3. Une fleur précoce
Deux jours plus tard, le frère François n’avait pas reparu. Pas-de-lune commençait à s’asseoir sur le bord de son lit avec l’aide de l’infirmier quand un éclat de voix lui fit redresser la tête. Juste devant la statue pieuse placée à l’entrée, un jeune homme portant la robe brune se disputait avec un religieux athlétique, probablement le frère hôtelier dont lui avait parlé François. Côme se précipita vers les belligérants. Pas-de-lune entendit des bribes de la conversation.
- Non Mathis, tu n’as pas de preuve et je ne peux pas te laisser entrer !
- Mais puisque je te dis que François me l’as demandé !
Ysombre haussa la voix.
- Vous pouvez le laisser passer, il doit m’apprendre à écrire.
- Ça, c’est vous qui le dites !
- Et vous êtes ?
- Frère Matthieu, l’hôtelier. Je regrette, mademoiselle, mais je veux une preuve écrite.
Ysombre réfléchit à toute vitesse. Seul ce frère pouvait aller et venir librement entre le monastère et la maison des hôtes, donc, s’il était lettré, François lui aurait proposé comme professeur. Donc, il ne savait pas lire.
- J’en ai une.
Un peu embarrassé, le frère Matthieu s’approcha et se pencha sur la lettre de Charles-Emmanuel qu’elle avait conservé. Il reconnut une signature confuse en bas, et de peur d’admettre qu’il avait bluffé, hocha la tête.
- Bon, qu’il entre.
Le jeune novice s’installa devant le lit d’Ysombre. Il avait un visage agréable, déjà adulte bien qu’il dut avoir à peine l’âge de la voleuse, avec des yeux bleus glace et des cheveux blonds qui n’avaient pas encore reçu la tonsure.
- Merci de votre intervention, mademoiselle. Matthieu est bien trop strict par moments.
- Je vous en prie, appelez-moi Ysombre et tutoyez-moi. Vous êtes Mathis ?
Un léger sourire flotta dans les yeux du novice.
- Oui, et tutoie-moi aussi par la même occasion.
- Bon. Je dois te prévenir, j’ai peur de ne pas être une excellente élève.
- Il y a un début à tout. Je suis très patient.
Elle sourit.
Mathis lui enseigna l’alphabet avec professionnalisme. Avant le soir, ils étaient devenus d’excellents amis. Mathis cachait un tempérament moqueur et intrépide sous son calme apparent, et plusieurs fois leur rire retentit dans l’infirmerie.
- Dis, Mathis, dans un monastère, il y a des reliques, des objets précieux, non ? Vous n’avez pas peur de vous faire attaquer ?
Elle était assez fière de son entrée en matière.
- Oh, il y en a ! Dans la chapelle, nous avons le cercueil de notre patron Saint Porcaire. Il y a aussi certains objets précieux liés au culte, mais ils sont dans la sacristie, bien en sécurité. Le sacristain est spécialement chargé de les surveiller. Et le coffre résiste quasiment à tout.
Et voilà. En deux secondes à peine, elle connaissait l’emplacement et la surveillance des précieuses reliques. Elle s’en voulait un peu de tromper Mathis, mais elle décida de passer outre. Cas de force majeure. Dès qu’elle serait en état, elle irait chercher le calice, puis prendrait congé des moines de Montverdun et irait retrouver ce fichu nobliau pour lui rendre son calice et retrouverait Renart. Ainsi, tout paraissait simple. Elle décida de se glisser dans la sacristie plus tard. Si elle se faisait attraper, elle serait obligée de partir, ce qui écourterait ses leçons avec Mathis. Il fallait attendre.
Au bout d’une semaine, elle reçut l’autorisation de se lever, non sans la recommandation de Côme de venir faire changer le bandage régulièrement. Elle put reprendre les leçons dans une salle plus commode, avec des tables. Elle s’entraînait à tracer son prénom quand le jeune novice sursauta :
- Mais tu es gauchère ! La gauche, c’est le diable, tu sais !
