Chapitre VII : Une rumeur et un chagrin
Aujourd’hui, j’ai peur de retourner au lycée et d’y croiser Dan. Après ce qu’il m’a avoué hier, j’appréhende le moment où je devrai à nouveau me confronter à lui. Quand j’y ai repensé avant de m’endormir hier soir, je me suis rappelé que j’avais peut-être un peu tout ramené à moi. En effet, même si notre couple est faux, Finn doit se sentir blessé que l’un de ses meilleurs amis n’hésite pas à le trahir pour une fille.
Moi, je me sens flattée, mais lui doit flotter dans l’incompréhension. Un instant, je m’imagine à sa place. Si Lise avouait des sentiments à Carder. Rien qu’en y pensant, une boule commence à se former dans mon estomac. Certes, elle est au courant pour notre fausse relation, mais je ne crois pas que je le vivrais très bien si cela venait à se produire.
Bref, je me sens coupable d’avoir été une grosse égoïste et je compte bien m’excuser auprès de Finn. D’ailleurs, en parlant de lui, je l’aperçois justement au loin, devant les portes du lycée. Il est adossé au mur et son téléphone semble être la plus belle chose du monde. Il est tellement captivé par son écran qu’il ne remarque ma présence que quand je me racle la gorge.
D’un mouvement brusque, il relève la tête et, quand il croise mon regard, il semble se détendre. Je le vois regarder l’heure – pour changer – avant de ranger son téléphone dans son sac négligemment posé sur le sol à ses pieds.
— Salut Grenouille. Comment ça va ?
— Je suis un peu mal à l’aise avec l’histoire de Dan, mais ça va aller.
Je le vois acquiescer et, quand son regard se perd dans le vide, je décide que c’est le moment des excuses. Ça me coute de lui dire pardon, mais je lui dois bien ça. Depuis le début de notre fausse histoire d’amour, il ne cesse de me consoler et me subir dans mes pires moments. Alors m’excuser est la moindre des choses.
— D’ailleurs, je voulais te dire pardon.
— Pourquoi ? demande Finn en fronçant les sourcils.
— Parce que ton meilleur ami t’a trahi et qu’hier je ne t’ai même pas demandé si tu allais bien. Alors, pardon.
D’un geste nerveux, je triture un bout de tissus accroché à mon poignet et qui fait office de bracelet. Du coin de l’œil, je le vois sourire. Un sourire timide, presque culpabilisateur. Comme s’il s’en voulait d’être content de ça. D’un côté, je le comprends. À sa place, je ne pense pas que ce serait vraiment un sujet de réjouissances.
— T’inquiète pas, Morgan. De toute façon, je me doutais que ça arriverait. Je veux dire, il fallait bien que ça arrive, non ? C’est le but de notre faux couple.
J’acquiesce en déglutissant. Entendre Carder me le dire, ça me fait quelque chose. En fait, ça me rappelle à quel point j’ai été lâche. Parce qu’il a raison. Ça a toujours été mon objectif. Dan. Et je n’ai pas été capable de dire oui. J’ai eu peur.
— Eh, souffle Finn. Ça va aller, OK ? Il nous a laissé jusqu’aux vacances d’hiver, ton prince charmant. D’ici là, tu auras peut-être changé d’avis sur la question. Peut-être qu’à ce moment-là, ça ne te fera plus peur. Mais ne culpabilise pas, parce que je vais finir par croire que c’est de ma faute.
Je relève la tête en fronçant les sourcils. Pourquoi de sa faute. C’est là que je vois un petit sourire en coin sur son visage – toujours ce sourire ! Idiot.
— Quoi ? C’est vrai ! Parce que si tu t’en veux d’être avec moi, je vais penser que c’est de ma faute ou bien un truc du genre. C’est ça que tu veux ?
Devant sa tête de chien battu, je suis bien obligée de rire. Comment faire autrement, après tout ? Je voudrais bien lui répondre quelque chose, mais je suis devancée par la sonnerie qui retenti.
— Sauvée par le gong, me nargue Finn sans se départir de son joli sourire.
— Sauvée par le gong, je répète.
Moi aussi je souris. Je ne sais pas comment il arrive à faire ça. Avant, je le trouvais insupportable, et maintenant il me fait sourire. C’est le monde à l’envers. Enfin, je le trouve toujours insupportable, mais un peu moins qu’avant. Il devrait s’en réjouir, d’ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que je change d’avis comme ça sur une personne.
