Chapitre 13 - ...le jour revient
Je débarquai sur Terre à pieds joints depuis le portail créé par Calli. Elle m’emboîta le pas referma la fenêtre magique d’un geste de la main avant de regarder autour d’elle. Je comprenais son étonnement : la nuit et les étoiles nous accueillîmes de leurs immensités. Lui laissant le temps de prendre ses repères, je grappillais les miens : le jardin de mon père, entretenu et foisonnant, m’apprit que François n’avait pas quitté son poste. Je vis également les traces du combat entre M. Erik et Agiss plus Ogum ; là où des fissures se dessinaient, la terre avait noirci et les plantes s’étaient couchées. Enfin, le plus douloureux : mon ancienne maison, désormais en ruines. Mais ce qui m’étonna fut l’absence totale de forces de l’ordre et traces qui confirmaient leur venue. Alors c’est vrai : la Terre est sous le joug de Ulm, pensai-je alors que Calli s’agitait derrière moi.
— C’est donc ta demeure.
— C’était.
— Ne t’inquiète pas (elle posa une main sur mon épaule) Une maison se reconstruit toujours.
— Encore faut-il que je sauve celui qui en fait partie, grimaçai-je.
Elle opina et nous nous mîmes en marche. Le portail en fer grinça lorsque nous le franchîmes, chose étrange vu que François prenait toujours le temps de le huiler convenablement. Se pouvait-il qu’il soit finalement parti ? La perspective me rassurait, vu les dernières catastrophes du domaine Cardinali.
Dehors, j’aperçus les lueurs la ville de Homps. Mis à part Mme Kott que je connaissais bien, aucun adulte ne pourrait m’aider. Et puis, de toute manière, je devais accomplir ma mission seul, Calli me servant de mentoresse et de moyen de transport entre Ulm et la Terre, Quentin de chaperon. Je regardai par dessus mon épaule, au-delà de Calli, espérant apercevoir le beau haineux. Mais rien. Il devait sûrement connaître un sort d’invisibilité.
Non content d’être sans contact, je ne pouvais joindre quiconque malgré mon téléphone chargé à bloc – les prises électriques existaient à Ulm – et pourtant, je voulais tant donner des nouvelles à Thilio ou à Laura, leur dire que je n’étais pas mort dans l’effondrement de ma maison. Je me doutais que les autorités aient étouffé l’affaire et même en l’absence de preuves, ce n’était pas suffisant pour que les Mazol fasse appel. Bref, j’étais seul dans ce monde.
— As-tu une piste à suivre ? s’enquit la Synergiste.
— Une seule. Un type qui s’appelle Kilian Emula et qui est dans mon école.
— Je sais que vous autres humains dormez la nuit…
— Oui, je sais où il habite, répondis-je à la question sous-jacente. Seulement, je me vois mal débarquer chez lui et dire « Eh, salut ! Tu saurais pas où se trouvent les Rats Bleus ? ».
— Je te laisse réfléchir quand à la marche à suivre…
—…mais je me débrouilles seul, oui, oui !
Elle me sourit affectueusement.
— Tu grandis, c’est normal d’avoir peur. Je suis là, si tu as besoin de conseil.
Nous échangeâmes nos numéros et je partis de mon côté. La côté fut compliquée à descendre sans alerter quelque garde-chasse, parce que dans le cas contraire, il y aurait mon avis de recherche placardé dans toute la région et les Rats Bleus deviendraient suspicieux. La discrétion fut de mise ; j’évitais les lumières et me faufilai dans les ruelles sombres. Une fois à l’extérieur de la ville, je m’enfonçais dans les chemins entre les vignes.
Parfois, je voyais des lapins bondir devant moi, d’autres fois quelques chauve-souris hagardes. La peur d’être vu en pleine nuit par des fêtards, des motards, des randonneurs… je restais sur le qui-vive, à l’affût du moindre mouvement et par conséquence sursautai au moindre petit animal ou insecte qui me faisait l’honneur de sa présence. Tout était si sombre, le ciel étant couvert de nuages et je me forçai à ne pas utiliser ma Flamme pour éclairer mon chemin.
— Hé !
Une lumière soudaine m’éblouit, je portai ma main devant mes yeux. Je m’accommodai ne même temps qu’un jeune gars apparut en face de moi. Il n’avait pas l’air menaçant, juste perplexe, lorsqu’il me demanda :
— Qu’est-ce tu fais ici ?
— Je me balades, répondis-je sans réfléchir. Quel con je fais !
Mais ça eut l’air de passer ; le gars sembla rassuré et baissa sa lampe torche, secouant la tête.
— Tu m’as fichu une de ses trouilles ! (il prit un instant pour me regarder, me mettant mal à l’aise) Dis, j’t’ai déjà vu quelque part…
— Moi ? Je ne crois pas !
— T’es sûr ? Ta tête me revient de j’n’ais où.
— Sûrement un de mes cousins, riais-je nerveusement, avant d’inventer le mensonge le plus bidon de ma carrière d’esbroufeur : Je dois aller rejoindre ma copine.
