4. L'échelle et la corde

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 Ils se consultèrent à peine du regard et galopèrent vers le jardin. Les cris redoublaient. Le frère Guillaume, le portier, gisait inerte sur l’herbe du verger. Cinq ou six moines s’agitaient autour d’un convers qui répétait :

  • C’est pas moi, je vous le jure ! Je l’ai trouvé là !

 Ysombre s’approcha. Le moine avait visiblement le crâne fracassé. Sa large blessure teintait l’herbe de rouge. Il avait dû tomber de son échelle, appuyée à deux pas contre le tronc d’un cerisier. Mais un détail intrigua Ysombre, qui en avertit aussitôt son ami :

  • Regarde ! L’échelle est à l’envers.

 En effet, l’extrémité pointue des montants, censée se planter dans la terre pour garantir la stabilité, reposait contre le tronc. Mathis fronça les sourcils.

  • Guillaume est un maniaque, jamais il n’aurait laissé passer pareille erreur !

Alors son meurtrier a replacé l’échelle pour faire croire à un accident, mais il n’a pas eu le temps de la poser correctement, songea la voleuse.

 Elle se tourna vers le vieux convers qui protestait toujours de son innocence.

  • Quand es-tu arrivé sur place ?

 Il la regarda avec un air surpris.

  • Je... Un peu après le repas, sexte venait de sonner. J’ai le droit de ne pas y être, je travaille !
  • Oui, ne t’inquiète pas, je te crois.
  • D’abord François, et maintenant Guillaume... Qu’est-ce qui les lie ? Ils se connaissaient, c’est tout...

 Ysombre s’immobilisa, frappée par ce qu’il venait de dire. Ce qui les liait ? Tous deux connaissaient sa véritable identité.

  Un peu effrayée par sa découverte, elle décida d’aller voir Côme pour lui conseiller de se méfier. Si ses soupçons se révélaient fondés, lui aussi était en danger. L’infirmier se révéla attentif, promit de faire attention, et prodigua à la voleuse les soins nécessaires. Elle retrouva rapidement Mathis dans le cimetière qui jouxtait l’église. Il fallait qu’elle découvre si ce meurtre et l’empoisonnement raté avaient un lien avec elle.

  • Tu as retrouvé à qui appartenait cette voix ?
  • Non, elle me paraît lointaine.
  • Pourtant, l’assassin appartient forcément au prieuré, pour connaître le jardin et les deux frères.

 Se sentant profondément impuissante, Ysombre fixait le sol. Le rôle qu’elle jouait pouvait être essentiel, mais révéler son identité à Mathis mettrait ce dernier en danger. Elle décida de le laisser en dehors de cette affaire. Qui avait pu découvrir qu’elle était une voleuse, accueillie dans l’enceinte du prieuré ? Comment ? Sa vie à elle était–elle en danger dans l’immédiat ? Elle secoua la tête. Mathis venait de lui parler.

  • Et si ce n’était pas le même tueur ?
  • Tu penses qu’il peut y avoir deux meurtriers dans un prieuré de 20 personnes ? Ce ne serait vraiment pas de chance ! Et le même jour en plus ? Non, je crois vraiment qu’ils sont liés. Il faut trouver par quoi, et si d’autres sont visés.

 Elle le savait parfaitement, mais si Mathis se contentait de cette piste, il était hors de danger pour un moment.

 Deux jours plus tard, ses investigations n’avaient rien donné. Peu de moines possédaient une corpulence assez imposante pour faire résonner de tels pas, et aucun n’avait la voix qu’elle avait entendue. Elle entra dans l’infirmerie, testant dans sa tête une énième hypothèse délirante, quand un cri résonna dans la réserve. La voix de Côme. Affolée, Pas-de-lune bondit, juste à temps pour voir Côme se tortiller au sol, la gorge serrée par une corde. Elle s’accroupit sur lui, détacha son pendentif, une lame en forme de croissant de lune, et trancha le chanvre d’un geste. Le frère infirmier toussa, la respiration coupée, essayant d’ânonner des paroles inintelligibles. Elle tenta de le calmer jusqu’à ce qu’il puisse lâcher :

  • Il a filé vers le cloître !

 Ysombre laissa le moine haletant et bondit dans la direction indiquée. La porte qui menait à l’escalier extérieur vacillait encore. Le froid la saisit. Elle descendit les marches à toute vitesse. La silhouette gravissait rapidement l’échelle qui permettait d’accéder au premier étage du clocher. Pas-de-lune atteignit l’échelle à l’instant où le pied disparaissait. Elle empoigna les montants et monta à sa suite. Soudain, une énorme roche dégringola droit sur elle de la bordure. Dans un réflexe foudroyant, elle se jeta de côté et roula sur le sable du cloître.

