1. Monsieur d'Urfé
Mars 1619. France, Loire.
Deux ombres marchaient dans la nuit au milieu d’une épaisse forêt. La plus grande, derrière, trébucha sur une branche.
- Mystère ! Tu vas nous faire repérer !
Le cheval renâcla. La jeune voleuse, attendrie, passa une main sur le chanfrein de l’animal.
- Reste ici, mon beau. Attends-moi, je reviens.
Se glissant entre les arbres, la hors-la-loi atteignit enfin le chemin et leva les yeux sur la muraille devant elle. La Bâtie d’Urfé était une grosse pièce, elle ne pouvait pas échouer. Son propriétaire, Honoré d’Urfé, jouait les touristes à Turin, laissant seule son épouse Diane qui dormait à poings fermés à cette heure. L’église de Saint-Étienne le Molard sonna dans le lointain. Un seul coup. Parfait.
La voleuse détacha de son dos un grappin que lui avait fabriqué Georges, le forgeron de Boën, et le lança vers les créneaux du mur du jardin. Il tinta contre les tuiles et retomba. Elle laissa échapper un affreux juron et assura sa prise sur la corde avant de le relancer plus soigneusement. Cette fois, il resta suspendu aux tuiles. La jeune femme tira sur la corde pour en éprouver la solidité, mais le grappin chuta, entraînant une tuile avec lui. Le bruit risquait d’alerter les serviteurs. Il n’en eut pas le temps. Sans hésiter, elle lâcha la corde et rattrapa au vol la tuile. Elle la déposa délicatement sur le sol et retenta un lancer. L’outil s’agrippa solidement à la muraille à présent nue et elle grimpa lestement le long du mur. Une fois en haut, elle déplaça et assura le grappin, puis jeta un œil vers la forêt. Elle sourit en constatant que la robe noire de Mystère se fondait parfaitement dans la nuit. Puis elle se laissa glisser avec l’élégance d’une araignée le long de la corde jusque dans les jardins. Elle contourna les haies qui dessinaient un quadrillage de verdure, puis s’arrêta sous la gloriette abritant une fontaine. Pas un bruit. Pas une lumière par les fenêtres. Elle jeta un œil à son reflet dans la nuit. Seuls ses longs cheveux châtains se reflétèrent dans l’eau noire comme de l’encre. Elle reprit sa route vers la façade. Elle progressait vite, surveillant le château du coin de l’œil. Une fois le mur atteint, elle s’y colla et observa la grande cour.
En face d’elle, les grandes portes de bois menaient à des réserves surmontées par les loges des gardes. La cour elle-même était recouverte de gravier, ce qui n’allait pas lui faciliter la tâche. L’aile contre laquelle elle se tenait abritait les appartements de la maîtresse des lieux et les salles d’apparat. Le bâtiment du fond, la bibliothèque, la grotte de fraîcheur et la chapelle. Pour accéder aux chambres, elle devrait emprunter la rampe de pierre gardée par une statue de sphinx qui projetait des ombres inquiétantes sous le croissant de lune. Soudain, son regard se figea. Il y avait une voiture à cheval aux armes d’Urfé devant les douves. Honoré serait-il déjà revenu ? Elle haussa les épaules. Peut-être s’agissait-il de la voiture de rechange, à moins que ce ne fût celle de Diane de Châteaumorand. Mais elle se montrerait plus prudente. Elle traversa la cour silencieusement, se faisant la plus légère possible. Ses pas ne faisaient pas plus de bruit que le rayon de lune qui la suivait. Ce n’était pas pour rien qu’elle avait gagné le surnom de Pas-de-lune. Son vrai prénom, personne ne le connaissait. Il était inscrit sur un médaillon sans cordon que la troupe de brigands qui l’avait recueillie ne pouvait pas déchiffrer. Aucun d’entre eux ne savait lire. Elle gardait cette médaille sur elle, comme un talisman.
Les barreaux de la grotte étaient parsemés de feuilles d’or, impossibles à détacher. Elle se glissa alors dans la chapelle. Il y faisait noir. Elle alluma un cierge et découvrit un endroit luxueux, orné de peintures. Une chapelle de riche. Un reliquaire doré reposait sur l’autel. Pas-de-lune siffla entre ses dents et glissa l’objet dans son sac. Belle pièce, les moines à qui elle revendaient ses larcins lui en donneraient un bon prix. Puis elle ressortit. Direction les chambres et la bibliothèque. Elle effleura de ses doigts l’énorme sphinx qui bordait la rampe, puis grimpa jusqu’à la galerie supérieure bordée d’arcades. La première porte lui opposa une solide résistance. Elle sortit son crochet de sa ceinture et lentement le fit jouer dans la serrure en tendant l'oreille. Pas-de-lune dut se retenir de pousser un cri de joie quand elle reconnut le cliquetis caractéristique. Elle poussa la porte et découvrit des rayonnages pleins de livres de diverses tailles.
- Hé, hé, bonne pioche, murmura-t-elle.
