Chapitre 14 - Ceux qui rôdent dans les conduits

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Laura savait très bien que tout ça était une très, très mauvaise idée. Pas que le plan de Mapie était bancal – celui-ci avait prévu des accès de fuite en cas de pépin, des costumes pour se fondre dans la nuit et même des lunettes « enchantées » leur permettant de voir comme en plein jour malgré la noirceur d’encre – mais il y avait, sous ce ciel de nuages masquant jusqu’à la plus vive lueur de la lune, une légère tension dans l’air. Parce que c’était la première fois qu’elle partait de chez elle avec la peur de ne pas revenir ou parce qu’elle était, malgré elle, excitée de participer à cette folle aventure ? Elle n’en savait trop rien.

Là, marchant au côté du petit groupe au sein de la pinède, elle jeta un coup d’oeil à l’instigatrice. Il y avait tellement d’assurance et de maturité qui se dégageait de sa personne, en contraste avec ce personnage de collégienne un peu ringarde et un peu geek sur les bords. Laura admirait ce nouveau caractère, si peu présent dans le milieu collégien qu’elle fréquentait… et aussi dans sa vie de tous les jours. Certes, il y avait sa mère mais… à part elle, les autres adultes n’avaient de mature que le nom ; pour eux, les responsabilités étaient souvent des choses à prendre à la légère.

Et puis, il y avait la magie ! Enfin, le « tehmisme » comme disait Mapie mais ça restait aussi magique aux yeux de la lézignanaise que les contes de Perrault ou le Petit Prince de St Exupéry. La manière dont elle agitait ses mains et laissait son regard cribler quelque chose d’invisible la fascinait. Elle lui avait demandé comment elle s’y prenait, et avait bien entendu reçut le discours classique de « il faut naître avec ». Cela avait été une déception très brève puisque d’une certaine manière, Laura avait apprit que sa force ne venait pas d’une quelconque magie.

Jim la coupa de ses pensées quand il lui prit la main, la serrant fort. Dans cette situation, il avait l’air d’un petit enfant perdu dans la forêt, toute confiance en lui envolée. Elle vit son visage inquiet et sourit pour rassurer le gros dur ; un léger rictus se dessina sur les lèvres qu’elle aimait tant embrasser, un signe de bravache un peu idiot mais carrément charmant. Mince, elle avait justement envie de l’embrasser même en ce moment ! Elle se retint de s’approcher de lui pour éviter qu’ils ne soient bras-dessus jambes-dessous en pleine excursion nocturne.

— On arrive quand ? chuchota Thilio malgré le chant des grillons.

— C’est dans vingt mètres, je dirais.

Après quelques instants, ils quittèrent le plateau et prirent un chemin descendant de la Viste pour aller dans la Combe. Les rangées de vignes les accueillirent bien assez tôt, accompagnée d’une senteur qui les prit au nez. Au début, Laura pensa qu’il s’agissait des vendanges mais Mapie infirma rapidement son hypothèse :

— Je n’y crois pas. Ils sont en train de faire de la goétie.

— De la quoi ? firent en même temps Laura et Jim.

Thilio, lui, fut plus à même de répondre :

— De l’invocation des démons ? Attends… L’enfer existe ?

— Oui et oui. Mais pas comme tu le sous-entend. J’ai lu des textes sur votre « enfer ». Ça n’a rien à voir.

Laura la vit s’ébrouer, comme secouée d’un frisson.

— La goétie n’invoque pas des monstres depuis un territoire rempli des âmes des défunts. Elle provoque plutôt un déséquilibre entre les plans tehmiques pour assembler des interactions d’énergie en formes physiques.

— Pourquoi des « démons », alors ?

