2. La cloche du monastère
Le frère François passa la porte de l'infirmerie avec appréhension. Non seulement il n'aimait pas cet endroit inquiétant où tant de pèlerins mouraient chaque hiver, mais il craignait de recevoir de mauvaises nouvelles. Mais peu importaient ses craintes. Il avait une mission. Il salua Côme, le frère infirmier.
- Où est-elle ?
- Au fond, le dernier lit.
- Merci.
Le religieux marcha d'un pas rapide tout le long du couloir. Sur les côtés, deux rangées de lits à deux ou trois places accueillaient différents malades et blessés. Entre les rideaux blancs, il apercevait les hôtes qui dormaient. Une petite chaise à coté de chaque lit permettait aux frères de venir distraire les patients ou leur faire la lecture. L’infirmerie de Montverdun accueillait des pèlerins ou gens de passage. Le frère François reconnut à côté de lui le frère Laurent qui administrait un sirop à un jeune novice qui toussait à s'arracher les poumons. Il lui adressa un regard compatissant et atteignit le dernier lit de la rangée. Il s'assit sur la chaise et écarta le rideau. Deux yeux brillants le fixaient. Pas-de-lune avait reconnu le frère bibliothécaire à qui elle revendait les livres.
- Ah, vous êtes réveillée. Côme a bien fait de me faire appeler.
- Où suis-je ?...
- Au prieuré. Vous ne vous rappelez pas ? Guillaume, le portier, vous a ouvert hier soir.
- Si, si... Quelle heure est-il ?
- Tard.
Une main lasse repoussa entièrement le rideau, révélant une jeune femme pâle et épuisée.
- Mon épaule ?
- Elle va mieux. Pas de gangrène. En fait, le simple fait que vous soyez en vie est un miracle. Le frère Côme est très doué.
- Il sait qui je suis ?
Le frère François soupira.
- Oui, mais il ne dira rien, je réponds de lui.
- Les manuscrits se vendent bien ?
- Très bien, merci. Les ouvrages que vous nous ramenez sont toujours d'excellente qualité. Nous avons pu installer une cheminée dans le réfectoire. Mais...
- Oh, vous n'êtes pas venu me voir pour me souhaiter la bienvenue ? Je suis déçue.
Le moine ne put réprimer un sourire. La faiblesse qu'il percevait dans la voix de la jeune femme n'avait pas altéré son humour mordant.
- Pas vraiment. Il y a une lettre pour vous.
- On sait que je suis ici ?
- Un jeune noble est passé ce matin. Un d'Urfé. Il a laissé une grosse somme d'argent pour s'assurer que vous soyez soignée correctement. Je vous lis la lettre ?
Ysombre, derrière le rideau, resta silencieuse si longtemps que François crut qu'elle s'était rendormie.
- Oui, s'il vous plaît.
- Mademoiselle Ysombre... Je croyais que vous vous appeliez Mlle Alune ?
- C'est un faux nom. Je m'appelle Ysombre, mais on me surnomme Pas-de-lune depuis mon enfance.
- Mademoiselle Ysombre,
Je tiens tout d'abord à m'excuser platement pour la flèche que vous avez reçue, tout à fait contre ma volonté, croyez-le bien. L'intendant de ma tante n'écoute nul autre qu'elle et je n'ai pu le faire fléchir. J’espère de tout cœur que cette flèche malheureuse ne vous a pas blessée trop gravement. J’ai retrouvé le monastère où vous étiez soignée et leur ai laissé une partie de mes économies. Utilisez-les comme bon vous semble.
Je serai à Limoges dans quelques jours et y resterai un mois, pour le cas où vous mettriez longtemps à vous rétablir. Si vous acceptez notre arrangement, veuillez m'y retrouver avant le 17 avril. Je serai tous les jours à sixte devant la cathédrale Saint-Étienne.
Avec tout mon respect,
Charles-Emmanuel d'Urfé.
- Drôle de prétendant, marmonna le moine.
- Lui ? Bien sûr que non. C'est un noble, il est sans doute déjà fiancé, et lors de notre seule et unique rencontre, je lui ai collé un couteau sous la gorge.