— Bon, tu viens. On ne doit pas arriver en retard en cours !
Je hausse un sourcil. Alors comme ça, maintenant, Finn Carder se préoccupe de ses cours. Quelle grande nouvelle ! Il perçoit mon étonnement car il lève les épaules et me répond d’une voix désinvolte :
— Quoi ? Je ne veux pas rater mes examens à la fin de l’année.
Je lève les yeux au ciel, mais le suis tout de même dans le bâtiment, réajustant la bretelle de mon sac à dos au passage. Étrangement, quand on passe les portes, un calme glacial nous accueillit. Ce n’est pas normal. Ce n’est jamais silencieux. Finn décrète vite que ce n’est rien et continue son chemin. Mais moi, je les vois me dévisager quand je passe devant eux.
Bon sang, qu’est-ce qu’il se passe, ici ?
Personne ne semble disposé à me répondre. Mais quand Finn et moi nous séparons pour prendre chacun la direction de notre classe, une fille m’attrape par le bras et me regarde de travers. Je lui rends son regard et la questionne.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Oh, ça va, ne prends pas tes grands airs, grogne la fille. Je veux juste savoir si c’est vrai.
— Si quoi est vrai ? je lui demande en fronçant les sourcils.
Elle parait exaspérée, comme si je devais être au courant de ce dont elle parle.
— La rumeur. Je veux savoir si elle est vraie.
Mon cœur bat plus vite. Quelle rumeur ? Est-ce que Dan aurait relaté à tout le monde notre discussion de la veille ? Non, impossible. Il ne pourrait pas faire ça à Cheryl, elle est bien trop gentille pour ça. Ils sont peut-être en froid, mais Dan ne lui briserait pas le cœur de cette façon – du moins, je l’espère.
— Je suis désolée, je ne vois pas de quoi tu parles.
Ma voix se veut innocente. Je ne veux pas qu’elle me dise ce que je crains. Je ne veux pas non plus laisser paraitre quoi que ce soit.
— Tu es vraiment idiote ! s’énerve la fille. Ne me dis pas que tu n’es pas au courant, tout le lycée le sait.
De pire en pire. Qu’est-ce que tout le lycée sait ? Je veux savoir de quoi il s’agit. Et si cette fille ne me le dit pas maintenant, je vais finit par faire une crise cardiaque. Qu’est-ce que les gens peuvent bien dire dans mon dos ?
— Bon, tu n’as pas l’air de vouloir coopérer, alors je ne vais pas y aller par quatre chemins. Est-ce que c’est vrai que tu as harcelé une fille à l’école et que tu as fait virer ta mère ?
Boum. Boum. Boum. Qu’est-ce qu’il se passe ? Le monde tangue. D’où tient-elle cette information ? Bon sang comment le sait-elle ? Personne n’est au courant. Personne. Alors pourquoi ? Oh non… Elle a bien dit que tout le lycée était au courant ? Ce sont bien ses paroles, n’est-ce pas ?
Tout à coup, je manque d’air. Ma gorge se serre, mon ventre aussi. J’étouffe, j’ai trop chaud. Le monde tangue autour de moi, ma vision se trouble. De larmes ? J’en ai bien peur.
— Donc ? C’est vrai ou pas ? insiste la fille.
J’ai à peine l’énergie de secouer la tête. Je suis prise de nausées. Je murmure un « non » à l’adresse de cette fille avant de partir en courant vers les toilettes. Dans les couloirs, certains élèves qui ne sont pas encore en cours me dévisagent. Maintenant, je comprends pourquoi. Tous ces gens me prennent pour un monstre sans pitié. Mais je ne suis pas comme ça ! C’est totalement faux, je le jure.
Quand j’entre dans les toilettes, je tombe nez à nez avec deux filles. Elles me regardent et, comme si je leur faisais peur, elle décampe en courant. Une larme quitte mes yeux. Une deuxième.
Merde.
Je n’aime pas pleurer. Non, en fait, je déteste ça. Mais je ne peux pas empêcher les larmes de dévaler sur mes joues. Elles quittent mes yeux comme une cascade, je ne peux plus les arrêter. Je me sens mal. Trop mal.
