19 Septembre 2015 - Phoenix, Californie, USA

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J'ai toujours cru que je serais bonne pour nettoyer les chiottes de McDonald's, ou bien ramasser les crottes de chiens dans Central Park.

J'ai toujours pensé - et surtout, ma mère Ruth m'a toujours dit - que je n'étais pas faite pour un travail en bureau, que c'était réservé qu'aux grands fonctionnaires qui travaillaient réellement et qui, surtout, ne repassais pas pour la quatrième fois leurs études d'électro-technologie.

J'ai beau avoir grandi à New York, où les gens ne se jugeaient qu'à leurs styles et surtout - surtout - rien qu'à leur costard Hugo Boss et leur sublime Porshe, mais je me juge encore incapable de travailler en bureau.

Moi, mon pauvre blaser marron, ma pauvre jupe blanche, mes pauvres couettes brunes, mes pauvres lunettes en écailles noires, mes pauvres lubies enfantines, et ma pauvre vingtaine, on vient de se retrouver dans, comme on dirait dans mon Etat rustre qu'est la Californie, "une merde incroyable".

J'ai beau me dire "Relax, Mandy, t'as révisé toute la biographie du bâtiment, t'as livré un C.V travaillé d'enfer, t'as une qualité de persuasion au top", je ne sais plus trop quoi penser. J'ai l'impression d'être dans Cinquante Nuances de Grey, quand Anastasia Steele interviewe le magnat et P.D.G Christian Grey parce que Katherine Kavanagh est infectée de la grippe : je flippe à mort.

Pour ma part, la Anastasia Steele, c'est moi, Mandy Harris, la Kavanagh, c'est Jennie, une amie de lycée, et le Grey tout puissant, c'est Elizabeth Graham, une puissante pétasse que j'aimerais écraser sous ma main si je n'avais pas autant peur. Autant dire que j'ai de l'expérience, car quand elle m'a envoyé la réponse de mon C.V, elle ne s'est pas gênée pour m'envoyer à la gueule des phrases du genre :

"Vous n'êtes pas, du moins selon moi, la femme qu'il faut pour ce poste de bureaucrate. J'attends avec discernement une plus grande travailleuse, le stéréotype-même de la femme qui se bat pour son peuple, et non pas une fille insouciante et insolente, qui n'en a que faire de la discipline. J'ai déjà connu tant dans votre genre que je sais que là est sûrement votre vocation".

Une pétasse, une narcissique, une...maniaque de la discipline.

Je suis sans doute la moins bien placée pour le dire, mais je suis comme A.S quand elle rencontre C.G, dans Cinquante Nuances de Grey. Ce qui, selon moi, serait catastrophique car je ne suis pas lesbienne. Je me verrais mal être la Soumise d'une Dirigeante, dans une copie même de Seattle, dans l'état de Washington. Les gens sont quand même beaucoup moins rustres à Seattle qu'à Phoenix, mais ce n'est qu'une statistique, me souffle ma conscience intérieure pour approuver ce que je ressens pour cet endroit.

Et même le building en verre où est disposé Graham Stole Electronics Society est semblable à celui de Grey Holdings Inc., ce qui provoque ma petite timidité. Mais bon, on s'y fait vite, rien qu'en voyant ce que nous réserve déjà comme fatale copie le monde américain.

Je suis assise sur un banc, devant le bureau de l'administration, où une fameuse rousse se défend avec des mots adorables au téléphone :

- Espèce de co...!! Bon, tu sais quoi, tu n'as qu'à les prévenir que Mlle. Graham règlera son compte à leur bureau, mais je ne sais plus quoi penser de toi, Taylor ! Tu es une putain de calamité !

Voilà encore une coïncidence : Taylor, le garde du corps de Grey. Suis-je réellement la seule à préoccuper de ces détails, ou bien Mlle. Graham veut à tout prix que l'univers de Fifty Shades détaigne sur son entreprise ? E.L James ne serait pas totalement d'accord, même si mon avis reste le même.

