Chapitre 16 - Sauver le soldat Joan
Laura était déjà réveillée depuis un bon moment. Depuis l’intérieur de sa chambre, elle entendait sa mère sangloter et M. Erik la consolait. Jim, Mapie et Thilio se trouvaient dans la chambre d’amis et ne s’étaient toujours pas réveillés.
La jeune fille était épuisée mais ne parvenait plus à fermer l’oeil. Ce qui s’était passé, dans les vignes… la lente pulsation était toujours présente, partant de son ventre pour finir dans ses pieds, ses mains, sa tête. Elle ne parvenait certes plus à distinguer les fils qui surgissaient de la terre pour aller jusqu’au ciel, pourtant elle sentait leur présence, pouvait presque les effleurer du bout du doigt. C’était une sensation désagréable, un peu avoir soif la nuit sans trouver la force de se lever pour descendre les escaliers et aller boire. Avait-elle rêvé ?
Non, il fallait se rendre à l’évidence : elle avait fait de la magie. Elle avait, l’espace d’un instant, contrôlé ce « Tehm » comme l’avait nommé Mapie. La puissance qu’elle avait alors ressenti l’avait laissé assoiffée. Puis les sages paroles revenaient : « Ne laisse pas le Tehm te dévorer » et Laura réprimait l’envie de chercher à toucher ces fils.
Soudain, elle fut tirée de ses pensées lorsque sa mère entra, refermant doucement la porte derrière elle. Elle avait les yeux rougis par les larmes. À sa vue, Laura s’apprêta à s’excuser quand sa mère l’arrêta d’un geste.
— Stop. De toutes les conneries que tu as pu faire, celle-ci est de loin la pire.
— Tu n’es… pas en colère ?
Sa mère s’installa à côté d’elle et la serra dans ses bras. Cette étreinte, Laura l’accueillit en pleurant telle une petite fille qui retrouve ses parents en s’étant perdue à la fête foraine. Sauf qu’il n’y avait ni petite fille ni fête, juste une ado qui ne comprenait pas comment tout cela avait pu arriver. Plus rien n’avait de sens hormis la main qui caressait sa tête et le murmure pour la rassurer.
— Tu te rappelles de la fois où tu avais fugué de la maison ? (Laura, les yeux bouffis, opina) J’étais morte de peur à l’idée que quelqu’un t’ai enlevée, au beau milieu du village, un maquereau ou un malade mental…
— J’étais partie chercher papa, se rappelait-elle.
Sa mère rit un peu et la serra un peu plus fort. Laura sanglota, non sans un sourire aux lèvres : elle se rappelait d’elle, toute gamine, un sac sur le dos et pour seul guide une carte de la région datant de 2016. Son courage et sa bêtise l’avait mené jusqu’à Douzens et là, la police l’avait retrouvé puis ramené chez elle. Elle s’était ensuite terré dans sa chambre à compiler les indices qu’elle avait trouvé sur la route, jusqu’à que sa mère vienne lui dire la raison de l’absence de son père.
— Je voulais un papa, avoua Laura en s’écartant de sa mère, en frottant ses yeux. Je voyais mes amies qui s’en sortaient avec un parent mais moi, je voulais un papa. Je… ne sais pas pourquoi.
— C’est normal de vouloir son père, hasarda sa mère.
— Non. Non ! (Laura se leva) Tu comprends pas, c’est… c’est quelque chose d’autre. Je voulais mes deux modèles. Je voulais apprendre autant de toi que de lui, être autant de toi que de lui.
Elle se prit la tête entre ses mains. Sa mère l’approcha mais elle dit doucement :
— Je veux être seule.
Une hésitation flotta un instant dans l’air mais elle disparut sans un mot. Laura se retrouva seule dans sa chambre. Lorsqu’elle n’entendit plus les bruits de pas dans le couloir, elle se leva pour aller dans sa salle de bain. Elle s’éblouit de la lumière et plaqua son visage dans le miroir, faisant face à ce visage qu’elle connaissait bien. Son regard glissa vers ses cheveux.
* * *
Mapie assise à côté de lui, Thilio regardait Jim comme un chien de faïence, lequel l’ignorait royalement en buvant un jus d’orange. Quand la brute eut fini, il fit claquer sa langue – ce qui fit tiquer le bleu – en s’adressant à M. Erik :
— Vous vous attendez quand même pas à ce qu’on se dise au revoir sans rien faire ?