  • Ysombre !

 Elle se retourna. Mathis courait vers elle. Ses yeux bleus débordaient d’angoisse. Elle comprit pourquoi quand elle sentit une vive douleur lui traverser l’omoplate droite. Son gémissement alerta le novice.

  • Viens vite.
  • Il s’est échappé !
  • Viens.

 Elle se laissa entraîner à l’intérieur. L’amertume de l’échec se mêla à ses larmes de douleur. Côme se précipita vers elle.

  • Ysombre, tu n’aurais pas dû... tu aurais pu mourir !
  • J’ai échoué.
  • Tant que tu es en vie, tout va bien, ajouta Mathis. Tu seras bien plus utile qu’écrasée par un caillou.

 Elle esquissa un faible sourire. Le moine infirmier terminait le bandage.

  • Voilà. Évite les acrobaties à l’avenir.
  • Il a essayé de te tuer, Côme. Tu ne l’as pas vu ?
  • A peine. Il a surgi par derrière, de l’encoignure d’une porte, et m’a passé la corde par-dessus la tête. C’est là que j’ai hurlé, et quand tu es arrivée, il s’est enfui. Je n’ai eu le temps de voir qu’un crâne tonsuré.
  • Notre idée se trouve confirmée, c’est bien un moine.
  • Ce qui réduit la liste des suspects à une vingtaine.
  • On peut exclure toi, Côme, Guillaume et François, remarqua Pas-de-lune.
  • Évidemment. Où a-t-il pu aller, d’après toi ?
  • Le toit est-il accessible par cette échelle ?
  • Oui, mais il est très pentu. Une autre échelle redescend vers le cimetière.
  • Mais il n’a pas dû y rester.
  • Le cimetière donne sur la maison de frère Johann, le sacristain.
  • Impossible aussi. Il doit être chez lui.
  • Il y a une cave sous son logement, accessible par dehors.
  • Alors le meurtrier doit y être !

 Elle se leva et suivit Mathis qui lui montra l’escalier menant aux réserves. Un bruit résonna derrière la porte. Le jeune scribe ouvrit en grand.

  • Sors de là, traître !

Un moine ventru se dessina dans la lumière d’une chandelle, entre les sacs de grains et les tonneaux. C’était frère Stéphane, un homme joyeux, très rieur, qui appréciait la bonne chère. Ysombre pensait souvent qu’être moine ne lui allait pas du tout. Mais en cet instant, il ne souriait même pas.

  • Je n’ai rien fait !
  • Que fais-tu là ?
  • Je... J’ai entendu du bruit, je suis venu voir qui pillait nos réserves !

 Ils s’entre-regardèrent.

  • Tu as vu quelqu’un ?
  • Personne. Mais je n’ai pas eu le temps de fouiller, il est peut-être encore caché là.

 Mathis et Ysombre se livrèrent à une fouille méthodique, sans résultat. Des sacs s’élevait une poussière âcre qui les faisait tousser. Déçue, la voleuse rentra dans le dortoir et se coucha sur le côté gauche pour épargner sa plaie. Elle s’endormit en quelques secondes.

 Le lendemain, elle retrouva Mathis dans le cimetière. Il était assis sur un banc de pierre, près d’un buisson aux bourgeons timides.

  • Que penses-tu de Stéphane ? Son excuse est-elle valable ?
  • Elle est plausible, mais je serai partisan de vérifier. Si on pouvait fouiller sa paillasse et son coffre...
  • Et que comptes-tu y trouver ?
  • D’après Côme, l’hellébore n’a pas été entièrement utilisée. On doit donc pouvoir en retrouver des restes.
  • Il faudrait que je me glisse dans le dortoir des moines.
  • Je vais détourner l’attention de Matthieu. Le lit de Stéphane est le troisième sur la gauche. Tu devras traverser le cloître pour te rendre aux dortoirs. Sois prudente.
  • Bien sûr.

 Mathis se leva et se mit en quête de Matthieu, qu’il trouva dans le cloître. Le moine, visiblement contrarié, protesta un peu, mais Mathis réussit à l’intéresser suffisamment pour qu’il ne voie pas le signe qu’il adressa à Pas-de-lune. Elle se baissa et se faufila par l’entrebâillement du portail resté entrouvert. Elle resta baissée le long du muret qui séparait l’esplanade du cloître, jusqu’à être hors de vue du moine hôtelier. Elle entra alors dans le réfectoire, puis emprunta la galerie boisée pour atteindre l’escalier menant au dortoir, au-dessus de la salle d’étude. La porte se révéla fermée à clé, ce que Mathis ne lui avait pas précisé. Heureusement, son matériel de cambrioleuse ne la quittait guère, en particulier son crochet qu’elle gardait contre son mollet dans ses chausses. Il fut plutôt facile de forcer la serrure. L’ameublement spartiate serait vite fouillé : il ne comprenait qu’un lit, un prie-Dieu, un petit tabouret et un coffre avec une chemise de nuit et un manteau de rechange. Cependant, au fond du coffre, la voleuse dénicha un rouleau de corde. La même que celle qui avait failli étrangler Côme. Reculant sous l’effet de sa découverte, Ysombre sortit aussitôt. La cloche sonna la fin de l’office. Il fallait fuir. Elle dévala l’escalier à toute vitesse, entra dans le réfectoire. Les moines s’en approchaient en traversant le cloître. Paniquée, elle chercha du regard une cachette.

