10. Armand, l'Allier et les pommes
Ce fut un mendiant qui la trouva, blottie dans le châtaignier. Il connaissait le coin et cherchait un abri. L’aube était passée, mais il pleuvait toujours. Ysombre, les articulations moulues, essora l’eau dans ses cheveux.
- Vous êtes ?
- Quand on est aussi pauvre que moi, on n’a plus guère les moyens de se payer un nom, tu sais. Appelle-moi Crassoupe, comme tout le monde, répondit le hère, courbé et maigre, appuyé sur un bâton usé, en s’asseyant avec difficulté.
Il n’était pas vraiment vieux, mais borgne et manchot. Son œil unique pétillait d’humour et de malice. Pas-de-lune se sentait en confiance avec lui.
- Crassoupe ? répéta-t-elle en s’efforçant de garder son sérieux. Ce n’est pas possible. Tu as forcément un nom un peu plus honorable.
L’homme fixa sur elle un regard douloureux.
- Depuis quand un mendiant est-il honorable ?
- Tu l’es. Tu aurais pu me tuer et me détrousser pendant mon sommeil. Tu ne l’as pas fait.
Elle fit claquer sa langue.
- Allons, qu’est-ce que tu sais le mieux faire ?
Il massait ses genoux osseux et ankylosés. Elle détacha son cheval.
- Agacer les gens, ça oui, on peut dire, soupira-t-il.
- Tu sais ce qui m’agace le plus ?
D’un mouvement de tête, il négligea la question.
- Les moustiques. Je vais te surnommer Moustique, ça te va bien, maigre comme tu es ; et c’est mieux que Crassoupe.
- Vrai.
Elle rajusta son sac sur son épaule.
- Tu connais la route pour Limoges ?
- Descends vers Pont-du-Château et traverse l’Allier. Droit vers l’ouest.
- Merci.
- Et toi, comment tu t’appelles ?
Les yeux de la voleuse se perdirent dans le ciel.
- Ysombre aux Pas-de-lune.
Il pinça les lèvres d’appréciation.
- Pas mal.
Elle l’aida à se relever et le couvrit de sa cape pour le protéger de la pluie qui tombait sans discontinuer. Le regard reconnaissant qu’il lui lança sous la capuche valait tous les mercis du monde, avec une pointe d’amusement. Puis il secoua la tête.
Les trois silhouettes cheminaient ensemble sur le chemin, en direction de l’Ouest.
L’Allier roulait des flots d’argent et d’or parés par la lumière du matin. Pas-de-lune resta un moment à contempler le fleuve. Renart lui manquait. Ce qui n’avait rien d’inhabituel : ce manque durait depuis leur séparation, il y avait trois ans déjà. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, ni de l’identité qu’il avait prise. Elle ne savait même pas s’il était toujours en vie.
Chassant ces pensées nostalgiques, elle tira la bride de Mystère qui commençait à brouter le bas-côté. Puis elle se retourna vers Moustique.
- Tu sais à quelle heure partent les bacs pour traverser ?
Le mendiant se contenta de désigner d’un mouvement du menton la barge qui venait d’accoster sur leur rive. Elle pressa Mystère pour arriver à temps. Son paquetage faillit glisser. Le cheval dérapait sur l’étroit chemin, caillouteux et pentu. La rosée trempait le bas de ses longues jambes noires, les bottes d’Ysombre et les pieds nus de Moustique. Quelques toiles d’araignées, comme serties de diamants, scintillaient sur leur passage. Parfois, un chant d’oiseau s’élevait dans le silence matinal, jusqu’à ce qu’un autre lui donne la réplique. Pas-de-lune soupira d’aise. Un beau matin.
Le conducteur du bac ne paraissait pas débordant d’enthousiasme. Il arrêta Moustique de sa main tendue.
- Pas toi, Crassoupe. Je te connais, tu n’as pas de quoi payer la traversée. Tu ne monteras pas sur ma barge.
Pas-de-lune s’interposa, agacée.
- Je payerai pour lui. Et son nom est Moustique.
Le conducteur grimaça.
- Vous êtes sûre de vouloir emmener cette... vermine ?
La voleuse sentit la colère monter et s’efforça de se contrôler.
- Oui, j’en suis sûre, et si tu veux voir la couleur de mes deniers, tu vas nous conduire de l’autre côté, et plus vite que ça, morbleu ! C’est clair ?
