inscrit en secret à cette académie le jour de ta naissance (j’ouvris la bouche, mais ne trouvai rien à dire) Tu es sous le choc… Prends place, je te pris.
Elle prononça ces derniers mots en draconien et une chaise apparut devant moi, face à elle ; je sursautai à son apparition. Puisque je restai interdit, l’ulmienne réitéra son invitation d’un ton acéré et j’obéis sur le champ. Coincé entre deux accoudoirs et un regard perçant, j’eus l’impression de revenir à l’époque où j’étais en CP et que la maîtresse allait me gronder pour avoir mis feu à la banderole : « Je préfère être gai que gay ! ».
— Mon père m’a inscrit à mon insu ? couinai-je en rassemblant des trésors de courage.
Allaoua ne répondit pas tout de suite, se contentant de m’observer comme si elle cherchait un détail particulier qui lui aurait échappé. Finalement, elle soupira et répondit :
— Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était « à ton insu » vu que tu n’étais pas encore capable d’argumenter… ni même de prononcer le moindre mot, d’ailleurs – elle se mit à sourire – je me rappelle des petits cris intempestifs que tu poussais à chaque fois qu’on parlait de toi, comme si tu voulais te défendre de nous.
— Attendez, si vous m’avez vu à ma naissance… Cela veut dire que vous connaissiez ma mère !?
Son sourire disparut et son visage s’assombrit. Quand elle parla, ce fut d’une voix sourde, pleine de colère… qui pourtant, je le sentais, n’était pas dirigée contre moi.
— Alors il ne t’en a pas parlé ? (elle secoua sa tête) Je lui avais pourtant dis de le faire, mais comme d’habitude, il ne m’a pas écouté.
— Mon père ne vous a pas écouté à propos de quoi ?
—…
— Dites-le moi ! Je veux savoir si ma mère a un rapport avec tout… tout ça, la suppliais-je en faisant un large geste de la main.
La directrice resta de marbre mais je sentais qu’elle pesait le pour et le contre. Au bout du compte, elle me céda ce tromblon de révélations :
— Gallea faisait partie du même groupe que ton père… et c’est elle qui est à l’origine de la guerre d’il y a quarante ans.
— Quoi ? Ma mère, elle… était une meurtrière ?
Déjà que je peinais à accorder le bénéfice du doute à mon père, voilà que ma génitrice s’invitait à la fête en fanfare ! Et surtout, quarante ans… je considérais que mon père avait été un « activiste » dans ses vingtaines, et si je ne le considérais pas assez immoral pour s’adonner à la pédophilie, cela admettait que ma mère avait au moins le même âge que lui… Hors, le dernier anniversaire de mon père que j’avais fêté avec lui ne comptait que trente neuf bougies ; à moins qu’il mentait sur son âge, il y avait un décalage de dix ans.
— Les tehmistes vivent plus longtemps que la plupart des ulmites et terrestriens, expliqua Allaoua en remarquant mon air fermé. Surtout s’ils n’utilisent pas leurs pouvoirs comme l’a fait ton père. Ce que tu dois surtout savoir, Joan, c’est que ta mère n’est pas n’importe qui.
— Ben voyons ! pouffais-je. Allez-y, dites moi que c’est une noble, ou une princesse !
La directrice resta interdite et j’hoquetais de surprise :
— Vous n’êtes pas sérieuse ?
— Ta mère, Gallea, est une Ashborn. La cinquième fille d’une fratrie de onze enfants, soit la dernière en lice pour atteindre le trône. Ce qui fait de toi un bâtard de la famille royale mais, au vu de ton ascendance terrestrienne, ça ne représente rien aux yeux de la couronne.
— Encore heureux… mais, mon père n’est pas ulmite ?
— Sais que les tehmistes ne naissent pas exclusivement à Ulm. C’est juste que dans ton monde, le Tehm est si faible que ses pratiquants restent souvent ignorants de leurs dons jusqu’à leur mort.
— Mais pas lui, devinais-je.
— Non, mais cela aurait été le cas s’il n’y avait pas eu ta mère ; elle a rencontré Antonio sur Terre lors de ses nombreuses excursions (de nouveau, un sourire mais cette fois plus amer) Nous étions proches, elle et moi. Dans la même classe à l’ESAT, puis dans le même département de recherches Fogiss, une civilisation antérieure à la nôtre.