— Ce que je viens de t’expliquer est la base théorique de l’invocation. Les plans tehmiques contiennent différentes strates, différents mondes ondulatoires. La goétie manipule les énergies tehmiques les plus « gelées », lorsqu’elles ont transité entre les différents corps et émotions. C’est souvent des invocations violentes et chaotiques et les conjurateurs ne prennent pas le temps de placer des sigles liants quand ils libèrent de telles choses…

Un rugissement couvrit sa voix et celle des grillons. Laura se tendit, Jim aussi et Thilio tomba à la renverse. Mapie, elle, écarta ses bras en psalmodiant en draconien. Deux épées apparurent dans ses mains, rutilantes malgré les ténèbres. Quand elle les fit tourner, un son claironnant apprit à Laura qu’il ne s’agissait pas d’armes métalliques classiques.

Mapie capta leurs tensions et répéta sa formule. De nouvelles armes apparurent dans leurs mains. La tehmiste opina.

— Faites gaffe à pas vous les planter dans le pied. On n’y va. Si on les arrête, on pourra éviter une catastrophe.

Et elle s’élança parmi les vignes. Laura fut sur ses pas, suivie de Jim et d’un Thilio qui pestait. Pas plus tard qu’hier, la jeune fille n’aurait jamais crû se sentir aussi vive et puissante ; l’arme dans sa main était légère, bien que la prise ne soit pas adaptée à son poing serré. Mais elle se souciait surtout de la maison de maître : à travers les volets filtrait une lumière pourpre et inquiétante. Mapie s’arrêta net à l’orée du jardin emmuré, si bien que Laura dérapa, Jim trébucha et Thilio se réceptionna tant bien que mal à un pied noueux.

Face à eux, Kilian Emula les attendait. Il était méconnaissable, tant par sa tenue que par la face dont il s’était masqué. Il portait une armure d’écailles métallique et noire, une épée dentelée et l’air nonchalant de ceux qui se moquent de la mort. Laura avait déjà vu cet air-là sur les photos qu’elle gardait de son père, là où on le voyait aux côtés de ses camarades de régiment. Un air de guerrier, de personne qui se bat pour un idéal. Ça lui fit froid dans le dos.

— Regardez donc qui voilà… L’Apprentie de l’Ombre en personne ! Qui aurait crû qu’elle enverrait de nouveau sa petite chienne nous mordre le derrière ?

— Mes crocs sont plus acérés que la dernière fois, déclara Mapie en se mettant en garde. Je suis une louve maintenant.

Le faux collégien lâcha un petit rire, avant de tourner son regard vers Thilio, Laura puis Jim. Son sourire se fit carnassier.

— Si acérés soient les crocs, un chien reste un chien : sans cervelle, bon à obéir. Comment ça va, le toutou de la cool girl ?

— Sale con ! s’écria Jim en s’élançant avant que Laura ne le retienne.

Cela ne dura même pas une seconde : lorsque son petit ami balança son épée vers le visage de Kilian, Laura vit ce dernier se brouiller un instant avant de réapparaître derrière lui, la lame ensanglantée. Jim était au sol, grognant et pressant son ventre. Elle cria :

— Jim ! et vint à son secours.

Kilian ne lui accorda même pas d’attention, le regard rivé sur Mapie. Laura s’agenouilla près de son petit ami et blêmit : son ventre laissait échapper un flot de sang. Ce fut la première fois depuis longtemps que la panique s’empara d’elle. Elle fut d’abord saisie d’hyperventilation, puis de tremblements ; elle le regarda, impuissante, mourir-là. Elle n’entendit presque pas Thilio hurler, et les coups cinglants des échanges d’escrime. « Ne meurs pas, ne meurs pas… » répétait-elle encore et encore, ses mains se crispant et se décrispant dans l’attente qu’une décision rationnelle vienne. Non, il fallait se ressaisir ! Il fallait…

— Viens-là, toi !

Kilian la tira brusquement par les cheveux pour l’envoyer au sol. Laura cria et se recroquevilla. Jamais elle ne s’était sentie aussi faible. Elle redevenait la petite fille qui pleurait dans sa chambre en apprenant la nouvelle…

— Peuh ! (Kilian lui cracha dessus) Et moi qui pensait que tu avais des alliés plus efficaces, l’Apprentie !