La secrétaire grossière raccroche rapidement, puis, m'apercevant avec mon pauvre petit sac à main, elle me juge du regard et me réplique, d'une voix rauque :

- Mlle. Graham est sensée rentrer bientôt. Vous êtes stagiaire, non ?

J'hôche de la tête, en signe s'acquiescement. La secrétaire fronce les sourcils, met un doigt sur son menton, et me demande, d'une voix encore plus grave :

- Vous venez d'où ? D'Oklahoma ? Du Texas ? De l'Ohio ? J'ai de la famille à Détroit, si vous la connaissez...

Sans le savoir, la rousse me juge rien qu'à ma position et ma personnalité ici. Je pourrais venir de Los Angeles, elle s'en foutrait : tout ce qui l'importunerait, ce serait de croire que je viendrais de Ploucville. Il faut que je me procure une réponse, et vite...

- Austin, dans l'Etat du Texas. Austin.

La secrétaire abaisse ses paupières, et soupire en se mettant deux doigts entre les deux yeux. A mon avis, elle n'apprécie pas beaucoup les texans, comme beaucoup d'autres ici.

Derrière la paroi où je suis assise, j'ai l'impression de percevoir des pas feutrés provenir de la pièce d'à côté. Des pas, comme si des talons hauts frappaient le sol.

Finalement, une porte finit par s'ouvrir, et un visage féminin se penche vers moi. Un visage horriblement mutilé par la vieillesse, ridé, et masqué par du maquillage trop féminin, trop clair.

Je ne devine rien qu'à l'expression du visage de la secrétaire que la femme qui me fixe est Elisabeth Graham. Elle me dévisage avec attention, comme si je venais de sortir d'une poubelle pour la frapper. Finalement, elle tourne son regard vers la secrétaire qui sursaute de frayeur. Elle lui demande, d'une voix gutturale à la Ray Charles :

- Suzy, apportez-moi un expresso pressé, s'il vous plaît. Et sans sucre, je vous en prie, avec une lichette de crème et de lait.

- Euh...Oui, oui, Mlle. Graham. Oui, j'a...j'amène ç'a.

Puis, son regard se pose à nouveau sur moi, un regard interrogateur, avant qu'elle ne me demande, plus chaleureuse :

- Et vous, vous devez être Mandy Harris, la stagiaire. Vous voulez sans doute boire quelque chose, un remontant, ou ?

- Non...Non merci, mademoiselle G-Gra...Graham, bafouillé-je.

Un râclement de gorge clôt l'embarras qui plane dans l'air. Mlle. Graham me pointe du bras son bureau, puis, après avoir foudroyé du regard la secrétaire qui n'a toujours pas bougé, referme la porte.

Dans le bureau de Mlle. Graham, un souvenir me frappe. Je me rappelle de mon enfance, que j'avais passé rapidement, zappé comme à la télévision, un moment où il m'arrivait souvent de dessiner. J'allais donc souvent dans le bureau de mon père, et rien qu'à la vue de ce bureau me rappelle celui de mon père.

- Installez-vous, s'il vous plaît, m'ordonne Graham en me présentant deux fauteuils face au sien, qui me semblait beaucoup plus gros et orné de différentes menuiseries prestigieuses.

Sans hésiter, et surtout parce que mon coeur bat comme une grenade exploserait dans ma poitrine, je m'assois sur un des fauteuils qui sont braqués devant celui de la big boss. La big boss en question se dirige vers une de ses plantes, un énorme yucca verdoyant, et l'arrose avec un produit qui me rappelle vaguement un produit pour vitres. Elle finit par se retourner vers moi, et s'asseoir à son siège.