De nouveau, cela surprit Thilio. Il aurait crû que Jim se serait dédouané après ce qu’il s’était passé là-bas, pourtant le type semblait déterminé à en découdre. Enfin, pensa-t-il, il a peut-être été blessé dans son amour propre et veut passer pour le bon gars devant sa copine. Sauf que la copine n’était pas là. Thilio s’inquiétait un peu pour Laura qui n’était pas sortie de sa chambre depuis que sa mère leur avait dit qu’elle allait bien. Lui qui savait quand sa propre mère lui mentait, ça lui était facile de deviner que c’était le cas ici. Sa mère, d’ailleurs. Thilio s’en voulait de lui avoir lui-même menti en disant qu’il dormait chez une amie de Joan. Mais c’était nécessaire : il voulait le fin mot de l’histoire et surtout, retrouver son meilleur ami qu’il avait crû mort.
M. Erik répondit après un silence :
— Dois-je te faire un cours pour t’expliquer pourquoi t’impliquer est une mauvaise idée ?
— Ah bah alors c’est foutu : j’ai jamais vraiment écouté vos charabias, sourit Jim.
— On veut voir Joan, s’imposa Thilio.
— Il est en sécurité, lui assura le prof.
— Qu’est-ce qui nous permet de vous croire ? et Thilio lui montra son accoutrement guerrier. Vous mentez sur votre identité, sur vos intentions… On peut pas vous faire confiance !
— Pour une fois, je suis d’accord avec le geek, ponctua Jim d’un rot.
Thilio se tourna vers lui, pour lui dire qu’il n’était pas tout blanc non plus, mais ce fut Mapie qui intervint en frappant la table du plat de la main.
— Mon maître n’a pas à répondre de ses actes devant vous.
Bien qu’il sentait qu’il allait le regretter, le bleu n’en laissa rien paraître et montra Mapie de la main, les yeux rivés vers M. Erik, pour appuyer ses propos. Quand il regarda l’ulmite, celle-ci lui offrit son regard le plus assassin. Il déglutit avant que le prof ne réponde :
— Tu as raison, je n’ai pas été honnête. Mais c’était pour le bien de Joan et de son père : je devais les protéger des dangers.
— Les Rats Bleus ? demanda Thilio.
— Oui, avoua l’ulmite avec un pincement de lèvres. Mais ils n’étaient que les pions d’un ordre plus insidieux, que servent le Fustigeur et Kilian. On ne connaît rien de cet ordre, mis à part que leur symbole est une escarboule.
— Quésako ? pouffa Jim.
— Un grenat rouge foncé, précisa le professeur avec un ton agacé. Moi, ainsi que d’autres tehmistes les combattons dans l’ombre depuis qu’ils ont essayé de détruire le royaume d’Ashvra il y a très, très longtemps. C’était en 1885, si mes souvenirs sont bons… Oui, je sais, je ne fais pas mon âge ! (le professeur sourit tristement, l’air nostalgique) J’étais aussi jeune que vous, à l’époque, mais encore en formation quand le groupuscule dont je vous parle m’a abordé et m’a proposé de rejoindre leurs rangs. Ils étaient et sont très pointilleux sur leurs acolytes, aussi avaient-ils mûrement réfléchi leurs arguments avant de me rencontrer. J’ai immédiatement accepté.
— Pourquoi ? s’enquit Thilio.
— Parce que mon maître ne cherche pas la gloire, répondit Mapie à la place de ce dernier. Parce qu’il sait que le plus grand bien se fait dans l’ombre.
— Tout comme ma pupille dit, c’est le cas. Mais il y a également l’anonymat qui est utile : jusqu’à alors, vous êtes les premières personnes hors de mon cercle d’alliés qui savent ce que je fais.
— Tu savais ? demanda Thilio à Mapie.
Celle-ci acquiesça, bien qu’elle précisa :
— Je n’ai pas encore été recrutée, malgré la recommandation de mon maître.
Il y avait une certaine amertume dans sa voix et les commissures de sa bouche s’affaissaient légèrement. Visiblement, elle attendait ce jour avec impatience et ce depuis longtemps. Thilio s’enquit envers le professeur :
— Qu’est-ce que Joan a de si important pour qu’un ordre qui a menacé un royaume s’en prenne à lui ?
— Je doute que vous ayez besoin de le sav…
M. Erik fut interrompu par Jim qui toussota bruyamment. Il le faisait exprès bien sûr, son regard rivé sur le professeur alors que Mapie le fusillait du regard. Une fois qu’il eut fini de tousser, M. Erik s’éclaircit la gorge et reprit :
— Joan est déjà un enfant royal. Bâtard, certes, mais royal tout de même ce qui fait de lui un potentiel prétendant au trône.
