19. Instinct de survie
Elle retourna à l’auberge. Elle commença par absorber un grand verre d’eau. Puis elle se rendit au chevet de Géraud. Puisque son père allait mourir, autant passer le maximum du temps qui lui restait à ses côtés. Elle n’était pas encore prête, loin de là, à en porter le poids, mais elle arriverait à se contenir pour le moment. Géraud ne bougeait plus et ne délirait plus. Il respirait, voilà tout, immobile. Elle s’assit à côté du lit, silencieuse. Soudain, l’aubergiste eut un soubresaut et toussa violemment. En une seconde, elle couvrit son visage du linge à disponibilité et le laissa tousser. Il retomba sur le lit, les yeux ouverts et fixés au plafond, avec une expression complètement vidée. Il resta un moment à reprendre son souffle puis chuchota :
- Ysombre ?
Le mot avait été si léger qu’elle n’était pas sûre de ne pas l’avoir rêvé. Elle se pencha sur lui.
- Géraud ? Tu m’entends ?
- Ma fille…
Elle sentit les pleurs revenir à la charge.
- Je suis là.
- Tu ne dois pas rester.
- Je vais encore rester un moment.
- Je pense que je vais partir le premier, en effet.
Cette fois, même Pas-de-lune ne put parler. Elle n’avait tout simplement pas de mots pour ça.
- Ne pleure pas. Alors, que s’est-il passé aujourd’hui ? Raconte-moi.
- Je… J’ai échappé à Paul de Sardiny, Imaginus s’est enfui pour sauver sa vie. J’ai bon espoir pour lui.
- Et pour toi ?
- Je…
- Fais attention, ma princesse. Je ne veux pas que tu finisses comme Bleunwenn. Tu survivras, hein? Bats-toi, toujours.
- Oui, Géraud. Je me battrai toujours. Moi non plus, je ne veux pas finir comme elle. Ils ne m’auront pas. Tu n’auras plus à t’inquiéter pour moi.
- Ma belle…
Elle renifla. Seul Géraud l’appelait ainsi. Elle n’était pas belle, sinon de la beauté dont chaque père pare sa fille. Et maintenant, elle allait même perdre cela.
- Ma belle, je veux que tu me promettes une chose…
- Ah non !
Elle avait bondi de sa chaise.
- Ça va, les promesses ! J’ai donné, merci ! J’ai déjà une promesse à tenir, je dois retrouver Renart. Je ne veux plus faire de promesses que je n’arriverais pas tenir. Je n’ai pas envie de passer ma vie à ça.
- Ça tombe bien, ce que je te demande concerne Renart. Si tu le trouves, reviens me voir et dis-moi comment il va. D’accord ?
- Mais tu…
- Promets-moi.
Pas-de-lune hésitait encore. Il se souleva sur son lit et recommença à tousser. Il s’étouffait presque. Sa fille attrapa le linge, mais ses mains furent éclaboussées de sang. Elle essaya de l’essuyer. Il retomba avec un souffle saccadé. Terrifiée, elle posa ses mains sur les épaules de son père adoptif.
- Géraud ! Ne meurs pas ! Je te le promets, tu m’entends ? Je le ferai, c’est promis !
Il ne l’entendait pas.
L’aubergiste Géraud, patron du Cochon Dansant à Montferrand et ancien cuisinier d’une troupe de brigands réputée, mourut dans la nuit.
La foule rassemblée devant l’échafaud grelottait. Ils aimaient bien les exécutions, mais là, il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps. Ils attendaient l’arrivée du condamné en chuchotant et commentant l’installation. Une clameur s’éleva quand le condamné arriva, solidement encadré. Il s’agissait d’un manchot et borgne, qui semblait calme, mais dont la figure exprimait beaucoup de tristesse. Il marcha jusqu’à l’engin de mort, l’œil rivé sur ses pieds. Il releva soudain la tête et scruta la foule avec attention, mais reposa vite son œil unique devant ses pieds. Il était vrai que le sol était glissant et il ne voulait pas perdre ce qu’il lui restait de dignité avant de mourir. On le comprenait. Certains racontaient qu’il était accusé à tort, pour sauver quelqu’un, le vrai coupable. Mais de toute façon, qui s’en souciait ? Tant qu’il y avait quelqu’un pour mourir…
Le condamné regardait le gibet construit la veille. Il était arrivé chez le conseil de la ville et s’était accusé tout seul d’avoir vendu les objets volés à la jeune femme soupçonnée jusqu’alors. On lui avait demandé ce qui l’avait poussé à se dénoncer et il avait expliqué que, sachant ce que l’avenir lui réservait, il préférait sauver une innocente. Le conseil l’avait approuvé. Et aujourd’hui, il était là pour mourir. Mais il ne semblait plus si pressé. Il paraissait chercher quelqu’un dans le public nombreux. Le bourreau qui l’accompagnait le poussa pour monter la dernière marche.
- Avance !
- C’est que, j’ai cru…
- Mais oui, je connais, mais on y est, maintenant. Arrête de me mener en bateau.