Je la regarde s'asseoir, sans cligner des yeux. On dirait ma mère quand elle me corrigeait pour avoir cassé de la vaisselle ou bien cassé un vase. J'étais obligé de la fixer dans le blanc de l'oeil, si je ne voulais pas être corrigée physiquement. Cela me rappelle alors les années 80-90, et j'en ai la nausée immédiatement.

Graham, sans me quitter de l'oeil, se baisse face à son tiroir, et l'ouvre d'un geste sec qui me décroche un frisson. Elle plonge la main dedans comme dans un bocal, et en extirpe un dossier de deux pages. Rien qu'à la police d'écriture informatique, je reconnais mon C.V. Que va-t-elle me dire, cette fois-ci ?

- Mandy Harris..., commence-t-elle.

- Oui, je...

- Mandy Harris, 24 ans. Dîplomée de la Columbia University, ayant étudié au Berkeley College, et ayant fait des études à l'Institut de Technologie de New York. Spécialisée dans l'électronique, et l'usage informatique de la programmation, suivi d'un blabla concernant une soi-disant dissertation sur Google et Microsoft, puis plusieurs spécialités choisies à l'université de Columbia comme la technologie, et la programmation, puis les sciences économiques et politiques. C'en est trop, je rougis presque de jalousie !

Merde, j'en ai rajouté beaucoup trop ! La moitié est vraie, j'ai bel et bien étudié au collège de Berkeley, et à la Columbia University, mais jamais à l'Institut de Technologie de New York. Je ne sais même pas ce que c'est. J'ai déménagé à Phoenix quand j'en ai eu le droit majeur, ce qui veut dire il y a cinq ans. Et je n'ai pas 24 ans mais 26 ans ! Je suis obligée de corriger tout cela, ou bien je suis mal partie.

- Euh...Il y a une petite erreur, je n'ai pas 24 ans mais 26 a...

- Ce n'est en aucun cas grave. Ce qui est grave, c'est votre scolarité. Je vois là, devant moi et sur votre C.V, que vous avez toujours eu la vocation de la technologie, à l'inverse des sciences physiques et du français. Cependant, saviez-vous que les mathématiques comme la philosophie des nombres étaient très prisés dans le monde techno-électronique ? Ceci peut êtret très ennuyeux, mais très utile. Ce n'est sans doute pas très bon que vous soyez ici, aujourd'hui, mademoiselle Harris.

Ouch ! Je crois que je viens de rater mon tout premier entretien d'embauche depuis mes 19 ans. La dernière fois, c'était pour une entreprise de baby-sitting, et je n'ai gagné que 5 dollars de dépannage, pour mon silence. Les salauds...

Graham dépose dans un bruit froissé le dossier sur son bureau, et fronce les sourcils en joignant ses mains ensemble. Elle n'a pas l'air de vraiment m'apprécier, je me trompe ?

- Bon. Quel est votre expérience dans le domaine techno-scientifique ? Où vous voyez-vous dans 5 ans ? Je crois avoir ma propre idée, mais je vous laisse le choix de la réponse.

La réponse est tabassante. Pétasse. Une vraie pétasse. Je lui réponds, sans m'énerver :

- Mon expérience est très particulière : j'ai dû traverser des états d'âmes et des esprits neutres pour en arriver là. Mon expérience est telle que je pense être à la hauteur de vos attentes et estimes à Graham Stole Electronics Society, si vous me donnez ce poste. Je me vois, dans...dans 5 ans, ici, à un bureau poli, devant mon ordinateur, à concurrencer avec Google qui me semble plus...plus bas que votre niveau marketing ici...