Elle tira au hasard un ouvrage. Une jolie reliure en veau teinté et frappé, une tranche dorée. Parfait. Les frères du prieuré ne crachaient pas sur les livres de la voleuse qui, malgré leur provenance douteuse, se vendaient très cher. Ils n'hésitaient donc pas à faire passer ceux qu'elle leur fournissait pour les leurs, histoire de renflouer leur établissement au bord de la disparition. Pas-de-lune en choisit un, petit, rouge, sur une autre étagère. Les motifs dorés sur la couverture lui arrachèrent un mouvement de tête appréciateur. Par curiosité, elle l'ouvrit et contempla les mots auxquels elle n'avait pas accès.
- Excellent choix, commenta une voix derrière elle.
En un éclair, Pas-de-lune se retourna et repéra le jeune homme qui venait d'entrer. Un noble de toute évidence, avec l'épée au côté. Il ne fallait pas qu'elle se laisse entraîner dans un duel qui tournerait forcément à son désavantage. Elle s'enfuit immédiatement par la porte opposée. L'homme la suivit, commettant là une erreur fatale. A peine eut-il pénétré dans la pièce que Pas-de-lune jaillit de la porte derrière laquelle elle s'était cachée. Il n'eut pas le temps de dégainer et s'immobilisa en sentant la morsure glacée de l'acier sur sa gorge.
- Je te conseille le silence, nobliau, et ce jusqu'à ce que je sois sortie d'ici. Et pas de coup fourré. Compris ?
- Vous êtes...la voleuse...Pas-de-lune ?
Elle resserra son étreinte.
- Ne le crie pas sur les toits si tu tiens à ta gorge.
- J'ai...fait le...voyage...depuis Paris...pour...vous trouver...J'ai besoin...de votre...aide...
Cette fois, elle relâcha un peu sa prise.
- Mon aide ?
- Oui, pour retrouver un objet que vous avez volé il y a quelques mois.
- Et pourquoi je t'aiderais, nobliau ? Demanda Pas-de-lune, méfiante.
- Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?
Elle réfléchit un moment.
- T'es qui, d’abord ?
- Charles-Emmanuel d'Urfé, marquis d’Urfé et de Baugé, comte de Saint-Just et de Sommerive, pour vous servir, le neveu d'Honoré du même nom. Ma belle-tante Diane m'héberge quelque temps.
- Tu sais lire ?
- Heu... Bien sûr.
Elle hésita un instant, puis glissa la main dans la poche qu'elle avait spécialement fait coudre sur son avant-bras.
- Lis.
Charles-Emmanuel écarquilla les yeux. Il n'y avait sur la médaille qu'un seul mot, qui ne voulait rien dire.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- C'est mon prénom. Lis!
- Y...Ysombre. Vous êtes sûre ?
La voleuse respira profondément. Ysombre...
- Vous serez récompensée, Mlle... Ysombre. Je m'en porte garant. Cet objet est très important à l'échelle du royaume.
- De quoi s'agit-il ?
- Le calice de Saint-Rémi. Il est en or filigrané, mesure environ un demi-pied, avec des pierres fines et une inscription latine sur le pied. Il appartient au royaume de France.
- Je vois. Je l'ai revendu.
- Alors aidez-moi à le retrouver. Ma vie en dépend.
- Hé ! La mienne aussi, figure-toi ! Si je suis prise, je serai pendue !
- Que voulez-vous en échange ?
- Pas de l'argent. Moi aussi, j'ai besoin d'aide. Pour retrouver quelqu'un.
- Ce sera fait.
- Sûr ?
- Ma parole de gentilhomme.
Pas-de-lune relâcha le jeune noble.
- Je vais y réfléchir.
- Je vais repartir dans peu de temps. Si vous acceptez, rejoignez-moi au plus vite.
- Compris, monsieur d'Urfé.
Des rumeurs lui vinrent du couloir. Des cris et des bruits d'armes.
- Les gens de ma tante sont alertés ! Fuyez !
Sans perdre une seconde, elle rengaina son coutelas et se jeta par la porte restée ouverte.
