9. Sur la route de Limoges
Elle marcha au pas pour ménager son épaule dont la cicatrice l'élançait régulièrement. Ses multiples blessures tiraient sur sa peau et une nausée terrible l’assaillait depuis son départ. Mystère semblait joyeux et débordait d'énergie, elle dût le refréner. Aussi le trajet dura un peu plus longtemps qu'elle ne le pensait. Elle longea la Bâtie d'Urfé à laquelle elle jeta un regard, puis s'enfila dans le petit sentier qui menait à son repaire. Il traversait les bois, tout en étant trop infime pour être repéré par la maréchaussée. Elle stoppa Mystère et descendit précautionneusement. Elle avait bricolé son refuge avec ce qui restait de la caverne des brigands après l'arrestation du chef ; une barrière de broussailles l'entourait, mais elle vit tout de suite que l'entrée avait été forcée. Paniquée, elle bondit à l'intérieur.
Dévasté paraissait le seul mot qui convenait. Sa tente gisait à terre, comme ses affaires en général. Le produit de ses précédents larcins avait bien sûr disparu, et ses réserves de nourriture dessinaient une sorte de palette de couleurs mélangées à la boue. Elle laissa échapper un grondement de rage et bondit vers sa tente effondrée. Rien. Pas trace, surtout, de ses armes préférées, des bolas qui s'enflammaient et qu'elle faisait tournoyer. Ses yeux flamboyaient de colère. Elle frappa le sol de son poing, ce qui se traduisit par une douleur vive à l'épaule. Elle se releva, enleva sa chemise raidie de sueur et de sang, ramassa une de ses tenues étalées par terre et l'épousseta. Enfin correctement vêtue, elle retira son harnachement à Mystère, puis l’attacha à son anneau habituel et descendit jusqu’à la rivière.
L’eau glaciale lui fit presque mal. Les oiseaux commençaient leur concert matinal. Elle frotta soigneusement le sang séché dont elle était couverte, puis grimaça en constatant l’état de ses blessures. La douleur de sa main s’estompait, mais ses cheveux, à l’endroit où elle avait reçu le coup de chandelier, restaient toujours poisseux. Ses côtes enfoncées lui arrachaient un gémissement à chaque respiration. Son épaule l’élançait régulièrement et le sang battait à ses pieds qui devenaient presque bleus dans le ruisseau froid. Elle nettoya enfin l’estafilade à sa joue et se sécha soigneusement. Elle grelotta tout le long de son retour. Au campement, elle prit à peine le temps d’amasser des chiffons et des lambeaux de tente pour se faire un simulacre de couverture sur lequel elle s’endormit aussitôt. Le soleil commençait à poindre.
Elle ne rêva pas. Son esprit débordait déjà trop. Dire qu’elle regrettait d’avoir tué Matthieu serait mentir. Elle était soulagée, rassurée, mais pas fière. Elle n’était jamais fière de tuer. Pourtant, son métier et sa survie l’exigeaient. Elle avait appris à gérer cette culpabilité. Cela faisait partie des choses que son maître Henri la Cornemuse lui avait enseignées. C’était lui, avec Bleunwenn, Géraud et Renart, qui avaient formé toute sa famille. Les bandits l’avaient découverte cachée dans le chariot rempli d’étoffes précieuses qu’ils venaient de voler. Elle devait avoir quatre ans. Bleunwenn, la seule femme de la bande, une solide Bretonne, avait réussi de justesse à empêcher les hommes d’Émile de la tuer. Puis, comme on l’avait découvert le jour de la sainte Adeline, elle avait reçu ce prénom jusqu’à ce qu’elle gagne son surnom. Elle avait grandi au milieu des brigands, avec une fausse servante pour mère, un cuisinier peu scrupuleux pour père, un apprenti voleur pour frère et un monte-en-l’air pour oncle instructeur. Renart, lui, était un otage à rançonner que nul n’avait jamais payé. Bleunwenn s’occupait d’eux aussi bien qu’il était possible dans ce genre d’environnement. Un jour, Tom la Gribouille avait ramené les chevaux d’un seigneur, un bai et un noir.
- Comment ils s’appellent ? avait demandé la fillette, alors âgée de treize ans.
- Mystère et boule de gomme ! avait répondu le voleur en riant.
Les noms étaient restés et Ysombre avait hérité du dénommé Mystère, le noir. Boule de Gomme appartenait à la Gribouille. Et puis un jour...
La maréchaussée avait débarqué. Renseignée par Guy Œil-de-Cuir, ils avaient fait une descente au repaire, dans la forêt du domaine d’Urfé. Un carnage. Ceux qui pouvaient avaient fui, dont Renart, Bleunwenn, Géraud et Pas-de-lune. Henri, mystère. Quelques jours plus tard, le meneur Émile et beaucoup d'autres étaient pendus en place publique. La troupe se sépara. Ysombre n’en avait recroisé aucun depuis. Elle ne pouvait qu’espérer.