Cette histoire était sensée restée dans mon ancien collège. Elle était sensée être enfouie à jamais à des kilomètres d’ici. Alors pourquoi ? Pourquoi revient-elle me narguer ? Elle m’a pourtant assez détruite comme ça. Je n’en peux plus. J’ai besoin d’air, je n’arrive plus à respirer. C’est comme si le monde se refermait petit à petit autour de moi.
D’un pas chancelant, je me dirige vers la cuvette et rends mon déjeuner. Je me sens vide maintenant. Génial.
Je me laisse glisser contre le sol et je cache mon visage dans mes mains. Là je pleure. Encore. Encore. J’ai l’impression que je ne m’arrêterai jamais de pleurer. Une question tourne en boucle dans ma tête. Pourquoi ? Pourquoi moi ?
J’entends la porte s’ouvrir. Comme si ma vie en dépendait, je m’assieds en silence sur les toilettes et cesse soudain de pleurer. La personne allume le sécheur automatique après s’être lavé les mains. Ensuite, j’entends un sac s’ouvrir et je suppose qu’elle se remaquille. Ce petit moment dure cinq minutes puis, alors que je croyais rester comme ça pour le reste de la journée, la porte claque à nouveau et je me retrouve seule. Encore.
Je reste là. Une minute. Puis deux. Puis je perds le fil. Seule la sonnerie me fait sortir de ma torpeur. Mince. Je suis là depuis une heure. Ça veut dire que j’ai sécher ? Oui. Je dois aller en cours. Non, je ne peux pas. Mais ma prochaine heure de cours est avec Carder ! S’il ne me voit pas, il va se poser des questions. Mais qu’est-ce que je dois faire ?
Finalement, je décide de me lever. Je réajuste la bretelle de mon sac à dos et m’asperge le visage d’eau pour effacer les rougeurs causées par mes pleurs. Je ne dois pas montrer que ça m’atteint. Je ne peux pas. Alors, quand mon visage a récupéré ses couleurs, je quitte les toilettes et me dirige d’un pas qui se veut confiant vers ma salle de classe. Anglais. Je déteste anglais. Mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas rater une deuxième heure de cours.
J’arrive quelques minutes en retard, mais le prof me pardonne. Après tout, même si je n’aime pas cette matière, j’ai toujours de bons résultats et je suis une bonne élève. Quand je traverse la classe pour aller m’assoir au fond, à ma place, certains me dévisage, mais j’évite tous leurs regards en fixant le sol.
À l’heure qu’il est, Finn doit savoir lui aussi. Il a été mis au courant, c’est sûr. Il a peut-être même été le premier. Non. Si c’était le cas, il m’en aurait parlé ce matin. N’est-ce pas ?
Je m’installe et m’obstine à fixer mon banc. Même s’il est à l’autre bout de la classe, je sens le regard de Finn sur moi. Il sait. C’est une certitude. Je ne peux plus en douter, il sait.
J’essaie de me concentrer sur autre chose. Sur le bleu du ciel, sur la voix nasillarde du professeur d’anglais, sur mes chaussures neuves. Mais sans succès. Mes pensées tournent autour de cette « rumeur ». Je n’ai jamais harcelé personne. Hannah le sait, elle pourra leur assurer ! De même pour Lise. Peut-être même Carder et Dan.
Dan. Merde.
Et si lui aussi croyait à cette stupide rumeur ? Si ça changeait ses sentiments pour moi ? Oh non ! Moi qui croyais qu’il attendrait, avec cette rumeur entre les murs du lycée, c’est sûr qu’il va vite changer d’avis sur moi et sur ses sentiments. Non, non, non.
Je sens quelque chose se heurter à ma tête. Une boule de papier. Je ne prends pas la peine de regarder qui en est le destinataire, je me contente de l’ouvrir et de lire ce qui y est écrit.
Ce n’est qu’une simple phrase, rédigée à l’encre bleue. Mais elle me donne envie de vomir. « Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais à la place de ta mère, j’aurais préféré te laisser à la rue plutôt que de m’occuper encore de toi. ».
Je suis à nouveau prise de vertige et ma vue se trouble. Oh non, pas encore. Je lève la main si haut qu’on pourrait croire que je m’apprête à décrocher la lampe au-dessus de ma tête.