— Vous étiez amies, puis elle vous a trahi… Désolé.
— Ne t’excuse pas pour tes parents, Joan. Ce n’était pas ta faute.
Ce qu’elle me dit m’apaisa, un peu, au point que j’en souris pour la première fois de cette journée sordide. Allaoua continau son récit :
— Quand elle a rencontré ton père, Gallea a remarqué ses dons de tehmiste et se mit en tête qu’il fallait l’entraîner, et ce malgré les interdits ; les terrestriens ne sont pas autorisés à manipuler le Tehm. Seulement, Gallea avait de l’influence déjà par son poste de chercheuse, mais aussi par son sang ; soutenue par son frère Algain, notre illustre souverain actuel et prince héritier à l’époque, les Pentarques ne pouvaient pas lui dire non. Et puis, selon leurs mots : « Ça n’est qu’un humain, il ne sera pas aussi puissant qu’un vrai tehmiste ulmite », et ainsi de suite… Les gens se moquèrent de Gallea et d’autres questionnaient son choix de pupille. Même moi, à l’époque, je sous-estimais ton père et je me disputais avec ta mère à propos de cela. C’est ce qui corroda notre amitié et nous éloigna… (la directrice sembla mâcher ses mots comme du marc de café) Si à l’époque, j’avais tenté de comprendre… Mais on refait pas le monde avec des « si ». Ta mère, elle, refaisait le monde comme elle l’entendait et après qu’Antonio fut assez fort pour être considéré comme un vrai tehmiste, ils se marièrent et commencèrent à fonder leur propre clan, uniquement composé de terrestriens bénis par le Tehm. Mais contrairement à ce que les gens pensaient, ils n’étaient pas Incantateurs mais Conjurateurs.
— Quelle différence… Oh ! (Les rouages dans ma tête s’activèrent) Est-ce que ça a un rapport avec le wyvernien et le draconien ?
Allaoua écarquilla les yeux et sembla troublée :
— Qui t’a raconté cela ?
— Je l’ai deviné. Et le wyvernien, j’en ai déjà croisé dans la bouche des deux types qui ont détruit ma maison et ont essayé de tuer mon père.
— On m’a mit au courant de cet incident, mais j’ignore de qui il peut bien s’agir…
— Ils s’appelaient Agiss et Ogum.
— Ces noms ne me disent rien, répondit-elle en secouant la tête. Mais je pense qu’ils ont dû faire partie du clan improvisé par ta mère et ton père, sinon ils ne l’auraient pas attaqué sans raison.
— Pourquoi ça ? Vous ne soupçonnez personne d’autre dans Ulm ?
— Personne ne savait où se trouvait ton père, Joan, à part ta mère.
— Mais pourquoi l’aurait-elle dit à Agiss et Ogum ?
— Je ne sais pas.
Il était fort possible qu’à ce moment précis, une petite puce à l’oreille m’aurait chuchoté que je comprenais parfaitement bien Allaoua, et que cette compréhension s’accompagnait d’une proximité avec Quentin. Mais maintenant, j’étais trop concentré sur les révélations successives.
— Donc ma mère est morte, mais sa volonté se fait toujours appliquer ?
— Il semblerait, Joan.
— Et pourquoi s’en prendre à mon père ?
— Pour traîtrise ? Pour éviter qu’il ne divulgue des informations à propos du clan de ta mère ? Ou bien était-ce un pacte ? (la directrice se frotta l’arrête du nez) J’ignore beaucoup de choses à propos de cet organisme, mais je sais que c’est eux, par le biais de ta mère, qui ont provoqué la guerre avec Settoum.
— Pourquoi ?
— Personne ne l’a jamais su, et ne le saura jamais ; ta mère est morte et ton père sera pétrifié demain. Une loi ulmique nous interdit d’interroger les condamnés.
J’accusais le coup en silence et Allaoua m’offrit un regard compatissant… avant de regarder par dessus son épaule
— Il se fait tard, annonça-t-elle, une pointe de déception dans la voix. Nous n’avons plus le temps de parler, Joan, mais j’espère que l’on pourra continuer cette conversation une autre fois.
— Quoi ?
— Bienvenue à l’ESAT.
Elle tapa dans ses mains et ma chaise vibra… avant de disparaître avec le sol.pi
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