Laura put entendre la respiration sifflante de Mapie – elle avait perdue son combat – et le précédent cri de Thilio ne laissait pas de doute quand à son sort. Sans crier gare, Kilian la frappa du plat de l’épée. Il la cingla successivement et chaque fois Laura hurla. Pourquoi ? se disait-elle en serrant les dents, la tête dans les bras. Son agresseur riait aux éclats. L’odeur de sulfure se faisait plus forte, celle du sang lui emplit la bouche et… un autre goût vint. Plus aéré et pourtant plus métallique. La rage semblait avoir prit forme sur sa langue, lui donnant de la force, une force si grande qu’elle la traversa de part en part, l’arc-boutant.

— Oh-ho, on dirait que j’ai finis par te bris…

Il ne termina pas sa phrase : une onde de choc jaillit de Laura et envoya Kilian s’écraser contre les murs de la bâtisse. Laura se releva et malgré la douleur, le sang et les larmes, elle vit ces filins à la couleur indescriptible monter de la terre jusqu’au ciel. La terre, qui la soutenait. La terre, qui lui conférait une goutte de l’océan de sa force. Cette goutte lui faisait violence et la faisait rayonner. La puissance coulait de son poing, elle s’en abreuva comme l’eau dans un puits. La jouissance et l’extase !

— Laura…

Elle se retourna : Mapie s’était redressée, s’appuyant sur son épée. Elle avait le visage ensanglanté et son épaulette droite à moitié déchiquetée. Pourtant, son regard avait toujours cette lueur incroyable, que désormais Laura distinguait avec plus d’intensité. Tous ses sens étaient alerte ! Elle parvenait à entendre le craquement de l’écorce de centaines d’arbres, les hululements et les grognements du fin fond de la pinède. Elle y voyait presque comme en plein jour ! Son sang bouillonnait, ses yeux flamboyaient, son âme…

Mapie frémit avant de continuer :

— Ne te laisse pas haper… (ces mots heurtèrent Laura tel un boulet de démolition) Ne laisse pas le Tehm te dévorer…

— Mais c’est si bon, protesta Laura d’une petite voix, effleurant les filins du bout du doigt. Si je le fais, je ne pourrais plus les voir…

— Si, tu pourras toujours ; tu as goûté, mais ne confonds pas ton appétit avec ta gourmandise.

— Comment je fais ? dit Laura, avant de paniquer : comment je fais ?

— Il y a deux solutions : soit tu respires soit tu prends un bon coup dans les gencives.

Et Kilian suivit sa réplique en défonçant la mâchoire de Laura. Elle entendit un craquement et tomba à la renverse. La dernière image qu’elle put voir fut le visage agonisant de son amoureux, avant que la sombre nuit ne tombe sur ses yeux.

* * *

Retour au présent

Je voulus faire trois pas en arrière devant la vision terrifiant de ce gouffre sans âme mais l’homme me retint fermement. C’est là que j’entendis le rire grinçant de Kilian Emula, adossé dans l’ombre du mur du fond. Je ne distinguais que ses mains, visibles dans la lueur de la lune qui filtrait à travers les vitres crasseuses et fêlées de la fenêtre. Il se redressa : son visage avait la pâleur cadavérique de ceux qui prêchent la mort.

— C’est si bon de te revoir, Cardinali (il s’approcha de moi et caressa mon visage ; je frissonai) Je t’ai manqué ?

— Pas le moins du monde. C’est quoi cette mise en scène ?

— C’est un heureux concours de circonstances, répondit l’homme de gouffre. Mais tu dois comprendre que ta venue ne l’était pas.

Il me lâcha l’épaule que je massai, sa poigne de fer encore imprimée sur ma peau. L’homme marcha jusqu’à la fenêtre et regarda la lune dans une posture que je sentais mélancolique. Je regardai la porte et croisai le regard de Kilian, qui secoua sa tête en lâchant un « tsk tsk » agaçant.

— Tu sais pourquoi ton père est condamné, Joan ?

— Parce que c’est un criminel.

Même moi je n’y croyais pas. Le gouffre murmura d’un ton douloureux :

— Si se battre pour la justice et un monde meilleur se trouve être un crime, alors nous sommes les plus grands criminels de l’histoire.