L’homme grommela un peu, regarda encore Moustique, puis tendit la main pour recevoir son paiement. Ysombre y laissa négligemment tomber le prix convenu, puis tenta de convaincre Mystère de monter sur la barge flottante. Le cheval noir piaffait, protestait voire reculait en soufflant par le nez. Il essaya même d’envoyer un coup de pied au rameur qui voulait le pousser sur les planches. Pas-de-lune écarta l’homme et se serra contre l’encolure noire, chaude et douce du cheval en lui murmurant des paroles rassurantes avec une voix basse, des mots qu’il connaissait. Il se calma progressivement, mais quand Ysombre essaya de le faire avancer, il planta ses sabots dans la boue. Elle le caressa, lui parla, longtemps. Moustique s’approcha, pianota sur la croupe et quasi-miraculeusement, le cheval se mit en marche à pas lents et embarqua sans que Pas-de-lune n’ait besoin de lui demander quoi que ce soit. Étonnée, elle grimpa à son tour, suivie du rameur. Elle tenait fermement Mystère par la bride, Moustique s’appuyait sur son bâton. Le bac s’arracha d’un mouvement à la rive boueuse. Les remous de l'Allier n’inquiétèrent que peu Mystère, que Moustique continuait à apaiser en faisant courir ses doigts dans l’encolure et le creux des épaules. Ysombre était impressionnée.
- Où as-tu appris à si bien t’y prendre avec les chevaux ?
- J’ai été palefrenier.
Elle se retourna vers l’autre rive, plus caillouteuse et toute hérissée de buissons couverts d’oiseaux échassiers qui pépiaient avec insistance. L’Allier bouillonnait sur les bords du bac. L’eau, tumultueuse à cet endroit, se brisait parfois sur la bordure dans une gerbe qui éclaboussait les jambes d’Ysombre. Le timonier, malgré son mauvais caractère, maniait l’embarcation avec une maîtrise consommée. Soudain, un rocher creva la surface écumeuse, la barge pencha brusquement. Mystère trébucha et se rétablit in extremis, mais Moustique, coincé entre le cheval et le bord, bascula dans l’eau.
- Moustique !
Ysombre plaqua les rênes de Mystère dans les mains du timonier et plongea.
Les flots agités l’engloutirent. Elle posa les mains au fond pour remonter, la profondeur était moins grande qu’elle ne s’y attendait, et regagna la surface en quelques vigoureux mouvements. Un corps froid et écailleux frôla son pied. Puis elle nagea une brasse parfaite pour rattraper le mendiant qui crachotait et se débattait. Il essaya de hurler mais l’eau lui emplit la bouche. Enfin, elle arriva près de lui et prit appui sur le fond pour le soutenir par les épaules. Le courant l’empêcha de maintenir son équilibre, mais elle bloqua son bras sous les épaules de Moustique et commença à remonter vers la barge en s’appuyant sur le lit caillouteux de fleuve pour reprendre son élan. Le mendiant, maigre comme un jour de carême, ne pesait pas lourd mais entravait ses mouvements. Le conducteur ralentit la barge et leur tendit sa perche pour les aider à remonter. Tout en maintenant la tête de Moustique hors de l’eau, elle s’accrocha à la perche et essaya de grimper sans déséquilibrer le rameur qui tenait de l’autre main les rênes du cheval de la voleuse. Le spectacle de l’étrange trio luttant contre le fleuve qui tenait manifestement à les faire chavirer avait quelque chose de risible.
Enfin Ysombre, toussant, crachant et essoufflée, se hissa sur le pont du bac tandis que le timonier tirait Moustique hors de portée de l’eau déchaînée. Le borgne cracha un peu d’eau, puis retrouva un semblant de souffle.
- Ça va, Moustique ?
Leurs regards se croisèrent.
- Je te dois une vie, Pas-de-lune. Et Armand, pas plus que Moustique, n’oublie ce qu’il doit.
Elle se releva sans dire un mot et tordit ses cheveux pour les essorer. Un petit filet d’eau se faufila entre les planches et rejoignit le fleuve.
- Je note.
La barge racla le fond. L’Allier grondait, comme si elle les applaudissait d’avoir réussi à lui échapper. Ysombre, soulagée, sauta à terre. Mystère ne se fit pas prier pour la suivre. Moustique remercia le conducteur et descendit avec précaution.
- On y est.
- Armand ? demanda Ysombre d’une voix lointaine.
- Mon vrai prénom. Continue de m’appeler Moustique, personne ne le connaît hormis toi et moi.
Elle se jucha sur son cheval et prit Moustique en croupe.
- Tu as faim ?
Ysombre s’était achetée du pain et quelques fruits. Elle croqua gaiement dans une pomme. Mystère, en reconnaissant le bruit, remua les oreilles. Elle se pencha et lui donna ce qui restait, puis tendit un autre fruit à Moustique.
- Comment se fait-il que tu m’estimes autant, Ysombre aux Pas-de-lune ? Tu m’as donné un surnom moins indigne, m’a défendu face à cet homme, m’a payé la traversée, sauvé la vie sans hésiter et voilà que tu me nourris...