En guise d’explication, elle souleva son bras droit soigneusement bandé. Mathis baissa la tête.
- Désolé, j’avais oublié. Comment ça va, au fait ?
- Ça cicatrise, doucement mais sûrement. Dans trois semaines, je pourrais repartir.
- Tu as hâte ?
Elle remarqua une certaine anxiété dans sa voix.
- Un peu. Je suis bien soignée ici, au chaud, et la cuisine est excellente, mais j’ai une affaire en cours. Il faut que j’aille à Limoges.
- Ah, d’accord. Cela a un rapport avec ton pendentif en forme de lune ?
Instinctivement, elle le rentra dans le col de sa chemise neuve.
- Non. Enfin un peu. Ne m’en parle plus, s’il te plaît.
Mathis avait vu son regard s’assombrir et n’insista pas. C’est alors que François entra dans la salle d’étude.
- Tout va bien ?
Le novice blond se redressa vivement.
- Oui, elle progresse vite.
- Et toi Ysombre, que dis-tu de ton mentor ?
- A ma hauteur !
Connaissant la voleuse, le bibliothécaire sourit.
- Ysombre, on t’a attribué un lit dans le dortoir des pèlerins. J’ai réussi à convaincre Matthieu de la véracité de ton histoire, et Dieu sait que ça n’a pas été facile ! Par contre, tu seras affectée à de petits travaux pour aider le prieuré.
- Et la bourse offerte par d’Urfé ?
- Le prieur la garde jusqu’à ton départ. D’ici là, tu n’en aura pas besoin.
- Merci.
- Et au fait, Côme t’appelle. Tu n’as pas changé ton pansement ce matin.
- Ah, oui, bien sûr ! J’y cours !
Elle bondit, sortit de la salle et se faufila dans la galerie de bois qui longeait les logements vides du prieur. Elle voulut courir, mais un élancement dans son épaule l’en dissuada. Elle se résigna à presser le pas jusqu’à l’escalier menant au rez-de-chaussée. Elle emprunta ensuite une petite porte pour arriver au réfectoire, d’où l’on voyait l’église. En cette heure d’office religieux, les chants grégoriens résonnaient par la porte ouverte. Pas-de-lune chantait si faux que même les grenouilles se seraient bouchées les oreilles en l’entendant, mais cela ne l’empêchait pas d’apprécier la voix superbe de Mathis, par exemple. La décoration restait sobre, pour épargner les finances du prieuré sans doute. Montverdun était un établissement assez modeste, avec vingt moines seulement, et le prieur, un noble de la région, n’y passait que rarement. Les objets précieux qu’elle fournissait aux moines se revendaient fort cher et maintenaient le prieuré à flot.
L’infirmerie jouxtait le réfectoire, mais il fallait passer par l’extérieur pour y accéder. Ysombre poussa la lourde porte juste assez pour se glisser par l’ouverture et le referma soigneusement. Le soleil tentait de réchauffer les pierres du bâtiment et caressait délicieusement le visage de Pas-de-lune. Elle traversa le cloître d’un pas décidé et entra dans l’infirmerie. La large pièce résonnait un peu moins des toux des malades depuis que l’hiver était terminé. La lumière entrait par les hautes fenêtres et dessinait par terre un carrelage d’or. Côme grommelait en venant à sa rencontre.
- Que t’arrive-t-il ? demanda-t-elle en s’asseyant.
- Je n’ai plus assez de thym pour la toux, ça descend à toute vitesse. Tu voudras bien aller m’en chercher quand j’aurais fini ça ?
- Bien sûr.
Il termina de défaire le bandage et observa la blessure avec un grognement.
- Mieux. Ça pourrait finir plus vite que prévu si tu ne fais pas trop d’efforts.