Le regard du type s’écarquilla avant qu’il n’éclate de rire. Il s’approcha de moi et me tapota l’épaule à plusieurs reprises, répondant sur un ton complice :
— La fait pas attendre, mon pote ! Vas-y, j’te retiens pas !
Je le saluais d’un bonsoir et reprit ma route, le cœur battant à la chamade. C’était pas passé loin… Heureusement, j’étais tombé sur un type sympa et pas très futé, sinon il m’aurait dénoncé à la po…
— Tu crois vraiment que j’allais gober ton mensonge, petit merdeux ?
Un coup me cueillit à la tête et je m’étalais au sol, sonné. Je n’eus même pas le temps de souffler que le genou du gars se planta dans mon dos alors qu’il me faisait une clé de bras. Je criai de douleur. Il plaqua sa main sur ma bouche.
— La ferme, morveux. Tu parles et j’éteindrais la petite lueur de menteur dans tes yeux.
Je me débattis avec force lorsque j’entendis :
— Serpents de terre, serpents de fer, enfermez les menteurs.
Sous moi, la terre se mit à vibrer et des cordes faites de boue et de pierre jaillirent du sol pour m’entourer. Elles s’enroulèrent de telle manière à me faire tourner sur moi-même, me mettant nez à nez avec mon agresseur. Je pris l’attention nécessaire de me souvenir de son visage tordu par le plaisir de m’avoir eu, avec son sourire jauni par le tabac, son nez retroussé et ses petits yeux de fouine.
— Alors, on fait moins le malin, hein ? (il me donna une petite claque) On dirait pas que t’es un Cardinali.
— La réputation de mon père me précède, crachai-je avec amertume, sans savoir s’il s’agissait du sort de Sifloiseau ou parce que je commençai à en avoir marre de me faire mettre à terre.
— La ferme ! (il me gifla de nouveau, plus fort ; mon nez se mit à saigner) Si je vois ton claque-merde s’ouvrir encore une fois, je te refais le portrait.
J’allais répliquer qu’il me faudrait respirer par la bouche, vu l’état de mon nez, mais ce serait pousser le bouchon un peu trop loin. Et puis il m’avait donné quelque chose d’essentiel : l’information qu’il avait de besoin de moi vivant. Pas que je pensais que ce type n’était pas prêt à me tuer seulement voilà, je devinais aisément son appartenance.
Avec d’autres conjurations en wyvernien, il me souleva par la seule force de sa pensée jusqu’à une voiture garée un peu plus loin. Là, il défit les liens magiques et m’assura :
— Bouge et j’te coupe les deux jambes. On a les moyens de les faire repousser… (il eut un air sombre) et crois-moi, ça fait un mal de chien.
J’acquiesçai et il eut l’air satisfait. Il prit le côté conducteur, alluma les gaz et nous rejoignîmes la route partant pour Tourouzelle. Je regardais les plantes défiler sous la lumière des phares, l’ombre des arbres se détacher dans le profond bleu de la nuit. Puis je me tournai vers le type qui m’avait capturé. Je n’avais pas le droit de parler… mais visiblement, le silence le gênait : il se tortillait sur son siège, regardait sans cesse dans le rétro du haut et sa main se portait très souvent vers la radio sans l’allumer pour autant.
Je n’avais pas le droit de parler et pourtant, je savais comment m’y prendre. Je le regardai, encore et encore, jusqu’à qu’il capte l’attention que je lui portais et lança :
— Quoi ?!
Toute l’éloquence dont j’aurai pu faire preuve passa par mes yeux. Les siens s’étrécirent avant qu’il ne lance un florilège d’injures en direction de la route, puis :
— Vas-y, parles. Mais si t’essayes de m’baratiner ou m’déconcentrer, y aura pas qu’tes jambes qui vont sauter.
— Merci (la menace lancée, je pris un instant pour continuer) Vous êtes un Rat Bleu ?
— Ouais, tout juste.
— Et un tehmiste… vous êtes ulmite ?
— Ouais pour le un, nan pour le deux. J’suis né ici, de parents terriens.
Donc les tehmistes de la Terre n’avaient pas disparu avec mon père, ce qui signifiait deux choses : soit ils avaient existé depuis toujours et ce avant que ma mère ne monte son propre clan, soit ce type et sûrement d’autres Rats Bleus étaient les rescapés du conflit d’il y a quarante ans. Je penchais plus pour la première possibilité et demandai :
— Comment vous l’avez su ? Pour vos pouvoirs ?
— Quoi ? (le type grinça de rire et me lança un bref regard) Tu veux pas savoir où j’t’emmène ?
— Je tiens à mes jambes.