— Relâchez mes amis et je vous aiderais à accomplir vos méfaits, mentis-je.

Mon plan était simple : faire semblant de rejoindre le rang des Rats Bleus parce que j’étais le fils de ma mère, puis les trahir en appelant les forces du roi.

L’homme se retourna. Même sans regard, il me fixait avec amusement. J’en eus la chair de poule.

— Jashkim t’a fait croire qu’en nous faisant tomber, il gracierait ton père ? Allons, Joan, tu penses vraiment qu’il peut le faire ?

— Il est le roi, répliquai-je, une sueur froide dans le dos.

— Contrairement aux humains, les rois ulmites ne sont pas tout puissants. On ne peut pas gracier quelqu’un qui a bafoué le Lien du Crime.

— Mais mon père et vous n’avez pas été changés en pierre.

L’intéressé pencha la tête sur le côté et il croisa ses bras.

— Aaaah, je vois. Jashkim veut… non, il doit savoir comment réchapper au Lien pour pouvoir tuer ses opposants.

Je me glaçais ; je savais que le roi était intransigeant et cruel, mais je pensais qu’il voulait le remède au Lien pour le détruire, le cacher et éviter que d’autres comme mon père ou cet homme l’utilisent. Tout s’effondrait petit à petit : mon père, dans tous les cas, serait changé en pierre. Si je terminai ma mission, je jouais dans les filets du roi et resterait à son service pour le restant de mes jours. En me ralliant à la cause perdue des Rats Bleus, je n’aurais aucune chance de revoir mon père et je finirais en paria, renié par mes amis.

Mon regard glissa vers Thilio, blessé, avachi et cela réduisit à néant toute forme de courage et de hardiesse. Je lâchai un cri plaintif, me retournai pour me précipiter vers la porte. J’en oubliais l’honneur, l’amitié et l’amour. Ma lâcheté et ma hargne de vivre prirent le dessus. Je devenais animal.

Et en animal je fus arrêté : Kilian me donna un coup dans le dos qui me fit manger méchamment le sol, avant de me plaquer avec sa botte sur ma joue. Il se pencha sur moi pour me dire d’un ton doucereux :

— Pas de chance, gosse de riche. T’as plus personne pour te servir de bouclier.

Il avait raison. Je me reposais toujours sur l’autorité, la force et les moyens de tous pour échapper à mon sort. Dans le cas contraire, j’aurais fait exactement ce que je faisais actuellement : j’aurais fui. Je me mis à pleurer, comme toujours, parce que j’avais honte de moi et pourtant parvenait à me convaincre que fuir, ce n’était pas grave. C’est ce que ma mère avait fait, c’est ce que mon père faisait d’une certaine manière. C’était moi maintenant.

Je n’étais pas un héros.

L’homme au gouffre s’approcha de nous et posa sa main gantée sur l’épaule de Kilian, lequel grommela et retira son pied. Ensuite, l’homme s’agenouilla à côté de moi. Il glissa sa main sur mon front et commença à scander.

Dès lors je me souvins. Je me souvins de ces mots et de sa main sur mon front, de la brûlure qui ravageait mon corps et sublimait mon âme. Je me souvins de son sourire qui perçait les ténèbres de son masque. Je me souvins des fragments brisés qui vibraient au sein de mon corps.

Aube, lève ce corps indécis. Crépuscule, couche cette âme sur le tombeau de ses yeux. Soleil, brûle les sortilèges impies. Lune, avale les enchantements honnis. Lumière, éclaire le chemin vers son cœur. Ténèbres, protégez le de son aveuglement.

Cette fois il n’y avait personne pour interrompre le rituel. Mon corps se mit à trembler et se souleva de lui-même, mu par l’énergie tehmique. Mon cri restait coincé entre deux cordes vocales, aussi tendues que tous mes autres muscles. Je m’arc-boutai ; des arcs électriques multicolores et des étincelles blanches jaillirent de mon corps, éclatèrent contre les murs et y laissant des traces noires. Je le voyais, spectateur impuissant de la transformation qu’opérait la figure noire dont le sourire inhumain se dessinait désormais sous mes yeux grands ouverts. Je sentais sa joie sauvage qui résonnait à travers le flux qu’il m’imposait.