Et bam ! J'ai touché au coeur, comme un 9mm tire dans le cul des ratés, si jamais je ne suis pas trop grossière. Mon âme de grosse feignasse new-yorkaise me rattrape tout de même, ce que remarque Mlle. Graham. Elle ferme vivement le tiroir qu'elle vient d'ouvrir, et dépose ses deux bras sur la table. Elle inspire, expire, puis me fixe à nouveau, en ne disant rien. Une minute, deux, peut-être trois s'écoulent comme ç'a, avant que le néant soit brisé par sa voix qui fend l'air. Elle me questionne, de face, à la façon d'un QCM :

- Prenons l'exemple du Monopoly : vous estimez être assez riche pour acheter la propriété la plus chère du jeu. Celle-ci vous ruinera, et avec risque, vous fera sans doute perdre la partie. Mais vous pourrez sans doute faire faillite à d'autres personnes, et gagner plus d'argent. A côté, vous avez un immeuble à un prix bas, qui vous rapporte de l'argent, et ne vous prend pas beaucoup, mais semble incroyablement minable face aux habitations de vos adversaires et peut vous faire faillite à tout moment. Vous prenez quelle habitation ?

Décisive, la question.

Je suis tentée par répondre par la première option, vu la snobitude de Mlle. Graham, mais je sens bien le piège. Mon hésitation ne fait pas patienter trop longtemps la big boss, et finalement, je réponds avec franchise, comme démunie de toute timidité d'un coup :

- Je prends l'immeuble minable, qui ne rapporte que l'argent. Le droit à l'erreur n'est pas permis, et en aucun cas je ne ferais faillite si je prends l'habitation la moins chère puisque j'aurais assez d'argent pour pièger mes adversaires. Je...

Je suis interrompue par l'ouverture de la porte derrière moi. Le clinguement d'un plateau en fer m'annonce l'arrivée du café de Elizabeth Graham. Suzy, la secrétaire, dépose lentement le plateau sur l'ébène du bureau, sans que Mlle. Graham ne la remercie pour autant. Trépignant d'impatience, Suzy finit par abandonner son attente et partir. Lorsque la porte se referme sur ses gonds, mademoiselle Graham remonte ses manches et prends à l'anglaise la tasse d'expresso "sans sucre et avec une lichette de crème-café". Elle porte le verre à ses lèvres cerises, et avale une lampée de café brûlant. Elle repose lentement la tasse sur son plateau, se frotte les mains, et réponds rapidement, avec arrogance et en me tendant la main :

- Je ne vous engage pas pour votre réponse, mais pour votre franchise. Le droit à l'erreur n'est pas permis chez nous, et l'hésitation est telle que si vous aviez choisi avec franchise l'autre réponse, je vous aurais fait jeter à la porte illico presto.

Je ne le crois pas. Est-ce que je viens bien d'entendre ce que j'ai entendu ? Je n'arrive pas à le croire ! Je suis engagée à la bien grande entreprise de techno-électronie qu'est Graham Stole Electronics Society ? Je suis aux anges, j'en frétille d'impatience, même si la patronne est une vraie pétasse arrogante...

- Bienvenue à Graham Stole Electronics Society, mademoiselle Harris. Mais je tiens tout de même à prévenir que c'est grâce à votre C.V et au Conseil d'Administration que je vous engage. Sinon, si ç'a n'était qu'à moi, je crois que je vous aurais tout de suite mise à la porte.

Pétasse. Combien de fois vais-je le répéter, sale arrogante ?! Bref, elle me serre la main, me rendant encore plus nerveuse. Vais-je vraiment être à la hauteur ? Ne vais-je pas me comporter comme une rustre bad bitch, comme on dit dans ce pays où les armes sont légales et la peine de mort est encore présente, sous forme de chaise électrique et injection létale ?

J'ai envie à la fois de sautiller, et de me faire toute petite. Je me lève, lentement, et je reprends mes affaires et mon sac. Mlle. Graham insiste pour me raccompagner jusqu'à la porte (Christian Grey féminine, je vous le dis !). Elle me serre à nouveau la main, tandis que moi, je me dirige vers l'ascenseur avec cette impression que j'ai envie de tout casser, de tout éparpiller, de m'éclater. Tiens, je sais ce que je vais faire ce soir : me bourrer la gueule !

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