19 Septembre 2015 - Wind Force Bar, Phoenix, Arizona, USA :
Je crois que je ne me suis jamais autant éclaté que ce soir-là.
A bord de ma Ford Mustang décapotable, j'ai arpenté Phoenix que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, et je suis atterri dans un bar que je ne connais pas de même sorte.
Je me suis garé, j'ai poussé la porte, et voilà ce qui me reste comme souvenir d'avant que je sois assis sur ce tabouret de bar, face à une Bud, devant un barman plus hirsute que Bigfoot.
J'ai l'impression qu'il ne me reluque que pour mon poste de stagiaire dans l'une des plus grandes boites technologiques américaine, mais je suis trop paranoïaque.
Je sirote ma bière comme Tony Montana, dans un bar où un vieux jukebox poussiéreux s'autorise à jouer du James Brown des années 60-70, comme Aretha Franklin s'autorisait le mone du blues.
Rien qu'à cette pensée, je glousse : je n'en reviens toujours pas. Je m'appelle réellement Mandy Harris, et je viens de décrocher le job de mes rêves ?
Sans m'en apercevoir, mon téléphone se met à vibrer dans ma poche de jean, et "I Feel Good", de James Brown, se diffuse dans tout le bar. Embarassée, je décroche rapidement mon portable de son emplacement, et inspecte le numéro : c'est Chris, mon meilleur ami d'enfance et un écrivain hors pair. Je décroche immédiatement.
- Allô ?
- Salut Mandy ! Alors, comment s'est passé ton entretien ?
J'hésite à lui dire la vérité : me suis-je fait réellement embauché, ou est-ce simplement une parade trop blagueuse à mon goût ?
Paranoïaque !
Yes !
- J'ai été embauché avec beaucoup de chance, même si la pétasse de service a osé me reprocher que j'étais nulle en français. A quoi ç'a sert, sérieusement ?!
Malgré mon extase, Chris détecte presque immédiatement mon air froissé. Avec ses dreadlocks, son visage à la Will Smith, et ses vêtements de mafieux, Chris est le meilleur écrivain et designer que je connaisse. Malheureusement, nous ne nous voyons que très peu depuis que j'ai déménagé à Phoenix, et lui à New York, pour travailler dans une maison d'édition classique. Il m'a fait la promesse qu'il sortirait un best-seller un jour, un livre d'amour. J'ai bien peur qu'il n'en soit pas autant capable que ç'a.
La réalité me rattrape soudainement, et Chris me répond, après un long silence :
- Le français est un atout, très chère, une matière que tout le monde doit pratiquer, selon moi. Si bien sûr, on ne veut pas devenir comme un bébé.
Malgré son ironie, on dirait que je l'ai blessé. Je change de sujet, et lui demande alors comment s'est passé sa journée :
- Oh, tu sais, comme d'habitude. Merryway nous a discuté du changement de salaire, et il m'a proposé de travailler sur la traduction américaine d'un best-seller français qui, selon lui, avait du potentiel. Je crois que c'était, si je me souviens bien, Bethnel 666. Je me demande pourquoi il a mis Bethnel avant le chiffre de la Bête, mais bon...
- Ah ! toi et ton éternelle amertume pour les français ! Ne sois pas jaloux de son succès, tu sais, nous on a le whisky, eux, ils ont le vin rouge, alors...
- Oui mais j'aimerais bien un jour, moi-aussi, espérer pouvoir quitter cette foutue maison d'édition pour bosser autre part, ou manuscrire un livre. J'avais une intrigue en tête, déjà.
- Dis-moi tout : je crois m'être suffisament bourrée pour écouter ce que tu as à dire.
J'entends la respiration de Chris dans le combiné, et je l'imagine faufiler son souffle dans mon oreille, écarter mes mèches rebelles de mes oreilles, et me souffler que je suis une fille chanceuse, et non pas l'idiote maladroite dont j'ai tant de fois fait office d'image à mon esprit. Ma pensée est plus polluée que Los Angeles l'était en 1990.
Chris inspire, puis dit, entre deux inspirations, comme épris de joie :
- Eh bien...Bah...C'est juste une histoire, tu sais, Mandy, rien de bien gr...
- Ecoute Chris Oller, si tu ne me lis pas tout de suite tes idées, je promets de vomir sur ce connard de barman qui commence à me reluquer sérieusement le décolleté. Et de l'emmener chez moi juste après, sauf si c'est toi qui veux être mon soumis ?