— Yes ? m’interroge le professeur.
— Est-ce que je pourrais aller aux toilettes, s’il-vous-plait ?
— Not during class !
Je me mords les lèvres. Mes larmes n’attendront pas la fin du cours, j’en suis persuadée. Et je refuse de pleurer devant tout le monde. Alors, je sors mon arme la plus puissante.
— Problèmes de fille. S’il-vous-plait, c’est urgent.
Le prof hésite un instant avant de me faire signe de me dépêcher. Sans lever la tête, je saisis mon sac et quitte la classe, la boule de papier serrer dans le creux de mon poing. Ce n’est qu’avant de sortir de la salle que je croise le regard de Finn. Il est au premier rang et me regarde inquiet. Evidemment qu’il sait que je mens. Tout le monde le sait.
Je ne prends même pas la peine de le rassurer – ça ne servirait à rien – et je sors, fermant la porte derrière moi.
**
Qu’est-ce que je fais là ? Honnêtement, je n’en ai aucune idée. J’avais besoin d’air, alors j’ai quitté le lycée. Je n’ai même pas réfléchi à ce que je faisais. J’avais juste besoin de sortir, besoin de me vider la tête et d’être loin de tous ces gens qui me croient responsable de quelque chose que je n’ai pas fait.
Il est passé 10h, et je suis assise dans un parc, sur un banc. En fait, il s’agit du parc près de chez moi, là où j’ai déjà croisé Finn. J’ai reçu une dizaine de messages inquiets de Lise et Hannah qui s’étonnent de ne pas m’avoir vue à la récré de 10h. Elles sont au courant pour la rumeur et sont inquiètes pour moi. Car elles sont les seules à savoir que c’est faux. Elles sont les seules à savoir ce qui s’est véritablement passé dans mon ancien collège.
Je préfère ne pas répondre à leurs messages. Je veux me déconnecter un maximum de l’école. J’ai guetté longtemps un potentiel message de Carder. Mais rien. Dan non plus ne m’a rien envoyé.
Comme je l’avais craint, ils m’ont tous les deux oublié. Avec cette rumeur qui circule partout dans l’école, Finn va venir me trouver et me dire que c’est fini notre comédie, et Dan, lui, va m’annoncer qu’il s’est trompé sur ses sentiments et que rien ne sera jamais possible entre nous.
Fatiguée de cette journée – ou plutôt de cette matinée – je laisse ma tête retomber sur le dossier du banc sur lequel je suis assise. Il n’est pas midi que j’ai déjà envie de dormir. Je veux rentrer, aussi. Mais je ne peux pas. Aujourd’hui, ma mère est à la maison. Elle va déjà sûrement être appelée par le lycée qui va lui signaler mon absence aux cours aujourd’hui. Alors il est préférable de rentrer à l’heure habituelle. Je n’aurai qu’à lui faire croire qu’ils se sont trompés de personne et que j’étais bien en cours aujourd’hui.
Pourquoi dire ça alors que moi-même je n’y crois pas ?
Quelqu’un s’assied à côté de moi, je le sens. Pourtant, je garde les yeux fermés. Avec un peu de chance, la personne finira par partir. Pourtant, l’odeur qui vient me chatouiller les narines, je la connais. C’est un mélange de menthe et de citron vert. En fait, c’est son odeur.
J’ouvre les yeux en fronçant les sourcils. À côté de moi, un adolescent est assis, la tête couchée sur le dossier du banc, les yeux fermés. La même position que moi il y a quelques secondes. Il a les doigts croisés derrière son crâne et un air impassible est dessinée sur son visage. Au premier abord, il parait calme. Mais à force de le côtoyer, j’ai appris à déchiffrer les émotions de Finn Carder. Et en ce moment-même, il bouillonne de rage.
Savoir que ce sentiment est dirigé vers moi me fend le cœur. Je ne pensais pas que notre fausse relation se terminerait ainsi. Je pensais au moins qu’on aurait pu devenir amis. Mais non. Même pas.
— Je sais que tu es en colère. Mais je te promets que c’est faux, je murmure d’une voix si basse qu’il ne doit pas l’avoir entendue.
Pourtant, il ouvre les yeux pour me dévisager. Je vois dans ses yeux qu’il est décontenancé. Il doit penser que je me moque de lui.