- Je vois. Bon...Votre épaule ne vous permettra pas de chevaucher avant quelques temps, et il serait préférable pour vous de rester ici.
- Je veux apprendre à lire.
- Hein ?
- J’en aurai besoin. Vous n’allez pas me refuser ça ! S’enflamma Ysombre derrière le rideau blanc.
- Je peux vous attribuer un professeur qui viendra ici, mais vous n’avez pas le droit de quitter la partie dédiée aux hôtes. Le frère hôtelier s’en assurera, et ce n’est pas un tendre.
La jeune femme sourit et le frère François se leva.
- Mathis sera votre professeur d'écriture, déclara-t-il. Il fait partie de mes meilleurs élèves.
Il s'éloigna et Pas-de-lune le regarda discuter un moment avec frère Côme. Elle leva le bras pour attirer l’attention du frère infirmier, mais renonça vite quand une douleur fulgurante traversa son omoplate. Elle attendit donc le passage de la soupe, son ventre grognant comme un ours affamé. Elle avala le potage sans perdre une seconde, savourant sa bienfaisante chaleur, puis retomba dans un profond sommeil.
...
Une fillette de 8 ans joue dans une clairière inondée de soleil. Le petit garçon à côté d'elle tient une épée en bois.
- Allez Germaine ! Bats-toi !
- Ne m'appelle plus Germaine ! Je m'appelle Pas-de-lune !
- Prouve-le !
Elle bondit comme un félin en colère ; le garçon lève son épée. Ils roulent dans l'herbe en riant. La petite fille arrache l'épée de bois des petites mains déjà agiles et la jette plus loin. Mais lui profite de l'élan pour la coller par terre. Vive comme une anguille, elle se dégage et se relève. Ils se dévisagent, essoufflés, échevelés, souriants. Puis le garçon s'élance, elle l'esquive, mais il parvient à saisir son bras et l'envoie au sol. Elle n'a pas le temps de se relever et un poids lui tombe sur le dos.
- Tu as perdu !
- Lâche-moi, Renart ! Tu as triché !
- C'est pas vrai ! S'écrie le gamin indigné.
Son mouvement de surprise involontaire libère Pas-de-lune qui s'échappe. Elle s'enfuit vers le campement des bandits, une grotte un peu plus loin où s'affairent des personnages peu recommandables. Elle zigzague entre les gens et les auvents en peau de bête, cogne un pilier en bois. L'abri s'écroule sur Renart qui la suit. Elle se retourne à demi et rit en entendant grogner la forme qui remue sous la tente. Elle heurte alors un cuisinier ventru qui la regarde avec des yeux ronds.
- Eh bien Germaine, où cours-tu comme ça ?
- Je ne suis pas Germaine ! Proteste la petite avec un visage buté.
- D'accord, ma jolie.
Renart, sorti du piège, s'approche aussi du cuisinier.
- Cessez de faire enrager Bleunwenn, vous deux, les gronde-t-il affectueusement. Elle vous cherche partout.
- Ah, vous voilà, bons à rien ! S'exclame la seule femme dans la horde de hors-la-loi qui s'agite autour d'eux. Deux enfants ici, c'est deux de trop ! Et toi, Géraud, tu laisses faire ! Tu ne t'étonneras pas si...
- Ne t'énerve pas, Bleun. Elle est décidée, cette petite, voilà tout, et Renart est une graine de brigand. Celui-là fera un fameux batailleur, tu peux me croire !
- Mm, grommelle la fausse servante, peut-être, mais en attendant tu viens avec moi !
Elle entraîne la petite vers un auvent déchiré tandis que Géraud emmène le petit Renart. Il lui sourit. Pas-de-lune jette un dernier regard à son camarade avant de disparaître sous l'auvent.
...
- Ysombre ? Vous allez bien ?
Pas-de-lune se réveilla en sursaut et découvrit le visage du frère François au-dessus d'elle.
- Oui, je dormais... Quelle heure est-il ?
- Presque tierce. Je vais bientôt devoir partir à l'office. Vous avez bien dormi ?