  • Mortecouille !

 Sans réfléchir, elle se précipita dans la cuisine au fond de la salle et s’accroupit dans l’ombre près du four à pain. Elle retint sa respiration jusqu’à ce que le flot des moines soit passé et dévala les quelques marches, passa la grande porte, puis courut vers le cimetière. Mathis l’attendait déjà. Elle se jeta sur le muret, haletante, et lui tendit sa trouvaille sans un mot. Il l’interrogea du regard.

  • C’est la même, je la reconnais, elle est tressée d’une façon particulière.
  • Elle sert à actionner la cloche. Donc il est dans le coup ?
  • Je ne comprends pas, la corpulence correspond mais pas la voix.
  • Il faut l’interroger.

 Après le repas, les deux amis réussirent à coincer Stéphane dans la salle d’étude.

  • Écoute, je ne te veux pas de mal, commença Mathis, mais il y a quelque chose qui m’intrigue : pourquoi la même corde avec laquelle on a voulu étrangler mon ami Côme se trouvait-elle dans ta chambre ?

 Il exhiba le rouleau et vit le frère devenir blême.

  • Pitié, gémit ce dernier, ne dites rien au prieur ! Je n’ai rien à voir avec ça, croyez-moi ! Seulement...
  • Seulement quoi ? menaça Ysombre, à qui la moutarde montait au nez.

 L’homme baissa la tête d’un air affreusement coupable.

  • Je vole un peu de nourriture dans les réserves. J’ai faim, vous comprenez, mais la gourmandise est l’un des péchés capitaux. Ne dites rien ! Quand vous m’avez surpris, je venais de trouver cette corde entre deux sacs. Je ne savais pas ce qui venait de se passer, je vous le jure ! Mais j’ai eu peur et je l’ai cachée chez moi quand j’ai appris...Ce n’est pas moi !

 Il paraissait si malheureux qu’Ysombre sentit sa colère retomber. Elle posa une main compatissante sur son épaule.

  • Nous ne dirons rien, n’aie pas peur. Je te crois.

 Le vieux moine la regarda d’un air infiniment soulagé et s’en alla.

  • Fausse piste, soupira Mathis.
  • Tant mieux. Je n’aurais plus fait confiance à personne si Stéphane s’était révélé un tueur.
  • Mais alors qui ?

 Un long silence suivit, meublé uniquement de réflexions stériles.

  • Allons voir si Côme et François sont en sécurité, finit par proposer Pas-de-lune. Je me sentirai moins inquiète.

 Les deux religieux les rassurèrent, même si le frère Côme demeurait angoissé à l’idée d’un assassin en liberté dans le prieuré. Mathis et Ysombre lui assurèrent qu’ils faisaient tout ce qui était en leur possible pour le retrouver, mais le quittèrent avec un sentiment d’impuissance.

  Durant la nuit, Ysombre réfléchit longuement. Le sommeil la fuyait. Elle ne voulait plus vivre dans l’attente que le meurtrier se montre. Élaborer un piège, peut-être, fonctionnerait mieux. Oui ! Les moyens pour tuer ne sont pas si nombreux dans un monastère, il sauterait probablement sur la moindre occasion. Il suffisait de la lui fournir. Excitée par son idée, elle mit longtemps à trouver le sommeil. Côme avait été suffisamment éprouvé, ce serait donc François qui servirait d’appât. Elle lui exposerait son plan dès le lendemain. Accepterait-il d’en faire partie ? Pas sûr. Toutes les questions qui la hantaient la maintinrent éveillée jusqu’à presque minuit, et elle fut réveillée ensuite par les matines. Maudissant les horaires indus des offices religieux, elle se blottit sous sa couverture. Le lendemain, elle se leva la tête embrumée, les yeux à peine ouverts. Ysombre n’avait jamais été une lève-tôt, son sommeil était léger. Garantie de sécurité quand on exerce la dangereuse profession de hors-la-loi, cela devenait un handicap dans un environnement sûr mais bruyant comme le prieuré. Enfin, sûr, il l’était de moins en moins, songea-t-elle en rejoignant l’infirmerie.

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