— Je le sais bien, grenouille. C’est justement ça, le problème. Ils mentent. Et je ne le supporte pas.
J’en reste bouche bée. Alors… Alors il sait que c’est un mensonge ? Il me croit ? Oh mon dieu, il me croit ! Je sais bien qu’une parole de plus contre tout le lycée, ça ne va rien faire. Ça ne va rien changer, les gens y croiront toujours. Mais le fait de savoir qu’il est de mon côté, ça me réchauffe le cœur.
— Tu… vraiment ? Tu sais que c’est faux, alors ?
Il fronce les sourcils.
— Evidemment ! Enfin, ça me parait logique. On ne se côtoie vraiment que depuis quelques mois, mais je sais que tu n’es pas ce genre de personnes. Tu peux faire peur quand tu le veux, mais tu n’es clairement pas quelqu’un qui harcèle les autres. Je le sais. Et seuls les idiots peuvent croire le contraire.
Je suis émue. Ses paroles me redonnent confiance.
— Je ne sais pas quoi dire. C’est juste que… tout va si vite ! D’où tiennent-ils cette information ?
Finn hausse les épaules, l’air grave.
— Je ne sais pas, mais crois-moi qu’ils vont m’entendre. Je ne comprends pas pourquoi ils veulent inventer une histoire pareille. Ils n’ont même pas preuves pour leur histoire !
Je le vois donner un coup de pied rageur dans la terre. Là, je me sens mal. Je devrais peut-être lui dire ce qu’il s’est vraiment passé, non ?
— Finn ?
Il semble étonné que je l’appelle par son prénom. Son visage s’adoucit instantanément et une lueur d’inquiétude vient prendre place dans ses yeux.
— Tout va bien ? me demande-t-il d’une voix calme.
— Oui. Enfin, non. Mais je dois te dire quelque chose. Parce que leur histoire, elle n’est pas totalement fausse.
Il me dévisage et je comprends que je me suis mal exprimée.
— Enfin, si, elle est fausse ! Je n’ai jamais harcelé personne. Mais il y a une histoire semblable que j’ai vécu.
Je fixe le sol pour ne pas avoir à croiser son regard. Je tourne mes mains dans tous les sens, comme si ce simple geste avait le pouvoir de m’aider. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Je sens Finn se rapprocher un peu de moi.
Je n’ai pas le courage de relever la tête, alors il le fait à ma place. Il saisit mon menton et le lève vers lui. Là, mes yeux croisent les siens. Son visage est impassible, je ne sais pas à quoi il pense.
— Jessie.
Le simple fait qu’il m’appelle par mon prénom me met mal à l’aise. Cette situation devient vraiment trop profonde. Trop intime. Pourtant, je le laisse continuer.
— Est-ce que tu t’es faite harcelée ?
Je me mords la lèvre. Moi qui croyais ne plus avoir de larmes en réserve, je comprends que je m’étais trompée quand je sens ma vision se troubler. Une larme roule sur ma joue mais Finn s’empresse de l’essuyer. Son regard est inquiet, comme tout à l’heure. Je crois qu’il n’a pas besoin de ma réponse, mon corps a répondu tout seul.
— Est-ce que tu veux… en parler ?
Oui, bien sûr que j’ai envie d’en parler ! Mais c’est trop compliqué. Y repenser me donne l’impression d’être ridicule. Je me sens bête face à cette situation. Tellement idiote ! Alors qu’est-ce que lui va en penser ? Il croira sûrement que je suis folle !
— Je… Enfin, c’est compliqué, je déclare d’une voix étranglée.
— Je comprends, ne t’en fais pas, me répond Finn d’une voix douce. Si tu ne veux pas en parler, ce n’est rien. Sache que je te soutiens, d’accord ?
J’acquiesce, les yeux toujours plein de larmes. D’un geste rapide, j’essuie mes yeux et renifle. Finn lâche mon menton et me scrute intensément. C’est alors que, comme la nuit où l’on s’est croisés dans ce même parc, un sentiment vient me pousser à tout lui dire. À lui expliquer ce que j’ai sur le cœur. Je ressens ce besoin comme s’il était vital. Je dois le lui dire. Je dois le faire pour me débarrasser de la douleur.
— Si je te raconte, je murmure. Tu promets de ne pas me juger ?