- Oui, merci. Quand est-ce que je pourrais me lever ?
- Demandez à frère Côme, je ne suis pas compétent pour ce genre de choses. Si vous voulez tout savoir, cet endroit me fait peur.
Ysombre reconnut le bruit de la cloche du monastère. François se leva.
- Je reviendrais cet après-midi, il faut que je parle à votre nouveau professeur. A plus tard !
Il quitta rapidement l'infirmerie et le frère Côme s’approcha du lit de la voleuse.
- Bonjour, je viens vérifier votre blessure. Vous êtes la nouvelle qui débarque en pleine nuit ?
- Ysombre, oui, répondit Pas-de-lune avec un sourire.
Elle se souleva sur son bras valide pour permettre au moine d'inspecter son dos.
- Ça commence à cicatriser. Vous avez vraiment eu beaucoup de chance d'arriver ici avant de perdre connaissance et que frère Guillaume vous aie ouvert.
- Mystère ! S'exclama soudain Pas-de-lune.
- Pardon?
- Mon cheval, où-est-il ?
Elle avait conscience de s'être attachée à cet animal plus que de raison, mais cette fois encore elle lui devait la vie.
- Il a été accueilli dans nos écuries, ne vous en faites pas pour lui.
Ysombre serra le pendentif qu'elle portait depuis qu'elle avait quitté la troupe de Renart.
- Bon, tant qu'il va bien... Dites-moi, pourquoi le frère François semble-t-il si inquiet à propos du prieur Rémi ? Après tout, je suis tout de même une bienfaitrice de prieuré, non ? Vous me devez bien ça.
- Certes mais... En fait, le prieur n'est pas tout à fait au courant de vos... bienfaits. Il se doutait à peine que la bibliothèque employait vos services. Il fermait les yeux sur une origine qu'il devinait douteuse, mais il est très strict sur notre isolement et savoir que nous accueillons une voleuse dans nos murs dépasserait de loin son indulgence. Vous seriez immédiatement expulsée, ce qui dans votre état équivaudrait à une condamnation à mort. Nous devons donc montrer la plus grande prudence.
- Bien sûr. Quelle histoire allez-vous inventer pour justifier mon arrivée ?
- Et pour votre irruption mouvementée...
- Je me suis faite attaquer par des brigands sur le chemin et n'ai dû mon salut qu'à la fuite. Les pèlerins qui m'accompagnaient ont été tués. Que pensez-vous de cette version ?
- J'en pense que vous avez manqué votre vocation. Vous auriez dû devenir troubadour !
Elle rit tout bas.
- Le prieur est un homme sévère. Nous ne devons pas rire.
Ysombre accusa le coup.
- Pas rire ?
- Ni rien posséder à nous, ne pas être en retard aux offices... Concernant les femmes, nous n'avons même pas le droit de prononcer un prénom féminin, fut-ce celui d'une mère ou d'une sœur ! Nous ne recevons non plus aucune lettre d'elles. Nous ne recevons des femmes qu’ici, et rares sont ceux qui peuvent y accéder.
- Vous n'en avez donc connu aucune ?
- Pas vraiment. Je suis arrivé ici à l'âge de treize ans. Je servirai votre histoire à François, je suis sûr qu'il la trouvera crédible. En attendant, buvez ceci.
Il lui fit absorber une potion verdâtre à l'odeur infecte, puis la laissa. Elle contempla le plafond pendant un long moment, réfléchissant à ses plans. Pouvait-elle faire confiance au jeune Urfé ? Sa lettre semblait prouver que la flèche n’avait pas été tirée sur son ordre, mais si cette lettre elle-même se révélait fausse ? D’un autre côté, il savait qu’elle avait eu le calice en sa possession, ce qui rendait son histoire crédible. Elle commencerait à enquêter dessus ici, et irait à Limoges avec toute la prudence possible. Charles-Emmanuel lui avait promis son assistance pour chercher Renart. Les nobles tenaient-ils parole ? Allez savoir... Mais pour qu’il la tienne, il fallait qu’elle retrouve le calice.
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