A cette seule pensée, je frissonne. Moi et Chris sommes des férus de la saga Fifty Shades, alors les Soumis, cela nous connaît. Chris inspire à nouveau, puis dit, dans une soupiration exagérée :
- "En 1960, dans l'agréable pays qu'est l'Amérique, deux amis se partagent une vie séparée : l'un travaille en entreprise, l'autre habite à l'autre bout en tant que stagiaire. Mais ce n'est qu'une façade car l'entrepreneur est en fait un tueur, et la stagiaire aussi. Que peut-il de pire arriver à ces deux agneaux rougis par leurs volontés de tue..."...Je suis désolé, Mandy, je...je dois...
- Non, continue, j'adore ! Vraiment !
- "...tuer ? Eh bien...L'arrivée d'un vrai tueur en série, qui épris d'une folie meurtrière, va gâcher leur propre vie en les retournant dans leur piège". Vraiment, t'aimes ç'a ? Je crois que je devrais le je...jeter...
- Chris, Chris, eh ! Chris, écoute-moi, tu te prends la tête pour rien du tout ! Ce livre, c'est un best-seller, ç'a n'égalise pas Fifty Shades, Les Hauts de Hurlevent, Orgueils et Préjugés ou tout autre livre, mais c'est déjà ç'a...
- Ouais, je crois surtout que tu dis ç'a pour me faire plaisir...
- Crois-moi, quand je suis bourrée, je peux dire pleins de méchancetés. Je peux par exemple te dire que Paris Hilton est une mocheté égalisable à ma poubelle, ou que ma chienne ressemble à ta maman.
- Ouch ! J'ai mal au coeur, mais tu m'as pas trop atteint. Je crois que tu peux toujours courir pour me faire pleurer, Haris.
- Ah ! Tu veux vraiment jouer à ç'a ? Ramène vite tes fesses rossies sur un fauteuil que tes larmes coulent en douce sur tes pauvres joues de bébé, mon petit.
Le barman se retourne, avec un torchon et un verre Duralex dans les mains. Il semble à la fois excité et étonné, mais je lui commande une autre tournée de shots de tequila, qu'il ne peut me refuser.
Chris connait très bien mon amour pour l'alcool, mais à ce point de ma vie-là, je ne pouvais pas me permettre de manquer un évènement comme celui-ci. Une fois les shots servis, je réponds, tout en me bourrant la tête de choses inutilement stupides :
- Alors, bébé...Quand a été la dernière fois que t'as embrassé une chienne comme ta maman ?
- Pas assez de temps pour que tu me fasses la remarque. Et je te rappelle que ma maman est morte, alors pourquoi en fais-tu une obsession comme ç'a ?!
En fait, je le sais très bien que sa mère est morte, mais je sais très bien aussi son aversion pour les insultes envers ses parents. L'an dernier, j'ai été invité à un dîner de famille avec son père, et je me suis énervé contre son père parce qu'il ne voulait pas que je boive trop. Une chose complètement stupide, qui m'avait valu les foudres des fameux Oller de New York.
Je me rattrappe maladroitement en répondant, d'une voix tremblante :
- Mouais...Mon gros balourd...Va te faire foutre !
- Euh, mademoiselle, puis-je m'asseoir à côté de vous ou bien vous et votre copain allez encore discuter longtemps de "pouvoirs paternels".
Merde ! Je relève mon regard et voit une grande silhouette sombre s'asseoir à côté de moi. En fait, l'homme qui vient de faire irruption de l'ombre est couvert de tatouages et de piercings. Son crâne est rasé, façon néo-nazi, et il tient dans les mains deux billets froissés. L'idiote ! Je ne l'ai pas vu arriver. Je n'ose même pas parler, d'une parce que je suis mortifiée, et de deux car mon coeur commence à battre étrangement dans ma poitrine. Comme si les mots de Chris commençaient à me faire peur.
- Eh ! Harris, je te signale que l'insulte n'était pas prévue au programme. Mais bon...Est-ce que tu es toujours là ? Allô ?
Je n'ose pas répondre. L'homme se pose lourdement sur un tabouret, sans me regarder. Il m'ignore complètement. Sa carure imposante et sa veste en cuir me donnent envie de tout lui faire avaler. Il dépose deux billets sur le comptoir et demande, d'une voix agressive :
- Deux Bud, s'te plaît.
- Ok. C'a fera vin...
- Je sais ce que cela fera, merci !
Son agressivité empêche même le barman de répondre. D'un coup, j'ai envie de raccrocher à Chris et de coller un poing à ce salaud qui ose dire qu'il sait tout. Mais je m'en empêche. Au lieu de ç'a, je réponds poliment à Chris que je suis fatiguée et qu'il doit aller se coucher. Il grogne, me taquine, et raccroche.
Je ne demande pas de nouveau remontant, puisque cela fait ma douzième tequila et ma quatrième bière. Je suis suffisament saoule pour rentrer et vomir dans mes W.C, pour avoir la gueule de bois demain. De quoi faire plaisir à Elizabeth Graham, même si j'ai dû relire mes classiques pour lui plaire.