— Attendez… Sa mère est de la famille royale ?
Erik opina. Thilio se sentit un peu honteux et confus à la fois ; dire qu’il avait passé sa vie avec un noble en faisant des remarques caustiques sur le système aristocratique chaque fois que c’était mentionné en cours d’histoire. Il demanda alors :
— Joan était au courant ?
— Il ne l’était pas avant qu’il n’arrive à Ashvra, où des personnes malavisées ont dû lui révéler ces informations. Tout du moins, ajouta M. Erik avec un froncement de sourcils, je conçois qu’on ne lui ait pas dit tout le mot de l’affaire afin qu’il fasse ses preuves sans influence.
— Quelqu’un veut le voir faire un coup d’État, fit remarquer Jim et Erik opina. Mais ce putain de chialeur est même pas foutu de se défendre !
— Sachez une chose : un tehmiste sans son Tehm est un humain sans volonté. Joan avait à peine accès au sien. Maintenant qu’il en détient la clé, il va changer.
— Changer comment ? s’enquit Thilio, inquiet.
— Il va être plus sûr de lui… et moins prudent. C’est assez normal chez les jeunes tehmistes. Sauf qu’avec lui, c’est encore plus intense : il détient une quantité de pouvoir que j’ai rarement constaté chez d’autres, et encore plus à son âge. L’effet que ça engendrera sur son comportement pourrait bien changer jusqu’à sa personnalité.
— Vos jeunes sont plutôt faciles à manipuler.
Ils se tournèrent : la mère de Laura venait de rentrer dans la pièce. Thilio constata ses traits tirés, son regard un peu rouge et sa bouche pincée. D’autant plus que le ton qu’elle avait employé n’avait plus rien d’amical ou d’inquiet. Elle dévisageait M. Erik qui finit par rougir, avant qu’elle ne lâche d’un air las :
— Les enfants, je vous conseille d’aller prendre un peu l’air. Je dois m’entretenir avec M. Von Heimmer.
Thilio ne fut pas vraiment surpris de voir ce dernier déglutir. Après tout, il avait déjà vu sa propre mère prendre ce genre de posture pour lui dire clairement : « ça va barder donc prépare tes fesses ».
Dehors, Thilio, Jim et Mapie se posèrent sur le banc du trottoir, juste devant la maison. Elle se trouvait collée à deux autres et ainsi de suite, formant un longue bande compacte qui ne laissait aucun espace, à l’image d’en face. La ruelle était étroite, aucune voiture ne pouvait passer. Ce n’était en revanche pas une impasse, enfin en soit ç’en était une : le bout de la ruelle donnait sur un champ de vigne, fait unique dans Tourouzelle. Il s’agissait du centre du village, aussi l’église n’était pas loin et tous trois entendirent le tintement sonore de la cloche résonner dans tout le quartier. Mapie se tourna vers les garçons avec un air peu amène :
— Vous lui manquez de respect encore une fois et je vous transforme en motte de terre.
— La gadji me soûle, parle-lui, maugréa Jim en se curant l’oreille, détournant le regard vers un linge qui séchait en hauteur.
— Écoute, on est désolés d’avoir été aussi venimeux – Jim pouffa – mais ton maître, qui a été notre professeur pendant trois ans, nous cachait des choses. Je voulais juste être sûr que mon ami allait bien parce que je le croyais mort !
Les traits de Mapie se détendirent un peu et elle dit plus bas :
— Je suis désolé que tu l’ais crû mort. J’aurais voulu te le dire…
—…mais M. Erik t’a dit d’aller te faire foutre, râla Jim. Faut qu’t’apprennes à décider par toi-même, meuf.
— Je suis loyale, répliqua-t-elle avec hargne. Pas comme toi qui laisse seule celle que tu es sensée aimer !
L’échine de Thilio fut parcourue d’un frisson tant il sentit l’hostilité qui se dégagea du baraqué. Miracle ou non, Jérémie Garcia ne leva pas la main pour frapper, n’aboya pas un chapelet d’insultes. Rien de tout ça ; il ne fit que plisser des yeux, se lever et rentrer.
* * *
Le plus chiant, c’était le fait que cette grosse conne avait raison. Jim claqua la porte derrière lui en rentrant, s’attirant un bref regard de Von Heimmer dans la cuisine. Sa blessure au ventre, désinfectée et pansée, le picota. L’ado fit rouler ses épaules en jetant un regard traînant sur la cage d’escalier. Il prit son courage à deux mains et monta, une marche après l’autre, sentant son pied s’alourdir à chaque enjambée. Une fois qu’il fut à l’étage, il vit que la porte de sa chambre était entrouverte. Il s’approcha et glissa à l’embrasure :
— Bébé, j’peux entrer ?