Quand elle se réveilla, le soleil l’éblouit un instant. Le zénith tombait juste sur sa couche improvisée et commençait à la réchauffer. Elle en ressentit un immense bien-être, arracha un sourire à ses lèvres et se leva doucement, toute courbaturée. Mystère renâcla doucement.
- Ça va mon beau ? Oui, je sais, j’ai une sale tête, hein.
Elle caressa la robe noire de son cher cheval.
- Tout va bien.
Elle tourna sur-elle-même, encore désorientée par cette nuit éprouvante. Elle n’avait plus rien à manger, et il fallait qu’elle se soigne. Le simple fait de se lever avait ravivé ses douleurs et rouvert certaines de ses plaies. Pas question de se faire un bandage avec les lambeaux de tissu qu’il lui restait, la boue les recouvrait. Il lui fallait du tissu propre. D’un air égaré, elle retrouva son sac, jeté par terre la nuit dernière. Elle y trouva la bourse laissée par Charles-Emmanuel d’Urfé à son intention. Réjouie, la voleuse la fit sauter dans sa main. Pouvait-on faire confiance à ce nobliau ? Elle ne le savait toujours pas, mais en tout cas, il payait bien.
Elle descendit vers le village, juchée sur Mystère et la bourse au côté. Les habitants regardèrent passer la jeune femme vêtue comme une pauvresse, montée sur un cheval de noble et gravement blessée. Elle se fit indiquer la maison du rebouteux. Ysombre ne faisait pas confiance aux médecins conventionnels.
- Vous êtes dans un sale état !
Elle sourit et acquiesça.
- J’ai de quoi payer. Il faut que je puisse reprendre la route rapidement.
- Je ne garantis rien. Je vais essayer.
L’homme inspirait confiance à Pas-de-lune. Il était grand, mais un peu voûté, solide et rapide. Ses sourcils broussailleux cachaient presque ses yeux d’un bleu glacial. La peau de ses mains, usée par le travail et la rude vie qu’il menait, accrochait le tissu. Il manipulait les instruments hétéroclites qui jonchaient sa cabane avec la plus grande assurance. Par ailleurs, il ne paraissait pas insensible à la souffrance de la jeune femme. Il mit beaucoup de soin dans le pansement rapide qu’il lui fit à la tête et à la main, nettoya la coupure de sa joue, étala un baume sur son dos, son flanc et ses pieds. Ysombre le regardait s’activer. Des bocaux contenaient des substances inconnues et des instruments inquiétants pendaient du plafond. Une petite cheminée éteinte se dressait dans un coin, abritant encore une marmite qui paraissait ne pas avoir servi depuis la dernière guerre. Le rebouteux grommelait sans cesse dans sa barbe. Il lui rappelait un peu Henri.
- Je vous remercie...
- Vous n’avez pas froid aux yeux, ça, faut l’admettre, mais je ne crois pas que vous puissiez tenir longtemps à cheval comme ça.
- C’est noté, je serai prudente.
Elle paya largement l’homme et sortit. Ses mouvements étaient un peu gênés par l’épaisseur des bandages, mais la douleur s’estompa graduellement. Elle traversa le village à la recherche d’une auberge et entra chez le vieux Simon. Celui-ci, bien qu’un peu méfiant, finit par faire taire ses scrupules devant la bourse rebondie d’Ysombre et lui attribua une chambre et une place dans l’écurie. La voleuse remercia d’Urfé à distance pour son aide précieuse, non sans une certaine ironie. Elle dévora à une vitesse impressionnante le plat qui lui fut servi, provoquant l’étonnement des autres pensionnaires, puis monta dans le dortoir et dormit comme une bienheureuse jusqu’au lendemain.
Mystère mâchonnait un peu de foin quand elle entra dans l’écurie.
- Bonjour mon beau ! Bien dormi ? Tu as l’air bien installé ici. C’est le grand luxe ! Merci, merci, monsieur d’Urfé, trop aimable, vraiment...
Elle se lança dans un simulacre de salut, se penchant jusqu’à la paille de l’écurie. Mystère hennit, ce qu’elle traduisit par un rire.
- Je ne te permets pas, monsieur le rieur ! protesta-t-elle en riant, puis elle cala une bise sur le chanfrein de l’animal.
Elle jongla avec la bourse.
- Dis-moi, fier destrier, à ton avis, devons-nous faire confiance à notre généreux mécène et nous rendre à Limoges ? Ou bien s’agit-il d’un piège ?
Cette fois, le cheval ne répondit pas, se contentant de la regarder avec ses yeux doux et profonds en attrapant du bout des lèvres une nouvelle touffe de foin.
- Ce n’est pas drôle, protesta Ysombre en se laissant tomber sur la paille.
Elle resta silencieuse un moment, faisant courir des reflets de lumière sur le pendentif offert par Renart. Au bout d’un temps, Mystère renâcla brusquement. La voleuse redressa la tête, puis, surprise, éclata de rire.
