11. De la profession
S’apercevoir qu'elle faisait confiance à un noble à peine rencontré l'affolait un peu. Cette décision mettait à mal sa fierté et sa prudence de voleuse. Pourtant, elle sentait confusément qu'il s'agissait de la bonne. Elle voulut se contredire elle-même mais ne trouva aucun argument à s'opposer. Une étrange euphorie monta en elle.
J'arrive, Renart, songea-t-elle. Nous nous retrouverons bientôt et nous rirons comme avant. J'arrive. Tiens-toi prêt.
Au bout d'un temps, elle ralentit Mystère pour faire une pause. Elle flatta l'encolure du cheval noir pour le féliciter et s'arrêta dans un virage du sentier. Elle sauta à terre, imitée par Moustique. Mystère commença aussitôt à brouter les fourrés. Pas-de-lune, terrassée par la soif dans l'air sec et froid, s'agenouilla au bord du filet d'eau qui y ruisselait et en aspira plusieurs gorgées. Elle eut à peine le temps de se relever qu’une voix forte déclara :
- Je vois d'ici que votre gaine est vide, donc vous perdriez votre temps, et votre vie, en tentant de résister. Déposez simplement vos effets de valeur et nous repartirons comme nous sommes venus. Vous ne vous souviendrez même pas de notre passage.
Ces derniers mots sentaient mauvais, très mauvais. Une autre voix renchérit, mais Ysombre ne se retourna pas.
- Et celui-là ?
Le chef des brigands devait jauger Moustique.
- Tue-le. Tu vois bien qu'il n'a rien. Et après, récupère le cheval.
Moustique. Mystère. Cette fois, elle se retourna.
- Vous allez commettre une grosse bêtise, les gars.
Les bandits accusèrent un mouvement surpris. De dos, avec la chemise et les bottes, ils n'avaient pas vu qu'il s'agissait d'une femme. Ils étaient quatre, dont un tenait Moustique sous la menace d'un poignard rouillé. Un autre, celui qui parlait, le chef sans doute, la tenait en joue avec un mousquet. Les deux autres encadraient le chemin. L'un d'eux lorgnait sur Mystère qu'il tenait en longe et qui s'agitait.
- Ah oui, et pourquoi ?
- Je suis de la profession.
La surprise se peignit sur leur visage, suivie d'un rire moqueur et incrédule.
- Il n'y a pas de femmes dans la profession !
Bon, il s’agissait d'un test. Eh bien, elle allait leur en mettre plein la vue. Ses yeux noirs étincelèrent.
- Si, quelques-unes, qui jouent le rôle de servantes voire plus haut placées. Mais moi, j'ai été formée comme monte-en-l'air. Je pourrais aussi servir d'envoyeuse, mais je n'ai jamais essayé.
Ils échangèrent un regard.
- Ton protecteur ?
- Bleunwenn, la Bijoutière.
- Mince, c'est la petite de Bleunwenn ! entendit-elle entre les deux hommes.
- Ta gueule ! hurla le chef à son sous-fifre, avant de se retourner vers Ysombre.
Moustique la fixait, impassible.
- Ton instructeur ?
- Henri la Cornemuse.
Celui qui tenait Mystère siffla, s'attirant un regard assassin.
- Ton chef ?
- Décédé. Émile Casse-bras.
Elle répondait du tac au tac. Elle savait que la moindre hésitation serait pénalisée.
- Dernier coup ?
- La Bâtie d'Urfé.
Cette fois, même le meneur sembla impressionné. Même à quatre, ils ne se seraient pas attaqués à si grosse pièce. Sans doute ne s'agissait-il que de bandits à la petite semaine, sans formation, qui se contentaient de piller les voyageurs de passage. Pas-de-lune reprit un peu d'assurance.
- Réussi ?
- Voyez-vous même.
Elle déversa le contenu de son sac sur le sol, dont le chandelier d'argent et le Livre d'Heures de Diane de Châteaumorand. Il hocha la tête.
- Seule ?
- Oui. Avec blessure.
- Sérieuse ?
- Flèche à l'épaule.
- Preuve ?