Elle détala par la galerie à arches, mais des serviteurs réveillés par le raffut sortaient par derrière. Elle choisit donc la première porte. Ce fut le moment que choisit Diane de Châteaumorand pour en émerger, les yeux bouffis de sommeil. Pas-de-lune la repoussa et se jeta dans sa chambre. La dame tomba sur le côté dans un cri de surprise. Aussitôt, la voleuse referma la porte et la barricada avec un secrétaire. On tapait sur le lourd panneau de chêne. Elle recula de quelques pas, trébucha sur le tapis et faillit s’effondrer. Seul un réflexe tardif lui permit de se retenir à la barre du lit. Juste devant ses yeux, posé sur la riche couverture rouge, un petit livret richement orné semblait la narguer. Elle voulut tâter sa médaille pour se rassurer et s'aperçut qu'elle l'avait sans doute perdu en fuyant. Elle jura et saisit le livre. Il s’agissait probablement du livre d’Heures de Diane, un petit livre que chaque dame bien née possédait, contenant toutes les prières de la journée par ordre et décoré de nombreuses enluminures. Ces bibelots se revendaient une petite fortune. La voleuse n’hésita pas longtemps et glissa l’objet dans sa sacoche de cuir, puis elle se releva et ouvrit la fenêtre, évaluant ses chances de s’échapper par là. Elle se remémora une des leçons de son maître de cambriole, Henri, dit la Cornemuse : « La nuit est comme un trou au fond duquel on peut se cacher ». Le jardin noyé dans l’obscurité lui donnait exactement cette impression. Un coup sourd résonna alors contre la porte. Ce n’était plus qu’une question de minutes avant qu’elle cède. Ysombre entendit l’ordre donné aux gardes de contourner la maison et bondit dans la cour par-dessus la fenêtre, espérant les prendre de vitesse. Elle atterrit en roulade sur les graviers, se releva et s'élança vers les jardins. Mais elle savait déjà qu'elle n'aurait pas le temps d'escalader à nouveau le mur d'enceinte. Il fallait qu'elle trouve une autre issue. Alors qu'elle bondissait par-dessus une haie basse, une flèche atteignit son épaule dans une douleur déchirante. Elle cria, se laissa tomber à genoux sur l’herbe, se retourna et vit une fenêtre du château se refermer. Elle ne vit pas l'archer.
Elle maudit son imprudence. Avec une telle blessure, ses chances de s'échapper baissaient encore d'un cran. Elle se releva, et malgré la douleur, reprit sa course. Elle se jeta dans le bief qui alimentait les terres d'Urfé. L’eau était glaciale. Elle avait bien compris qu’en ces temps troublés, presque personne ne savait nager, et sûrement pas les serviteurs ni les gardes. Pas-de-lune avait appris dès l'âge de neuf ans, avec son ami Renart. La flèche tomba, provoquant un spasme de douleur. La fraîcheur de l'eau calma un peu la brûlure de l'entaille de son épaule. Elle nagea et plongea pour passer sous le rempart, puis émergea de l'autre côté. L'effort qu'elle dut faire pour se hisser sur la berge lui tira un gémissement. Elle rampa sur l'herbe froide.
- Mystère ! Appela-t-elle d'une voix faible.
Elle ferma les yeux pour juguler la douleur et lança un autre appel. Après quelques secondes qui lui parurent des siècles, elle reconnut le claquement des sabots. Son plus fidèle compagnon était arrivé. Elle se releva péniblement et passa son bras valide par-dessus le garrot. Hisser son corps meurtri sur le dos du cheval fut une épreuve. Son épaule saignait. Elle entendit des cris qui annonçaient des mauvaises nouvelles.
- D'Urfé, sale traître ! cracha-t-elle.
Il ne fallait pas rester là. Elle talonna Mystère qui s'élança au grand galop.
- Au prieuré, mon beau !
Chaque pas réveillait la douleur.
- Plus vite !
Si un garde la rattrapait, elle n'aurait pas le temps de souffrir. Elle serra les dents, crispa ses mains sur la crinière et laissa le temps passer. Elle reconnut le claquement des sabots de Mystère sur les planches du pont qui franchissait le Lignon. Les cris faiblissaient derrière elle. Son cheval était rapide, elle le savait, assez pour semer les gardes. Plus rien ne comptait hormis rester en vie. Il fallait juste tenir jusqu'au prieuré. Juste tenir. Elle sentit sa tête glisser sur la robe noire. Soudain, un jaillissement d’eau éclaboussa les jambes de sa monture et atteignit ses mollets gainés de cuir. Elle traversait le Drugent, un ruisseau qui se jetait dans la Loire. Sa fraîcheur réveilla un peu la voleuse blessée. Les sabots de Mystère claquaient sur le sol pierreux de la colline. Elle s’accrochait à ce martèlement régulier pour ne pas perdre conscience. Tant qu’elle entendrait les pas de son cheval, elle serait en vie. L'étalon renifla, elle releva les yeux et reconnut le chemin qui menait au prieuré de Montverdun. La silhouette du clocher se découpait sur le ciel éclairé par le croissant de lune. Sa dernière chance. Mystère pila devant la petite porte. Pas-de-lune, qui peinait à tenir droite, se laissa glisser de son dos et appela d'une voix chancelante. Rien ne bougea. Tous dormaient. Pas-de-lune n'en revenait pas. Elle allait mourir là, vidée de son sang, devant la porte d'un prieuré ! Une brusque fureur la saisit et elle cogna violemment à la porte. Le coup accentua le saignement de son épaule. Vaincue, elle s'adossa au mur et plongea son regard dans les étoiles.
Soudain, un bruit de pas la fit sursauter, et une voix masculine héla :
- Qui va là ?
Incapable de prononcer un mot, Pas-de-lune se contenta de tapoter le bois du battant. Le moine entendit une respiration sifflante. Il hésita, la crainte des brigands le retint un moment. Une voix faible et pleine de souffrance supplia :
- S'il vous plaît...
Il entrouvrit la porte et reconnut la voleuse aux cheveux trempés de sang.
- Seigneur ! Mlle Alune !
Elle s'effondra dans les bras du portier.
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