- Tu sais quoi, mon vieux ? Je crois que je suis d’accord avec toi.
Pas-de-lune régla aussitôt sa pension, redescendit au chemin principal et aborda un bûcheron qui passait par là.
- La route de Limoges, mon brave ?
Pas-de-lune avança le long du Lignon jusqu’à Boën, puis quitta la vallée pour rejoindre les hautes forêts du côté de Vollore. Mystère marchait d’un bon pas, le temps était idéal, la route excellente et son humeur au beau fixe. Elle souffrait encore des courbatures et des blessures de l’avant-veille, mais l’espérance de retrouver Renart, la beauté de la promenade et l’excitation de l’aventure à venir les lui faisaient négliger. Piège ou pas, elle montrerait à d'Urfé de quel bois se chauffait une vraie voleuse, puis elle retrouverait Renart et tous les deux écumeraient les chemins. Alléchant programme, mais un peu prématuré. Le temps commença à se couvrir, quelques gouttes de pluie tachèrent la robe de Mystère. Un quart d’heure plus tard, elle ne voyait plus le bout du chemin. Elle arriva à Billom dans un piteux état, trempée comme une soupe. Ses bandages rougis de sang s’étaient défaits et pendaient autour de sa tête, dégoulinant d’une eau rosée. Ses cheveux châtain foncé alourdis recouvraient ses yeux d’un lourd rideau noir. Ses vêtements lui collaient au corps. Elle vérifia du plat de la main l’étanchéité de son sac et sentit à l’intérieur la bourse du jeune Urfé.
Elle avisa alors une hôtellerie d’où s’échappaient des rires et des lumières de chandelles et s’y dirigea, mais s’interrompit devant la porte. Pas question d’entrer avec cette tenue de voleuse détrempée. Ceci dit, une femme seule dans une auberge s’exposait à d’autres périls. L’idéal aurait été de se déguiser en femme de qualité, à laquelle nul n’aurait osé chercher noise, mais l’absence d’équipage rendrait son histoire peu crédible. Elle subtilisa alors une chemise qui avait dû être blanche, naïvement mise à sécher sous un perron, et se recouvrit de sa cape. Elle attachait Mystère à l’anneau réservé quand une grosse voix derrière elle la fit tressaillir.
- Un souci, gamin ?
- Non, du tout. Vous connaissez l’aubergiste d’ici ?
Elle avait répondu avec le plus d’assurance possible. Cet homme, visiblement saoul, ne lui inspirait pas confiance.
- Un peu, gamin. Tu veux son nom ?
- Non, juste une chambre.
L’homme s’approchait d’une démarche bancale. Luttant contre l’envie de reculer, Ysombre repéra du coin de l’œil les issues de fuite autour d’elle. Il voulut s’appuyer sur elle.
- Je te présente si tu m’aides à marcher. Chuis plus très frais...
Surmontant son dégoût, elle soutint l’ivrogne sur quelques pas, quand il trébucha et se rattrapa à sa cape, qui glissa. La longue cascade de cheveux rassemblée dans sa capuche coula sur ses épaules. Le type se releva, une étrange lueur dans ses yeux troubles.
- Mais t’es une donzelle, ma parole !
Il sembla à Ysombre qu’un bloc de glace lui tombait dans la poitrine. Elle voulut fuir, mais l’homme lui agrippa le bras et le replia dans son dos, la forçant à se retourner face à lui.
- Hep hep hep, ne t’en vas pas, ma minette !
Elle ferma les yeux comme pour se soustraire à l’haleine alcoolisée de l’inconnu et sentit une main calleuse se glisser dans l’échancrure de sa chemise d’homme trop grande pour elle. La panique la gagna. Elle se débattit inutilement, sa main effleura la gaine vide de son poignard. Il la tenait fermement, la fit reculer jusque dans la ruelle.
Soudain, elle sentit un objet froid lui piquer le cou. Sa lame. Sa respiration s’apaisa brusquement, un grand calme descendit sur elle. Alors que la main de l’ivrogne descendait vers ses hanches, la sienne remonta vers sa gorge. D’un geste, elle détacha le pendentif tranchant et frappa l’homme au visage, l’entaillant profondément sur toute sa hauteur. Aveuglée par le sang et la douleur, il poussa un véritable mugissement et enfouit sa tête balafrée dans ses mains. Avec une urgence lucide, Pas-de-lune se dégagea, trancha d’un mouvement l’attache de Mystère et s’éloigna au grand galop. Les vociférations s’éteignirent derrière elle. Son cheval, habitué aux fuites nocturnes, la mena à l’extérieur du bourg. Elle serra dans son poing la petite lame en forme de lune tachée de sang et leva les yeux vers le ciel sombre.
- Merci, Renart, encore une fois, murmura-t-elle.
La pluie lava le sang et les larmes. Elle passa la nuit dans un arbre creux, veillée par Mystère et un oiseau de nuit.
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