Il tamponna avec un peu de charpie imbibée de désinfectant tandis qu’elle se mordait la lèvre pour ne pas crier. Le moindre contact sur sa plaie lui arrachait un gémissement. Mais elle ne pouvait nier que son bras retrouvait un peu de mobilité. Le frère infirmier lui enroula une nouvelle bande autour de l’épaule après avoir remplacé le cataplasme. Elle fit un peu jouer l’articulation, mais dut se rendre à l’évidence : elle n’irait pas loin aujourd’hui. Elle arrêta d’un geste Côme qui voulait lui faire absorber une potion antidouleur et s’échappa vers le jardin des simples. Elle en profiterait pour lui ramener du thym. Le frère jardinier n’était pas en vue, mais elle savait reconnaître les plantes et décida de s’en passer. Elle se coula dans les allées de buis. Toute à sa joie de retrouver des réflexes de voleuse, elle n’entendit pas tout de suite les pas qui s’approchaient.
Elle n'était pas censée se promener ici, le jardin ne faisait pas partie de la zone allouée au hôtes. Elle se coula sous les buissons, juste à temps pour apercevoir une silhouette imposante, de dos, vêtue d’une robe de bure. L’homme semblait vouloir passer inaperçu. Elle releva un peu la tête. Il se penchait vers les plantes médicinales, semblait hésiter, comme un enfant qui ne sait pas choisir entre deux confiseries. Il finit par cueillir un plant d’hellébore en déclarant :
- François, ton temps est compté...Et tu n’iras certes pas au paradis !
Chacun de ses mots tombait sur Ysombre et paraissait l’enfoncer un peu plus dans la terre. L’inconnu contourna la plate-bande de romarin et disparut un moment. La voleuse se détendit, risqua un œil, ne vit rien, mais décida d'attendre encore un peu. Son métier lui avait appris la prudence. Et la suite lui confirma qu'elle avait eu raison : des pas lourds résonnèrent dans le sol. Trop lourds pour être ceux du jardinier, aussi fluet que Mathis. Ysombre recula, mais elle put voir passer deux sabots sous un ourlet. Finalement il s’éloigna. La voleuse resta un moment immobile, sous le choc. Car elle connaissait bien l’hellébore, fleur précoce : certains assassins de sa bande s’en servaient pour empoisonner les traîtres. Affolée, elle oublia le thym et se précipita vers la salle d’étude. Il fallait avertir François ! Elle débarqua en trombe dans la petite pièce, où Mathis, seul, la dévisagea avec des yeux ronds.
- François ! haleta-t-elle, où est-il ?
- A la bibliothèque, mais tu n’as pas le droit de t’y rendre. Que se passe-t-il ?
- Quelqu’un veut l’empoisonner !
- Hein ?! Tu en es sûre ? Mais pourquoi tu...
- Le temps presse ! Un homme a cueilli de l’hellébore sous mes yeux en disant qu’il la destinait à François! Les moines mangent dans quelques minutes !
- J’y cours, décida le jeune novice.
Laissant seule Pas-de-lune inquiète, il disparut par la porte. Elle se laissa tomber sur une chaise.
Quelques heures plus tard, alors qu’elle rangeait les bocaux de la réserve de Côme, elle vit entrer Mathis. L’angoisse vibrait dans ses yeux. Alarmée, elle se laissa glisser de l’échelle.
- Il va bien.
Elle laissa échapper un soupir de soulagement.
- Mais il faut trouver de qui il s’agit. « Il » pourrait recommencer. Tu n’as rien vu ?
- Pas vraiment. Des pas lourds, des sabots sous une robe de bure assez large, c’est tout. Mais j’ai entendu sa voix. Et il s’y connaît en poisons...
Elle interrogea son ami du regard.
- Il y a bien l’aide de Côme, Jacquemin, qui est assez lourd et très fort en plantes médicinales. Mais il ne ferait pas de mal à une mouche !
- Non, je l’ai rencontré à l’infirmerie, la voix n’est pas la même. Mais je crois que je l’ai déjà entendue... Impossible de remettre un nom dessus.
Mathis grimaça.
- Pourquoi en vouloir à François ? Il n’a que vingt ans, et je le vois mal commettre un méfait si grave qu’on veuille le tuer...
- C’est vrai.
Un cri horrifié leur parvint alors du dehors.
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