Cet homme ne prononçait qu'un mot à la fois. Ysombre se raidit en comprenant ce qu'il exigeait. Elle lui jeta un regard plus perçant que l'acier d'un poignard, mais il ne se démonta pas. Elle faillit refuser, mais croisa le regard de Moustique, toujours une lame sous la pomme d'Adam. Malgré les efforts qu'il faisait pour ne rien montrer, son front luisait de sueur et son regard traduisait une certaine angoisse. Ses épaules retombèrent. Elle hocha la tête. Le chef demanda d'un geste à son homme le plus proche de vérifier. Il baissa la chemise sur l'arrière de son épaule, promena ses doigts sur la cicatrice encore boursouflée et fit signe à son chef. Moitié pour se venger de l'humiliation, moitié pour donner un signe fort, elle se retourna et en un éclair appuya la lune tranchante sur sa trachée. Personne n'avait eu le temps de réagir. Elle fixa le brigand qui tenait Moustique.
- Maintenant, on est à égalité. Relâchez Moustique, tout de suite, sauf si vous tenez à voir votre copain se vider de son sang sur le sol...
Pour corser la menace, elle appuya un peu la lame, qui fit une minuscule coupure. Son prisonnier hurla, apeuré. Les deux adversaires se fixaient en un drôle de jeu de miroir. Finalement, un claquement de mains très lent stoppa le duel d'intimidation.
- Bravo. Belle démonstration. Ben, relâche le monsieur, s'il te plaît.
Ysombre ne lâcha son prisonnier que quand le dénommé Ben repoussa Moustique d'un coup de pied. Le manchot trébucha vers la voleuse, qui desserra enfin son bras. Le bandit, honteux, rejoignit ses camarades. Ysombre fixait toujours le chef de son regard noir brûlant.
- Tu es donc Pas-de-lune, la petite de Bleunwenn... La bande à Casse-bras avait bonne réputation, je suis heureux de voir qu'elle est méritée. Excuse-nous et pars tranquille, j'avertirai mes contacts. Tu ne seras plus embêtée si je peux l'éviter.
- Je monte à Limoges, et je suis assez pressée, donc merci, ajouta-t-elle en reprenant d'autorité les rênes de Mystère.
Puis elle se retourna vers le chef. Sa voix tremblait légèrement.
- Parmi vos contacts, y aurait-il un jeune homme roux du nom de Renart, élevé par Bleunwenn aussi, d'environ mon âge ?
- Non.
- Il a peut-être changé de nom.
- Nous n'avons aucun roux de votre âge dans nos rangs.
- Tant pis.
Elle masqua sa déception en ramassant son butin étalé par terre, puis poussa Moustique pour l'aider à monter sur Mystère et s'installa devant lui. Elle fit tournoyer son cheval sur place.
- J'apprécie votre offre. Il se peut que j’aie envie d'intégrer une bande en rentrant de Limoges. Je garde votre adresse en tête. Nous nous reverrons peut-être un jour...
Elle piqua des deux et le cheval prit un départ foudroyant. Les quatre hommes s'écartèrent respectueusement pour la laisser passer alors qu'elle tentait de masquer les larmes qui volaient dans son sillage.
Renart, où te caches-tu ?
Ils arrivèrent à Montferrand en fin d'après-midi le lendemain. Ysombre avait un peu pressé Mystère pour arriver avant la nuit et elle tenait à trouver une hôtellerie sûre et confortable. La ville, énorme par rapport aux villages dont elle avait l'habitude, commençait à montrer ses beaux quartiers après avoir ressemblé à un entassement de maisons misérables et sordides. Les habitations grandissaient, des boutiques apparaissaient, les rues se munissaient de noms. Quelques-unes étaient pavées. Ysombre s'y engagea, au grand dam de Mystère qui s'y tordait les pieds. Elle contourna un vendeur ambulant et déboucha sur la place de la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption. Entièrement pavée, elle grouillait de monde et exhalait la rumeur et l'odeur caractéristique d'un jour de marché. Ysombre fit tourner son cheval sur place, répugnant à s’enfoncer dans cette foule. Elle contourna la place par la rue du Terrail pour arrêter sa monture sur le parvis de la cathédrale et leva les yeux.
Ysombre ne priait pas beaucoup, son métier ne l'y encourageait pas ; mais cet édifice forçait l'admiration même du pire païen par sa masse et son élégance mêlées. Les flèches se perdaient dans le ciel, la nef dépassait allègrement les maisons environnantes, ses nombreuses fenêtres devaient projeter à l'intérieur des couleurs féeriques. Devant la large porte, le parvis se prolongeait par des marches. Plusieurs mendiants, jeunes ou vieux, y tendaient leur sébile. Moustique sauta de cheval pour les rejoindre, mais Pas-de-lune le retint par le bras.
- Adieu et bonne chance, Moustique.