— Je ne te jugerai jamais, grenouille. Je te le promets.
J’hoche la tête, incapable de le regarder en face. J’ai honte de ce que je vais lui dire. Tellement honte ! Comment lui expliquer à quel point cet épisode m’a foutue en l’air ? Il ne peut pas comprendre, il ne le pourra jamais. Et il en est de même pour tout le monde. Tout ceux qui disent que ce n’est rien, que c’était juste pour rire. Ils ne peuvent pas comprendre ce que j’ai vécu alors que moi-même je ne réalise pas vraiment.
Je prends une grande inspiration et j’explique à Finn Carder – le garçon que je détestais il y a quelques mois encore – l’origine de mon traumatisme.
— Quand j’avais treize ans, ma mère a décroché un job dans une grande boite. C’était loin de chez nous, à une centaine de kilomètres. Mais c’était important pour elle. Alors, en plein milieu de l’année scolaire, après que mes parents aient fait beaucoup de recherches, on a fini par déménager loin d’ici. J’ai dû quitter Hannah et Lise, mes meilleures amies, pour partir vers l’inconnu. Un inconnu qui m’effrayait beaucoup.
Je me tais un instant, réfléchissant à comment aborder le sujet. Finn m’écoute toujours sans rien dire, concentré sur mes paroles.
— On a emménagé dans une grande maison. Elle avait tout pour plaire : un grand jardin, des grandes chambres. Il y avait même une piscine ! Mais le problème, c’était le collège. Au début, ça allait. J’étais un peu perdue, mais un groupe de filles sont tout de suite venues vers moi. Dans ce groupe, il y avait Salie. Elle était vraiment gentille avec moi. Elle m’a fait visiter tout le collège, m’aidait avec mes devoirs et me faisait rencontrer toutes sortes d’élèves ! Ma mère l’adorait.
En faisant cette réflexion, mon cœur se serre. Parce que parfois, j’avais l’impression que ma mère préférait Salie à moi, sa propre fille.
— A la fin de cette année-là, il y avait un bal d’organisé. Enfin, c’était plutôt une petite fête pour célébrer les vacances, mais ils appelaient ça un bal. Avec un thème ridicule, en plus. Fluo. C’était le bal fluo. J’ai toujours détesté ce genre d’évènement, et j’avais déjà refusé d’y aller. Mais Salie a insisté. Elle m’a dit qu’elle aimait tellement aller à ce bal, chaque année. Elle voulait absolument y aller avec moi. Je ne vouais pas me retrouver seule à la rentrée. Je voulais une amie, même si elle ne pouvait égaliser Hannah et Lise. Donc j’ai dit oui.
Je sens Finn se crisper. Il a dû sentir que c’est à ce moment-là que les choses ont commencé à déraper.
— Ma mère était contente que j’y participe. Elle m’avait même acheté une belle robe pour l’occasion. Le soir venu, les parents de Salie sont venus me chercher un peu avant le bal. Salie m’avait proposé d’aller dormir chez elle ce soir-là et mes parents avaient accepté. Je suis donc allée déposer mes affaires chez elle, puis nous sommes allées au collège pour ce fameux bal. C’était horrible. Il y avait de la musique, beaucoup de monde, et puis surtout, du fluo. Partout. Ça faisait mal aux yeux.
Cette remarque fait sourire Carder.
— Je n’avais pas passé une bonne soirée, mais ce n’était pas grave ; Salie, elle, si. Ses parents sont venus nous rechercher, Salie, moi et Théa. Théa était une de mes amies, et elle allait dormir aussi chez Salie. On a regardé un film, c’était génial ! Et puis, le matin est arrivé.
Là, ma voix se brise. C’est maintenant que le malheur survient. C’est maintenant que mon traumatisme survient. Je dois choisir les bons mots, mais je ne sais pas comment faire.
— Au début, tout se passait bien. On a été déjeuner. Mais ensuite, on est toutes les trois montées dans la chambre de Salie. C’est là que Théa a voulu faire une bataille de coussins. Moi, j’ai dit oui. J’adorais les batailles de coussins ! Alors on a joué. Mais ça a dégénéré. À un moment, je me suis retrouvée seule, sans coussins. Et elles ont commencé à me taper. Sans s’arrêter. Encore et encore. J’avais mal, mais je n’osais rien dire. C’était mes seules amies. Et puis, d’un coup, les coussins ont disparu. C’étaient leurs poings. Et puis leurs corps tout entier. Elles me faisaient terriblement mal.