— Ah ! Alors t’es pas si con qu’t’en as l’air ! – Parles pour toi, pensai-je – Mes pouvoirs ont poppé de nulle part, quand j’avais neuf ans. J’les ai utilisé pour faire les quatre cent coups avec mes potes, jusqu’à m’faire chopper par la police ulmite. Ils m’ont dit : « T’as pas intérêt à refaire ça, sinon on te pétrifie ! » et donc j’ai arrêté… du moins, j’ai pris des précautions. J’ai fait des petits sorts, de la magie de merde. Voilà.
Décidément son don pour les récits n’était pas très prononcé.
— Mais alors, comment vous avez fait pour lancer des « sorts » ? Ils appellent ça des conjurations chez les ulmites et apparemment, la langue pour les invoquer est sacrée pour ceux qui l’utilisent.
— Bah, je sais pas… (il fit la moue) je le savais déjà. Une p’tite voix dans ma tête me l’disait quand j’en avais besoin.
— Une voix ?
— Ouais ? Y a pas que moi, les autres aussi (ça, c’était intéressant!) Genre Sauron dans le Seigneur des Anneaux… Tu connais ?
— Évidemment.
— Ah bon ? J’croyais que les chiards dans ton genre s’intéressaient à d’autres films, genre Le Club des Incroyables ou un truc dans l’genre.
— Je suis plutôt différent des autres « chiards », si vous avez remarqué.
— Ha ! Ouais, j’avoue. My bad.
Cela cloîtra la conversation à mon grand dam, bien que j’obtins l’information que j’espérais : le wyvernien ne s’apprenait pas, il était inné chez ses utilisateurs. Ogum l’avait dit, c’était une langue sacrée mais à ce point là ? Mais ça n’a aucun sens… Des concepts liés à des phonèmes ne peuvent pas être inscrits dans le code génétique ! Plus j’y réfléchissais, plus je me demandais s’il s’agissait d’un sujet bien plus vaste que la simple compréhension humaine ne pouvait saisir. Sachant que je n’obtiendrais rien d’autre que des conjectures, je mis fin au train de mes réflexions et me calai dans mon siège pour regarder les arbres défiler. Même la nuit, je les voyais bien plus verts que les rouges-orangés d’Ulm… et mes yeux se fermèrent d’eux-mêmes, mon corps me rappelant qu’il avait besoin de sommeil.
Mon ravisseur me réveilla à notre arrivée avec brusquerie. Mes yeux papillonnaient toujours alors que je sortais de la voiture et, bien que je m’attendais à être amené à un entrepôt, je me trouvais face à une grande maison de maître vigneron. Je regardai autour de moi en plissant les yeux, le ciel sans nuages m’aidant à mieux distinguer mes alentours. Pas de lumières au loin, nous étions au beau milieu de la pinède.
— Avance ! et le type me poussa sans ménagement.
Nous entrâmes et fûmes accueillis par une horde de « soudards ». Je n’avais pas d’autre mot : des soldats armés jusqu’aux dents, chacun en tenue militaire de camouflage et portant un casque à visière qui me masquait leurs visages. Pourtant je sentais leurs regards, plus lourds que les mitraillettes et semblant prêts à me fusiller sur place. Je déglutis, mes jambes tremblaient et mon cœur manqua quelques battements face à ce monde dont les têtes se tournaient vers moi alors que j’avançais.
Tous les murs du rez-de-chaussée avaient été démolis et il en était de même pour l’escalier qui menait à l’étage, atteignable par une échelle métallique à laquelle on me fit monter. Là-haut, je fus accueilli par un ulmite aux allures d’oiseau de proie :
— Ogum…, soufflai-je.
— Joan. Quel plaisir de te revoir !
Il lança un regard par dessus mon épaule et je fis de même : le type qui m’accompagnait semblait prêt à continuer mais Ogum lui fit un signe vague de la main. Il le congédiait comme un seigneur et son valet. Une veine enfla sur le front de mon ravisseur et sa mâchoire se serra, sauf qu’il ne dit rien et s’en fut aussitôt. Une fois seuls, Ogum reprit :
— J’espère que le voyage n’a pas été trop mouvementé.
Je fis non de la tête, trop intimidé pour hausser la voix, de peur qu’on me troue la tête d’une balle. Ogum sembla remarquer ma tension car il se plaça à mes côtés, main dans mon dos et me poussa gentiment pour entrer dans la salle.
— Vas-y, dit-il d’une voix douce. Quelqu’un de très important pour moi a hâte de te rencontrer.
Mon entrée fit grincer le plancher déjà bien abîmé. Mais pas par le temps, non ; c’était plutôt de profondes zébrures noires de carbonisé, ainsi que des griffures sur les murs et le plafond. Et au milieu de cette pièce meurtrie se trouvaient Thilio, Laura, Jim et Mapie. Attachés tous ensemble par une seule et unique corde dorée, leurs visages tuméfiés et croûtés de sang m’arrachèrent un glapissement plaintif. Au même moment instant, la porte de la pièce se referma en claquant. Une main se posa sur ma tête et la tourna pour me mettre face à face avec une capuche au visage de ténèbres.
— Formidable, nous nous retrouverons enfin. Finissons ce que nous avons commencé, veux-tu ?
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