Il y eut une résonnance, un gong interne qui m’ébranla de bas en haut. La vague me traversa avec une ardeur glacée, dans un soubresaut qui mit debout sur mes deux pieds. Jambes écartés, bras tendus, tête rejetée, j’avais l’air de louer le ciel. Et le ciel m’entendit : les filaments de Tehm apparurent un à un, traversant le plafond, mon corps, le plancher. C’était une mélodie infime mais ultime, un pouvoir qui était à portée de main.

Révèle ta vraie nature, Ô porteur du feu sacré !

Un bruit de bouilloire et ma peau fuma. Je pus lâcher un cri de douleur et tombai à genoux, prostré, replié, statue de terrorisé face à l’indicible. La douleur me perçait les tympans, mes plaintes ma peau. Je ne pouvais respirer, je grattais ma gorge à la recherche de mon souffle. Mes yeux roulaient dans mes orbites, la sueur sur mon front s’évaporait. Ce n’était plus « chaud », c’était plus que « brûlant ». C’était solaire. Je voulais m’évanouir dans le néant, disparaître mais le sort me maintenait durant la transformation.

Face à la lumière sublimée de mon corps, les ténèbres de l’homme furent momentanément chassées. Mon regard vit un œil d’onyx, un sourcil haussé d’étonnement. Les ténèbres reprirent le dessus et Oeil Noir absorba mon visage dans sa main. Il continua son phrasé wyvernien avec plus d’insistance. Pourquoi ?

Mon Puits. Voilà pourquoi j’étais en train de souffrir ; il tentait d’atteindre cette zone invisible, source de mon pouvoir. Il voulait la détruire. Je devinais sa peur à travers le lien qui nous unissait… et son propre Puits par la même occasion. Pour la première fois de mon existence, je pouvais me battre avec ma propre force, aussi répétais-je ses mots :

Révèle ta vraie nature, Ô porteur du feu sacré !

La main d’Oeil Noir se mit à fumer et devint rouge pivoine. La vague me revint mais cette fois, je lui donnais le mouvement pour aller s’écraser dans son corps. Ce fut une réussite : la vague m’obéit avec une telle facilité que la volonté de mon assaillant fut immédiatement engloutie. Une vague de chaleur, telle une flamme qui brusquement gagne un surplus d’oxygène, caressa mon visage.

Oeil Noir recula en titubant, la tête entre les mains. Plusieurs voix se superposaient à son hurlement de douleur et il semblait vibrer au point de se scinder en deux, des ombres tentant de s’extirper de son corps. J’assistai à cette scène avec horreur et stupéfaction quand Kilian me bouscula pour se précipiter aux côtés d’Oeil Noir.

— Maître ! Maître, qu’est-ce qui vous arrive !

— Aaargh… Maudit….Maudit ! répéta le souffrant en s’agitant de plus belle.

C’était le sort qui m’aurait été réservé si j’avais été sous l’emprise totale de ce rituel : le Puits du chef des Rats Bleus était désormais brisé. Il n’avait plus aucune maîtrise sur son Tehm et ne tarderait pas à trouver la mort. Cette perspective me donna la nausée mais je me recentrai sur Thilio, Mapie, Laura et Jim. Je m’approchai d’eux pour délier la corde qui les enserrait et c’est là que Mapie ouvrit les yeux.

— Joan… ? Comment…

— Ne me demandes pas ce que j’ai fais ni comment je l’ai fais, dis-je à toute vitesse, le regard fixé vers Kilian.

Ce dernier murmurait en draconien et ses mains, posées sur le visage de son maître, s’illuminaient. Soudain, j’entendis des bruits venant de l’escalier derrière la porte. Quelqu’un venait !

— Mapie, qu’est-ce qu’il te reste comme force ? lui demandai-je, une boule dans le ventre.