Je m’arrête un instant pour reprendre mon souffle. C’est là que je remarque que la main de Finn est posée sur mon épaule, comme pour me soutenir, me donner son énergie. Je reprends d’une voix tremblante :
— Un moment, j’ai eu tellement mal que j’ai commencé à pleurer. J’ai voulu partir, je me suis pressée de quitter la chambre en prétextant devoir aller aux toilettes. Mais elles avaient vu mes larmes. Je le sais, je les ai entendus en parler, après. Quand je suis revenue des toilettes, elles avaient un sourire rieur. C’est là que Salie m’a proposé de recommencer. Et je n’ai pas osé dire non. J’étais faible.
Une larme quitte mon œil et je m’empresse de l’effacer. Je sais que Finn l’a vue. C’est trop tard. Mais il ne dit rien. Il me regarde toujours, attendant la suite de mon histoire.
— Mes parents ont fini par arriver et je suis repartie. Je n’ai pas revu Théa et Salie de toutes les vacances. Mais à la rentrée, elles avaient changé. Salie avait changé. Elle n’était plus la gentille petite fille qu’elle était avant avec moi. Maintenant, elle connaissait mes faiblesses et elle en jouait. Elle passait ses journées à me taper, se moquer de moi. Elle m’humiliait. Personne n’a jamais riposté, ils n’osaient pas. Alors mes amies se sont mises à me taper et m’humilier à leur tour. J’étais seule.
Je m’arrête une dernière fois avant de raconter la fin de mon récit, d’une seule traite.
— Un jour, j’en ai eu marre. Je n’ai plus pu supporter ça. Alors, j’ai réagi. Une fois. J’ai réagi une seule fois. Quand Salie a voulu me taper, je l’ai frappée à mon tour. Elle était par terre. Et… Et puis, je ne me souviens plus. Je sais juste que je brûlais de rage. Dans ma mémoire, tout est noir. La dernière image que j’ai, c’est celle de Salie, recouverte de blessures. Elle saignait, boitait. Elle avait le nez cassé. Et moi, dans tout ça, je n’étais même pas soulagée. Parce que je m’étais défendue, c’est vrai, mais ça n’arrangeait rien à tout ce qu’il s’était passé avant. J’ai été renvoyée de mon école et quand le travail de ma mère a appris ce que j’avais fait à Salie, elle a été virée. Mes parents ont préféré revenir habiter ici pour ne plus avoir à supporter les regards méfiants des voisins.
C’est bon. Je l’ai fait. J’ai réussi. Je viens d’étaler à Finn ce qui est sur mon cœur depuis si longtemps ! Depuis quatre ans.
— Je suis désolé, Jessie. Vraiment. Ce n’est pas normal que tu aies eu à vivre ça. Sache que je ne te jugerai pas. C’est parfaitement légitime que cet évènement t’ait marqué et je te promets que plus personne ne te fera du mal. Jamais.
Mon cœur bat plus vite et je décide de remettre ça sur le fait que je viens d’expliquer à Carder mon traumatisme. C’est préférable.
Je pensais que ça me ferait du mal de tout lui expliquer, mais ça m’a vidée d’un poids. Je me sens plus légère, maintenant. Ça fait du bien de savoir que je ne suis plus la seule à vivre avec cette histoire. Que quelqu’un d’autre est au courant.
Hannah et Lise connaissent une partie de l’histoire. En fait, elles savent que des filles m’ont embêtées et que j’ai finit par me défendre. Mais Finn est la première personne à qui je déballe tout. Et ça me fait bizarre.
Je me rappelle alors la boulette de papier de tout à l’heure. Peut-être que ça aussi je devrais en parler à Finn ? Je devrais lui raconter qu’il est bien l’un des seuls à prendre au sérieux mon histoire d’harcèlement.
— Si je te montre quelque chose, je commence d’une voix tremblante. Est-ce que tu pourras le garder pour toi ? S’il-te-plait.
— Bien sûr, grenouille. Qu’est-ce que c’est ?