Aucune réponse. Il entendit cependant quelque bruit de tissu qui bouge sur le matelas. La gorge sèche, il entra pour voir Laura sur son lit dans un coin, la couverture enroulée autour d’elle. Silencieux, il s’approcha pour s’asseoir doucement sur le lit. L’autre gonze d’en bas l’avait traité de déloyal ; elle verrait qu’il n’en était pas un.
— Y a quoi ? murmura-t-il de toute la douceur qu’il réservait pour elle.
— J’ai entendu la conversation d’en bas. Est-ce que je vais changer aussi ?
— Hein… ? Tu nous fais quoi, là ? (il s’approcha plus près, passant un bras par dessus son épaule) Tu seras toujours la super et génialissime Laura de mon cœur.
Elle renifla, frottant ses yeux rouges dans un rire.
— Merci…
— C’est à propos de ce qui s’est passé là-bas ? Quand Kilian nous a attaqué ? (de nouveau, sa plaie le titilla) Je t’ai entendu crier… et puis ça a été bizarre. Comme une onde ou… ou une vague, un truc comme ça.
— C’était moi, Jérémie.
Il tourna son visage vers le sien qui, dans la pénombre, laissait entrevoir les scintillements des larmes.
— J’étais… j’étais tellement terrifiée à l’idée de te perdre. Et en colère face à Kilian qui t’avait blessé et… plein de choses que je n’arrive toujours pas à digérer. C’est là que j’ai ressenti quelque chose d’autre. Ça venait de moi, d’en moi. C’est remonté comme du vomi et j’ai tout relâché. Mapie me l’a confirmé l’instant suivant : j’ai fait la même chose qu’elle.
— Attends, tu veux dire… de la magie ?
Elle hocha la tête. Si une autre personne lui avait dit ça, il l’aurait traité de gamin et l’aurait remis à sa place. Mais venant de Laura, c’était comme si elle lui avait annoncé un cancer. Son sang quitta son visage et il manqua une respiration avant de dire :
— Ça va rien changer entre nous.
— Si ! Tu l’as entendu, non ? s’écria-t-elle en faisant référence à Von Heimmer. Les gens changent à cause de ce… de ce truc bizarre.
— Le Tehm, précisa-t-il.
Lui qui ne se rappelait jamais de ce genre de conneries, c’était une première. Pourtant, ce n’était pas une coïncidence car c’était la seconde fois de sa vie qu’il se sentait complètement désemparé. Mais là, ce n’était pas lui la cause et ça l’angoissait d’autant plus. Il serra Laura dans ses bras et elle se mit à sangloter.
— Tu changeras pas. Tu es trop forte pour ça.
Cette assurance dans sa voix ne parvint pas à masquer le doute dans son cœur.
* * *
Mapie avait regardé Jim rentrer d’un œil mauvais, puis avait soupiré, à bout. La situation ne pouvait pas être pire : Joan était aux mains du royaume et, bientôt, le Lien du Crime serait aux mains d’un ulmite seul. Car elle partageait le lourd secret de son maître et l’ordre dont il faisait partie, à savoir que Joan était le Lien du Crime. Les détails quand à l’origine de ce phénomène unique étaient encore inconnus de tous les membres de la Quintessence, mais seuls elle et son maître savaient qu’ils étaient détenus par la mère de Joan, Gallea.
— Tu as eu raison de le remettre à sa place. Il se sentait plus péter.
Thilio l’arracha à ses pensées. Il regardait la porte d’entrée avec un air peu amène. Mais derrière cette animosité se cachait une franche inquiétude et Mapie se sentit de nouveau honteuse d’avoir caché le fait que Joan avait survécu.
— Je comprends pas pourquoi il est pas resté avec Laura, fit Thilio en prenant un ton soucieux. Moi je l’aurais fait.
— Tu l’aimes bien, s’enquit Mapie pour ne pas réarmer le sujet sur le disparu.
L’accusé se retourna vivement avec du rouge au joues.
— C’est devenue mon amie, voilà !
— À d’autres. Je parie que tu baves en pensant à elle.
— Hein ? Mais t’as vraiment une idée biscornue de l’amour, toi ! (il regarda le ciel et s’éclaircit la gorge) L’amour pur, c’est vouloir le meilleur de l’autre, prendre soin de lui et…
— Huh uh. C’est aussi vouloir la toucher, la caresser, l’embrasser…, le coupa-t-elle en comptant sur ses doigts.