Je ne suis pas sûre que Fifty Shades l'aurait enchanté.
Je glousse, ce que le bad boy en déduit du moins, et je mets cela sur le compte de l'alcool. Le barman râcle la mousse de la bière de "Monsieur Parfait" et lui sert rapidement. Le bad boy la prend en soupirant et en maugréant un merci faible.
Lui aussi doit avoir eu une journée difficile, mais l'alcool m'empêche de réfléchir clairement. La seule chose que me dicte ma conscience est : déchaîne toi. Et ce mec m'a tellement énervé que je me lâche d'un coup, sur un ton moqueur :
- Eh ! mec, c'est moi ou t'es complètement déprimé ? T'as passé une mauvaise journée ou quoi ?
- Lâche-moi, maugréé le bad boy.
Il boit sa bière lentement. Je continue ma provocation :
- Alors, on répond, connard...?
- Ta gueule !! T'as pas compris que j'essaie de boire ma bière sans être dérangé ?!
D'habitude, je serais choquée, mais comme l'alcool, c'est du lourd, je ne ressens plus rien. Je n'ai simplement que la nausée et l'envie atroce de m'évanouir. Je suis retenue par ma cannette de Bud, et mes shots, l'odeur ennivrante qui pénètre mon odorat.
Le bad boy finit lentement sa bière, puis, se passant la main dans des cheveux inexistants, s'excuse d'une voix désolée :
- Excuse-moi. Je...J'ai pas l'habitude de passer des journées comme ç'a, j'suis pas d'humeur, meuf...
- C'est souvent violent, chez vous, les premières rencontres ?
- Pas vraiment.
- Vous devez être de parfaits gros dragueurs dans votre famille, dis-je sur le ton de l'ironie.
Le bad boy sourit, gêné. Le barman ne me reluque plus, ce qui, pour l'instant, ne me rassure plus du tout. Je préférais largement ce plouc qu'à ce criminel qui venait de payer une bière deux fois plus chère que le diesel américain dans l'Arizona. Une bière à vingt balles !
- Faut dire que j'ai pas l'habitude de rencontrer de femmes aussi "garçon" dans votre genre, mais bon, on s'y fait vite.
- Mon bébou, va falloir t'y faire, les Etats-Unis sont bourrés de garçons manqués dans mon genre, y a pas que des pouffiasses décolorées avec des fesses bombées jusqu'à la Lune...
La remarque le fait pouffer, et je marque un point sur cette partie. Une chance que Chris ne soit pas vraiment là, il aurait rougi et aurait tout fait pour que "Monsieur" parte. Ce que j'aurais sans doute refusé. J'en remets une couche en prenant une voix rustre :
- "La femme est le meilleur de l'homme "!
- T'essayes d'te moquer d'moi, ou quoi ? Parce que Félix Lope de Vega ne s'rait pas d'cet avis !
- Touché ! Comment t'apprends vite, mon garçon !
- Et j'apprendrais plus vite si c'foutu barman qui fout des bières à moitié chaudes nous mettait un peu d'bonne musique !
Je réfléchis soudainement, première fois de cette soirée inoubliable, et en fixant ma Bud terminée, je réponds, d'une voix posée :
- Si tu mets une bonne musique, je te jure que je te paye une tournée, mon vieux !
- Ma bonne femme, j'te jure qu'j'vais tout faire pour en avoir une bonne !
Je n'ai jamais vu d'hommes aussi osés, aussi calmes devant une fille. J'ai beau avoir étudié à Phoenix et à New York, où les ados ne pensaient que pour les études, je n'ai jamais vu un mec tant calme que beau.
Sur ce, "Monsieur" se lève - qu'il est grand ! Je me demande comment sa petite-amie peut l'embrasser ? - et fait voler avec ses mains une pièce que, en remarquant le slogan "In god, we Trust*", je devine être une pièce de 10 cents américains. Il la rattrape des deux mains, effectue une pirouette de swing, et dépose lentement une pièce dans la fente du jukebox poussiéreux. A cet instant, mon coeur s'étouffe, et bat de plus en plus vite. Je ne comprends pas ce que j'ai, et ma conscience intérieure, bonne qu'à me dicter des conneries, ne me dicte plus rien du tout.
L'homme qui se trouve devant moi appuie sur une touche, et effectue une autre pirouette. Je vois alors le vinyle tourner lentement, et la mélodie se diffuser lentement dans la pièce. Un mélange de funk et de rock, je reconnais immédiatement. Mon père raffolait comme de ses biscuits des musiques dans ce genre.