Je me braque. Les mots inscrits sur le papier tournent en boule dans ma tête depuis que j’ai quitté l’école en plein milieu de l’heure d’anglais. Pourtant, je me baisse tout de même pour fouiller dans mon sac. J’en sors la feuille blanche chiffonnée et, tremblante, je la donne à Finn. Il fronce les sourcils mais la déplie et lis cette unique phrase. Je le vois serrer la mâchoire et écraser encore plus le papier. Il se tourne ensuite vers moi.
— Jessie. Qui a écrit ça ?
Pour simple réponse, j’hausse les épaules. C’est la vérité, je n’en ai pas la moindre idée. Tout à l’heure, j’ai préféré m’enfuir que de regarder qui pouvait bien être l’auteur de mon chagrin. De toute façon, aujourd’hui, tout le monde est un peu responsable de mes larmes.
— Tu ne sais vraiment pas qui c’est ?
— Non, je lui réponds dans un souffle. Je n’ai pas regardé.
Il parait contrarié, mais son visage se radoucit.
— Je ne dis rien pour l’instant. Parce que tu me l’as demandé, explique-t-il. Mais si ça se reproduit ne serait-ce qu’une seule fois, crois-moi que la personne qui a écrit ça ne recommencera pas de sitôt.
Je devrais me sentir rassurée. Contente, même. De savoir que quelqu’un tient à moi. Mais pourtant, ça ne me fait rien. Je suis toujours prise de nausées à cause des évènements de la journée. Et comme si ce n’était pas suffisant, maintenant, je redoute de rentrer chez moi. Que vont me dire mes parents suite à la journée de cours que je viens de sécher ?
Pour changer de sujet – et pour me concentrer sur autre chose que mes parents – je questionne Carder.
— Comment tu as su que j’étais là ?
Il sourit – de son habituel sourire en coin – avant de me répondre.
— Je ne sais pas. Une intuition.
Je secoue la tête. Décidemment, il est vraiment impossible ! Une intuition, mais bien sûr ! De toute façon, peu importe la façon dont il m’a trouvée. L’important, c’est qu’il soit venu. Je ne lui ai rien demandé, je ne lui ai même pas parlé. Mais il est venu. Et ça me rend heureuse. Pour l’instant, c’est ce qui me permet de rester de bonne humeur.
— Carder ?
L’appeler par son nom de famille me donne soudain l’impression que le moment des confessions est fini. Il a disparu, est derrière nous. Nous ne sommes plus Finn et Jessie…
— Morgan ?
… Maintenant, nous sommes Carder et Morgan.
— Tu connais Hannah ?
— Oui.
— Eh bien elle aimerait bien rencontrer ton ami. Sam, je précise. Elle m’a demandé si c’était possible qu’on passe une journée ensemble. Toi, moi, Hannah, Sam et Lise.
Carder semble réfléchir puis acquiesce.
— Oui, ça devrait être possible. L’entrainement de demain est annulé, alors on est libre toute la journée, avec Sam.
Je souris. Hannah va être en panique d’apprendre qu’elle va rencontrer Sam demain. Et elle va sûrement me tuer pour ne pas l’avoir prévenue au moins une semaine à l’avance, qu’elle n’a pas eu le temps de s’acheter une belle robe.
Tant pis.
— Parfait. A demain, alors.
___
Bon... Je sais que j'ai commencé à publier une autre histoire - (No) feelings - mais j'ai eu envie de revenir sur ce projet. J'avais fait une pause d'un petit mois, mais je ressens le besoin de recommencer à écrire cette histoire.
Pour ceux qui lisent (No) feelings, l'histoire est donc en pause pour l'instant, mais je continuerai peut-être à écrire de temps en temps un petit chapitre, même si ce ne sera pas très régulier.
En attendant, pour ceux qui lisent cette histoire, j'espère que cette suite vous plait. Ici, dans ce chapitre 7, j'ai abordé un sujet un peu plus compliqué pour les personnes qui pourraient être dans la même situation que Jessie, mais je trouvais important d'en parler.
Le reste de l'histoire sera un peu plus joyeux, même s'il y aura toujours des allusions au passé de Jessie et à sa relation avec ses parents.
Bref, j'espère que mon histoire vous plait, n'hésitez pas à me donner votre avis.
Les chapitre de Our Game sont plus longs que ce que j'écris d'habitude, c'est pour ça si je prends du temps à les écrire.
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