À son grand amusement, elle vit Thilio cafouiller en baissant la tête, les doigts emmêlés les uns aux autres. Cette façon qu’il avait à perdre ses moyens à tout bout de champ après s’être donné en spectacle, ça lui rappelait des souvenirs…
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? s’enquit-il tout à coup.
Elle resta coi pendant un instant avant de répondre de façon abrupte :
— Mêle-toi de tes oignons.
— Toi de même.
Elle sourit et lui fit de même lorsque son mentor sortit de la maison. Il la regarda, fit un signe de tête en sa direction avant de re-rentrer. Elle se tourna vers Thilio et mima son maître puis emboîta le pas. Cette fois, tout le monde se trouvait dans le petit salon, y compris Laura. Mapie guetta les signes avant-coureurs d’une overdose tehmique sur son visage : des crispations intempestives, de la sueur, des yeux embués et des lèvres sèches. Sa mère était assise d’un côté du canapé, Jim de l’autre. Thilio s’assit sur un pouf, Mapie prit place sur le tabouret à côté de son maître qui, assis sur le fauteuil, regarda la petite assemblée.
— J’ai pris une décision importante, commença-t-il. Nous sommes toutes et tous victimes de la fourberie des Rats Bleus… mais cela est allé trop loin. L’Escarboule (il fit un geste vague) soit l’ordre qui les a financé et protégé selon mes alliés a montré l’une de leurs faiblesses, à savoir Joan. Ils veulent le capturer.
— On sait tout ça, dirent Jim et Thilio à l’unisson avant d’échanger un regard noir.
— Naturellement, appuya le tehmiste d’un ton affable. C’est pour ça que, dans la situation actuelle, vous êtes les seuls à pouvoir aider notre jeune ami commun.
— Vous allez nous envoyer sur Ulm ?! s’exclama Thilio.
— Pas seuls. Accompagnés : Mapie ?
Elle se tendit, le cœur battant : la jeune demi-ulmite ne s’attendait pas à ce que son maître accepte si vite de la renvoyer sur Ulm. Était-ce grâce à sa mission suicide pour sauver Joan ? Et le meilleur dans tout ça : elle n’était jamais allée sur Ulm. Ce serait la première fois ! L’excitation et l’appréhension se mélangeaient en elle avec effervescence. Après toutes les rumeurs, les histoires, les contes…
— Je serais à la hauteur, déclara-t-elle en se tournant vers son maître, la fierté accrochée au cœur.
Il ne fit seulement qu’un bref signe de tête mais cela suffit à la jeune fille d’embraser son courage. Seulement, il n’arrêta pas de la regarder et elle hocha de la tête. Elle se leva et se plaça face devant le seul mur exempt de tableaux. L’incantation était complexe mais elle la scanda d’une voix claire, comme elle l’avait fait des centaines et des centaines de fois devant son miroir, dans l’attente que ce jour viendrait.
— Je toque à la porte du monde. J’apporte l’air qui calme le ciel. J’apporte l’eau de ma vie, l’eau des nuages que le vent lisse et lie aux coeurs des choses. Donnez moi la poignée de temps que je ne retiendrais pas lors du voyage. Donnez moi le sang de la lune, la lymphe du soleil pour y glisser ma prière. Je prie, j’implore le monde de m’entendre. Ouvrez moi…, finit-elle dans un murmure.
Et le monde l’écouta. Un frémissement léger caressa l’air de la pièce et le mur ondula, modula la lumière en une chanson de secrets. Pendant un instant, Mapie fut tentée de les entendre mais elle se reprit : le danger aurait été de prêter l’oreille aux rumeurs et d’à jamais rester là, à écouter, jusqu’à que son corps et son âme s’effiloche dans le Tehm. Sa volonté de fer, elle résista à la tentation et se concentra sur l’ondulation de lumière, qui enfla, enfla encore jusqu’à faire ressortir un fil épais qu’elle attrapa de l’index et du pouce. Un claquement, une note, une faille : un passage entre les deux mondes était créé.
Elle se tourna vers le groupe, auréolée de lumière. Thilio se leva et se plaça à côté d’elle. Jim hésita mais sous le regard éloquent de la mère, il obtempéra, non sans effleurer la tehmiste en herbe. Laura trembla un instant, le regard plongé dans le vague.
Le trio s’enfonça dans le passage entre les mondes qui se referma derrière eux, laissant les rumeurs s’estomper.
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