"Johnny Be Goode", de Chuck Brown. J'EN raffole, je corrige.
"Deep down in Lousiana, close to New Orleans
Way back up in the woods among the Evergreens
There stood a log cabin made of earth and wood
Where lived a country boy named Johnny B. Goode
Who never ever learned to read or write so well
But he could play the guitar just a-ringin' a bell
Go, go
Go, Johnny, go, go"
Go, go, Go, Johnny, Go, go ! Sans m'apercevoir que je me suis levé pour rejoindre l'homme et le jukebox, je danse et je chante à voix haute le tube le plus écouté de Chuck Brown à l'époque.
Le bad boy continue à me regarder, et lui-aussi commence à chanter et à danser. Je me sens emportée comme sur une piste de danse. Les alcooliques et personnes autour de nous nous regardent en riant aux éclats et en nous applaudissant.
L'alcool bourdonne dans tous mon esprit, et l'espoir que je ne vomisse pas dès maintenant vient de s'estomper. Je me sens toute barbouillée, mais continue de danser. Le bad boy effectue alors à nouveau une pirouette, et, tout en imitant une guitare, s'avance dans tous le bar.
Les rires redoublent tout comme les applaudissements. Je suis aux anges, et en enfer en même temps.
Lorsque le jukebox s'arrête, le bad boy revient vers moi en haletant, et hurle dans la foulée :
- JOHNNY BE GOODE !!!
Les "Ouais" et les applaudissements retentissent. Le public hulule de joie, crie toute sa satisfaction. Et pourtant, cela ne fait que depuis cinq minutes que nous ne faisons que ç'a : danser, chanter, et parler, trois manières à apprendre aux jeunes d'aujourd'hui.
Dans ce brouhaha surnaturel, le bad boy me tend la main tout en me demandant, avec ironie :
- Alors, cette tournée ?
Zut ! Cela clôt tout mon bonheur. J'entends un borborygme s'échapper de mon ventre, et j'ai l'impression que je vais vomir dans quelques intants. Je repousse immédiatement le bad boy, et marmonne, à moitié penchée en avant :
- Je...J'ai envie de vomir...J-Je crois...je crois que je vais rentrer chez moi.
L'expression du visage du bad boy change immédiatement : il semble inquiet, tourmenté par quelque chose. Il s'agenouille devant moi, et me regarde droit dans les yeux. D'un coup, je m'aperçois de tout : son visage barbouillé de tatouages, ses yeux verts félins, son visage modelé comme un criminel, cicatrisé et blessé, et ses cheveux rasés et très courts, noirs comme le désespoir. Il me prend par les épaules, oubliant que nous nous connaissons depuis à peine dix minutes, et il me demande d'une voix forte :
- Vous voulez que je vous raccompagne ?
Je n'ai pas la force de répondre, mais il connaît déjà la réponse. Il me prend alors par la main, et, comme si j'étais un enfant se plaignant d'avoir mal aux pieds, il me porte jusqu'à ses épaules, lentement. Je ne le vois ni sourire, ni être furieux : non, au contraire, il est neutre, sans émotions.
Je sens alors l'odeur de l'essence, de son eau de Cologne dans les cheveux. Je vois une petite teinture rouge, qui a mal tourné. Je vois...sa tête ! Je croyais que je réservais mes premiers services à Chris, mais il faut dire qu'un homme vient déjà de me trouver.
Et sans que je m'en aperçoive, trop occupée à le fixer, il s'élance à travers la foulée, en essayant de quitter le bar. Dès que nous approchons de la porte du bar, il la pousse d'un pied, comme si le bar était en feu..Comme si tout explosait, et brûlait à la fois.
451 Fahrenheit...J'adore ce livre, il décrit si bien la brûlure et la souffrance, à la fois...Je...Je suis trop saoule pour penser à ç'a, arrête, ARRETE !
Je viens de me rendre compte d'une chose : je vais monter dans la voiture de cet homme ! Mise à part le fait qu'au lycée comme à la fac, je suis montée dans toutes les voitures des beaux mecs, ainsi que dans la pauvre Toyota Corolla de Chris, je ne vois pas pourquoi je montrais dans celle d'un inconnu.
Et d'ailleurs, il n'a pas de voiture, puisque je ne le vois pas se diriger vers une voiture. Non, non, non. Il se dirige vers une Harley-Davidson noire, décorée de flammes et de gros pots d'échappement de course.
Où suis-je, me demande ma conscience intérieure. Je suis quelque part, dans le monde d'un bad boy qui n'attend plus que je sois endormie pour être tranquille.
La dernière chose que je me rappelle, c'est que je suis monté sur sa moto. Mais je ne me souviens plus de rien, comme une idiote.
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