Le mendiant la regarda, une lueur amusée dans les yeux.
- Peut-être nous reverrons-nous. Cela me surprendrait que tu ais besoin des services d'un mendiant, futée comme tu l'es, mais si cela arrivait...
- Compris. Merci à toi, Armand. N'oublie pas que tu as affaire à Ysombre aux Pas-de-lune.
Elle lui serra la main, émue. Elle savait le monde des mendiants cruel et codifié, et malgré toutes les astuces que le borgne cachait sans doute dans sa manche, elle s'inquiétait pour lui. Il alla s'installer dans un coin vide et lui fit signe de la main. Elle le lui rendit, puis se retourna vers la place. Voyant une bourse passer à découvert dans la foule, elle reconnut une bonne occasion. Avisant un anneau, elle attacha Mystère et plongea dans la cohue. Ysombre sentit ses vieux réflexes revenir. Elle dénoua prestement les cordons d'une bourse, la déversa dans sa poche. Elle n'eut qu'à serrer les doigts pour en détacher une autre. Celle d'un bourgeois la tenta, mais elle tenait par un cordon solide qui lui fit regretter l'absence de son poignard. Son regard tomba alors sur la boutique d'un forgeron. Parfait, elle n'avait plus qu'à le remplacer. Elle y entra.
Le forgeron, aussi rouge que le morceau de fer qu'il martelait, ne lui accorda pas la moindre attention. Elle observa les modèles de poignards exposés, caressa les lames de ses doigts experts. Elle admira l'un d'eux, la lame gravée de deux poissons se faisant face, séparés par un petit soleil. Il était long, aiguisé, pointu, à un seul tranchant. Son manche parfait, forgé dans la même pièce de métal, était aussi gravé de formes géométriques et d'entrelacs. Un fourreau tout simple équipé d'un anneau l'accompagnait. Elle le saisit, testa le tranchant d'un geste connaisseur, puis se retourna vers la forge. Elle constata alors qu'un homme ventru l'avait devancée. Elle se plaça derrière lui pour attendre son tour. Soudain, le forgeron plongea une hache rougie dans l'eau pour la refroidir. Le nuage de vapeur qui s'en dégagea fit reculer le client, qui bouscula Ysombre. Elle recula, ses pieds rencontrèrent un amas d'outils. Rapidement, elle se recroquevilla, évita les outils tranchants et atterrit sans dommage dans la poussière. Le client lui tendit la main pour l'aider à se relever quand il s'exclama brusquement :
- Par la barbe du Diable, c'est toi, Pas-de-lune ?
- Géraud ! Toi ici ! Je n'en crois pas mes yeux !
Elle lui tomba dans les bras.
- Mais que fais-tu là ?
- Oh, j'officie dans le coin. Cela fait combien de temps... ?
- Presque trois ans, dit-elle en secouant la tête. Tu as des nouvelles de Renart ?
- Pas une, dit-il dans une quinte de toux. Mais des tiennes non plus. Tout va comme tu veux ?
- J'ai eu des problèmes.
- Raconte-moi ça, réclama le cuisinier des voleurs en s'asseyant sur le banc du maréchal-ferrant voisin.
- Mon dernier coup a mal tourné, j'ai été blessée et je me suis réfugiée chez les moines de Montverdun. Je me suis battue avec un meurtrier, leur chapelle a brûlé et je me suis échappée. Voilà !
Géraud siffla, et toussa à nouveau.
- Je vois que tu n'as pas changé : avec toi, on ne s'ennuie jamais ! Et ça va mieux depuis ?
- Mon épaule est encore fragile, mais tu vois, je suis toujours vivante !
- Tu ne m'as toujours pas dit ce que tu faisais là ?
- Je monte vers Limoges, mais je vais passer la nuit ici. Toi qui es du coin, tu n'aurais pas une auberge sûre à me conseiller ?
- Pour sûr, la mienne !
- Toi aubergiste ! s'ébahit la jeune voleuse.
- Le meilleur ! Je cuisine toujours aussi bien, et c'est pas moi que les bandits vont gruger, tu es là pour en témoigner !
- Humm, et pour quel genre de prix ? s'inquiéta Pas-de-lune.
- Tu plaisantes ? Il ne manquerait plus que je te fasse payer, toi qui es comme ma fille, et blessée en plus !
Ysombre sourit.
- C'est où ?
- Rue des Gras, Le Cochon Dansant. Tout le monde connaît, ici.
- Merci. A ce soir, Géraud !
- A ce soir, ma jolie !
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