Pas-de-lune jonglait avec des pommes.
- Hum... Je me sens proche de toi, parce que je serais devenue mendiante, ou pire, si je n’avais pas été voleuse. C’est pourquoi je me sens comme un devoir de défendre et assister un camarade. Et au fait, je te serai reconnaissante de m’appeler juste Ysombre. Mon surnom de voleuse est un peu trop connu de la prévôté à mon goût.
- Tu peux compter sur moi. Mais dis-moi, as-tu fait tout cela sans arrière-pensées ?
- Juré. Je n’exige rien de toi, hormis ne pas me tuer, évidemment.
- Prudente remarque.
- Tu comptes m’accompagner jusqu’à Limoges ?
- Limoges ? Non, je vais à Montferrand, mais je suppose que tu t’y arrêteras. Pourquoi vas-tu à Limoges ?
La voleuse s’assombrit.
- Je n’en suis pas sûre moi-même.
Le mendiant n’insista pas, mais Pas-de-lune se sentait un besoin de parler.
- J’ai conclu un marché avec un noble de la région. Il prétendait me chercher. Il veut récupérer un objet que j’ai volé il y a quelques mois, un objet important, et m’a demandé mon aide. En échange, il m’a promis de m’aider à retrouver quelqu’un. Seulement, en repartant de chez lui, j’ai été blessée presque à mort par une flèche tirée de son château. Des moines m’ont guérie et j’ai reçu une lettre de sa part qui me jure qu’il n’y était pour rien. Il m’a aussi laissé l’argent dont je me suis servie tout à l’heure. Mais je ne sais pas si je dois me rendre au rendez-vous qu’il m’a fixé à Limoges ou s’il s’agit d’un piège. Après tout, il avait le couteau sous la gorge, au sens propre, quand nous avons conclu cette affaire. Il a pu inventer cette histoire pour sauver sa peau.
- Tu lui faisais confiance, puisque tu as accepté le marché. Pourquoi cela aurait-il changé ?
- J'ai failli mourir à cause de cette flèche ! Il a pu raconter n'importe quoi et tenter de m'éliminer après !
- Il t'a donné sa parole ?
- Oui.
- Il connaissait l'existence de cet objet et ton rôle dans sa disparition.
- Oui, grommela-t-elle.
- Il t'a laissé une bourse et écrit une lettre.
- Oui, lâcha-t-elle rageusement.
- Et tu doutes encore de sa parole ?
- Peut-on se fier à un nobliau ? Protesta la voleuse.
- Ta question est : peut-on se fier à un homme ? Si je te proposais pareil marché, me ferais-tu confiance ?
Elle hésita.
- Non.
- Tu as raison, admit-il. J'espérais que je pourrais te convaincre, mais tu réfléchis trop en survivante pour être facile à gruger. Tu es plus rusée que tu n'en a l'air.
- Merci.
- Dans ces conditions, pourquoi réussirait-il à te piéger ? Ajouta finement le mendiant.
- En tirant parti de mon espoir. Il sait que je ne renoncerai pas. Ou il le croit.
- Pourtant, tu t'es mise en route vers Limoges. Et d'après ce que tu as dit au timonier, tu cherches à arriver vite...
- Tais-toi.
- Oublie un instant sa condition, ses fonctions, insista Moustique. Ne vois que cet homme. Revois ce moment où tu étais en face de lui.
Elle se mordit la lèvre, soupira et ferma les yeux. Elle se remémora le visage fiévreux de Charles-Emmanuel d'Urfé, son regard pressant, sa voix angoissée.
- Tu le vois ?
- Oui, murmura-t-elle.
- Bien. Regarde ses yeux.
Elle obéit, redessinant dans sa tête les yeux noisette du jeune noble. Elle y lisait une prière muette. Un regard franc, ouvert.
- Tu lui fais confiance ?
Elle se mordit les lèvres. Il l'avait prévenue du danger. Il lui avait laissé une bourse. Il connaissait son surnom. Lui avait révélé son prénom.
- Je...
Il lui avait crié de s'enfuir.
- Oui.
- Tu vois.
Elle ouvrit les yeux.
- Vas à Limoges. Vérifie si ton noble est au rendez-vous. Sinon, nous nous serons trompés tous les deux. Alors, fuis. Mais je pense qu'il mérite un essai.
- D'accord. Merci, Moustique.
- C'était naturel.
Elle resta silencieuse un moment.
- On s'arrête où ce soir ? Crois-tu qu'on ait le temps d'atteindre Lempdes ?
Moustique jaugea le ciel du regard.
- En se pressant, c'est faisable.
Ysombre talonna Mystère qui adopta un trot planant et rapide. Mais dans sa tête, ses pensées galopaient.
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