Elle suivit mon regard vers la fenêtre et grogna :

— Assez pour exploser ce mur.

J’opinais et soulevai tant bien que mal Thilio sur mes épaules. Mapie m’attrapa par le bras.

— Attends ! (Elle murmura quelques mots en draconien ; le corps de Thilio devint léger comme celui d’un enfant) Voilà, ça devrait suffire.

— Tu peux… ?

— Oui.

Elle fit de même avec Laura et Jim, et me voilà qui portait trois blessés sur mon dos tel un superhéros de comics. Mapie se redressa et se tourna vers le mur, main tendue. Elle cria :

— Libérez-vous, pierres !

Dans un bruit sec, des fissures nettes apparurent sur le mur qui vola en éclats l’instant suivant. Je courus au bord, me rendit compte que c’était vraiment haut et…

— Saute !

Mapie me poussa et je tombai dans un cri égosillant. Dans ma chute, je la vis sauter après moi, esquivant un éclair de feu qui illumina les environs. Le sol s’approcha dangereusement mais au lieu de le percuter, je rebondis dessus sans me blesser, les autres toujours sur mes épaules. Mapie, la main brillante, se réceptionna en claudiquant. Je la soutins d’une main.

— Merci…

Nous tournâmes la tête : Kilian cherchait dans la pénombre de la pinède nos visages mais il ne vit rien. De-là où nous étions, l’on pouvait voir ses hommes campés derrière lui. Les yeux bleus parcoururent une dernière fois les fourrés avant qu’il ne lance un chapelet d’injures.

— Faites une battue ! Et tirez à vue…

— On a aucune chance de s’enfuir, même avec ça, dis-je en montrant les trois lascars légers sur mon dos.

— Surtout que dans dix minutes, mon sort sera complètement épuisé et moi avec.

J’accueillais cette nouvelle avec une grimace, quand j’eus une idée :

— Répète la formule, sans faire de la magie (elle s’exécuta avec un tempo lent) Ok… Soyez plus lâches que la plume ! m’exclamai-je en tournant ma concentration vers mes amis et l’autre.

Mon pouvoir s’éveilla avec vitalité, si vite que j’eus l’impression qu’il avait attendu des années pour que je l’appelle. L’effet fut si magnifié que je dus agripper les manches de Jim pour qu’il ne s’envole pas. Je fis un signe de tête à Mapie qui relâcha son propre enchantement et soupira d’aise.

— Merci, encore. Je te revaudrais ça.

— Plus tard, on y va.

On se mit à marcher. J’étais peu convaincu de la réussite de notre fuite et d’autant plus que maintenant, je me sentais libéré. J’avais, pour la première fois de ma vie, envie de me battre et de faire face à l’adversité, mon corps presque malgré moi tendu vers le conflit et voulant en découdre. À chaque pulsation de mon pouvoir, je devais faire l’effort de ne pas céder et me transformer en bulldozer anti-Rats Bleus.

— Tu as changé, remarqua Mapie.

— Il m’a changé, devinai-je aisément. L’Oeil Noir.

— Oeil Noir ?

— Le type à la capuche.

— Ah… (elle reprit son souffle un instant et je n’entendis que nos pas écraser les épines de pin) Le Fustigeur.

— Il s’appelle comme ça ? (elle opina, fatiguée de répondre) Je pense qu’il va garder son nom très longt… hé !

Mapie s’était effondrée. Paniqué, j’accourus vers elle et mit ma main devant son nez. Son souffle chaud indiquait qu’elle s’était seulement effondrée. C’était déjà un miracle qu’elle ait pu faire sauter le mur et nous faire atterrir dans cet état mais là, elle se trouvait complètement à sec et je doutais que la réveiller lui fasse du bien. Je répétais la formule en draconien et eut un peu de mal à la placer sur Jim sans qu’il ne s’élève dans les cieux tel un ballon de baudruche.

Je repris ma marche, seul. Déjà j’entendais les cris des Rats faire écho dans la Combe des Loups, alors je restai dans l’ombre de la forêt. Mais il ne faisait pas nuit pour moi, bien au contraire : les fils de Tehm illuminaient le chemin, éclairaient les arbres d’une lumière invisible pour l’oeil aveugle. Mes émotions tambourinaient dans mes os et dans mes veines et j’avançais, impassible, sous l’effet des pulsations sourdes du pouvoir. Je me grisais, m’éventai et me soûlait de ce délice qui ne m’avait jamais été accordé. J’ignorais à quel âge, sur Ulm, on s’initiait à ces sensations mais j’étais persuadé que j’étais déjà trop vieux pour ça.

Profitant de l’accalmie et de la dissimulation que m’offrait les arbres, je me demandai comment mon père se portait. Le roi m’avait accordé un délai de trois jours, un était passé ; papa était-il dans un cachot à attendre ? Et qu’attendait-il, au juste ? La mort ? La pétrification ? Que son fils vienne à sa rescousse ? Je pensais tout connaître de mon père jusqu’à très récemment. Il était un criminel recherché, avait assassiné des gens sur les ordres de ma mère. Et pourtant, il m’aimait. Il était plus humain que tous ces ulmites hypocrites, mesquins et calculateurs que j’avais rencontré. Enfin, pas tous… Calli, M. Erik et la directrice de L’ESAT semblaient être des exceptions mais tout le reste, tous ces gens froids… leurs regards me pesaient encore sur la conscience et ralentissaient mon pas.

Qu’en était-il de Quentin, par exemple ? Je redevenais furieux en repensant à sa fausse gentillesse, destinée à me manipuler pour m’empêcher de sauver mon père. L’ironie était qu’il avait perdu du temps, parce que je n’aurais rien fait, comme toujours. Mais il avait voulu prévenir un potentiel danger contre la justice de son pays : Quentin n’était qu’un patriote de plus. Je passais dans une éclaircie d’arbres quand Kilian et son maître Oeil Noir me vinrent à l’esprit : ils semblaient à l’opposé de l’image que m’avait dépeint Allaoua ou Jashkim. Certes manipulateurs et moins différents de leurs ennemis, ils avaient semblé sincères dans leur combat contre le royaume.

— Peut-être qu’ils ont fait croire qu’ils ne menaient plus la même bataille que ma mère pour éviter des représailles immédiates de Jashkim, murmurai-je pour moi-même.

— Super. Ça m’évitera de te convaincre plus tard.

Je ne pus échapper à la ruade de Kilian qui me percuta de plein fouet. Je poussai un cri d’effroi en pensant voir s’échapper mes amis vers le ciel mais heureusement, le sort se rompit avec ma concentration. Je tombais au sol, près d’un filament terne de Tehm puis relevai la tête. Kilian me surplombait, les poings sur les hanches, un air moqueur sur son visage à la beauté discrète.

— Tu aurais vite compris qu’en maintenant une incantation, tu laisserais une trace ! et il tapota son nez. Un fin limier comme moi flaire les merdes comme toi à des kilomètres.

— Je n’aurais pas dis mieux.

Un vent glacé et une vague de givre surgit des ténèbres de la forêt, forçant Kilian à se mettre à l’abri. Je fus épargné, comme si le vent m’évitait. Mon cœur fit un bond de joie en voyant débarquer M. Erik et Calli la Synergiste. L’un armé d’une épée et l’autre d’une lance, ils firent face à Kilian dont les paumes ouvertes laissaient apparaître des flammes.

— Je te déconseille de te mesurer à moi, mon garçon, lui conseilla Calli. Ton maître te l’a sûrement dit.

Je frissonnai, pas à cause de la givre qui émanait de ma mentor mais plutôt celui qui couvait dans sa voix. Kilian sembla hésiter, tiraillé entre la crainte et le désir d’en découdre. Les flammes de ses mains s’éteignirent et il commença à s’enfoncer hors de ma vue. Avant de disparaître complètement, son regard croisa le mien et il me dit :

— Tu vois le monde tel qu’il est, Cardinali. Ne joue plus à l’aveugle désormais.

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