Il baissa la tête pour qu’on lui passe la corde au cou. Il ne put réprimer un frisson en sentant la rudesse de la corde contre sa peau. Le bourreau descendit, posa la main sur la manette qui permettait d’ouvrir la trappe sous les pieds du mendiant. Il leva la tête vers le condamné.
- Des dernières volontés ?
Moustique sonda une dernière fois le public, puis baissa la tête.
- Non, vous pouvez y aller.
- Moustique !
Un couteau vola au-dessus de la foule médusée. Il se ficha dans le bois de la perche principale du gibet, juste derrière Moustique. Vif comme l’éclair, le mendiant arracha la lame et coupa la corde autour de son cou, puis sauta du gibet et fila à travers la foule médusée. Le temps que le bourreau et la garde réagissent, ils n’avaient plus aucune chance de le rattraper.
Il sourit dans le coin d’ombre où il s’était caché. Il n’aurait pas dû désespérer. Il avait eu raison de croire qu’il pouvait toujours se passer quelque chose.
Le même jour, une jeune femme quittait la ville avec un cheval noir, mais sans le couteau à lancer hérité de sa mère, et un aubergiste se faisait enterrer dans le cimetière, à côté d’une voleuse bretonne.
Pas-de-lune laissa le temps passer sans le voir. Elle était plongée dans un océan de douleur auquel elle ne voyait aucune issue. Elle n’avait plus de larmes. Elle hésitait même à vivre. Cette fois, elle était totalement seule. Disparus ou morts, plus personne en ce monde n’avait conscience de son existence. Elle ne pouvait plus faire confiance à personne. Elle aurait presque voulu s’effondrer complètement, mais n’y parvenait pas. Un noyau dur résistait quelque part, un noyau qu’elle connaissait bien : l’instinct de survie. Son inconscient refusait d’admettre que tout soit fini ; et il avait raison. Mais ses émotions prenaient encore le pas.
Pour une raison obscure qu’elle-même ne comprenait pas, elle avait pris la route de Limoges. Cette affaire aurait pu lui paraître dérisoire après l’avalanche de malheurs qui lui tombaient dessus, mais justement, elle revêtait à ses yeux une importance vitale. Il lui restait une promesse à tenir. C’était tout ce qui lui restait d’irrévocable dans cette vie en morceaux. Elle tiendrait cette promesse, même si Renart avait de grandes chances d’être déjà mort. Une dernière personne à la surface de la Terre comptait sur elle.
Pas-de-lune voyagea sans prononcer un seul mot, sans esquisser un seul sourire, pendant deux jours entiers. Ses gestes habituellement si aisés et puissants étaient ralentis, lourds, comme si elle se trouvait sous l’eau. Tout son corps reflétait son accablement. Elle essayait parfois de relever la tête, mais le poids du souvenir pesait aussitôt sur elle avec une force redoublée. Il aurait suffi que quelqu’un lui adresse un mot pour qu’elle fonde en larmes.
A présent, elle commençait à reprendre un peu de forces. Elle était assise dans une auberge, les mains collées sur un bol de soupe chaude qu’on venait de lui apporter. Elle regardait pensivement par la fenêtre. Il avait fait beau. Le soleil tombait derrière l’horizon, avec un jaillissement de couleurs qui semblait créé par sa plongée dans la nuit, comme une gerbe d’éclaboussures. Elle arrivait à apprécier cette beauté, après l’anesthésie des sens que lui avait causée la mort de son père. Ce qui représentait déjà un progrès. Mais il lui faudrait encore du temps pour parvenir à sourire. Elle but une gorgée et se brûla la langue. Elle grimaça et reposa le bol, promenant son regard sur la salle.
De tous les horizons, des gens faisaient halte dans cet établissement très fréquenté, posté le long d’une route passante. Il s’agissait d’un relais, comme ceux de poste, mais prévu pour accueillir des voyageurs en grand nombre. L’écurie n’avait rien à envier à celle d’une caserne, les serveurs remplissaient toutes les fonctions qu’on attendait d’eux avec le sourire en prime. Mais le prix s’en ressentait aussi. Ysombre grogna. Sa bourse ne tintait plus depuis un certain temps. Il fallait aussi qu’elle se fournisse une selle, après avoir dû laisser la sienne au château de Chaumont. Cela faisait deux jours qu’elle montait à cru et les courbatures commençaient à être franchement insupportables.
- Mademoiselle ?
Elle se retourna vers le serveur qui venait de l’interpeller.
- Vous voulez autre chose ?
- Un pichet de vin, je vous remercie. Du bon.
- Vous êtes sûre ?
- Oui.
Il recula et elle se retourna vers la fenêtre. Elle se sentait… Pas tout à fait aussi triste que les jours précédents, mais pas mieux non plus. Simplement, elle avait compris ce qui s’était passé. Elle commençait juste à mettre de l’ordre dans sa tête. Elle se sentait bizarre. Incapable de bouger, fût-ce pour rejoindre un lit. Elle aurait bien voulu rester là, immobile, à cette table, à regarder le soleil disparaître et la nuit se dérouler sous ses yeux. Le temps n’avait plus tant d’importance.
Si, peut-être. Elle ne voulait pas trop se l’avouer, mais le chantage de Moustique avait eu sur elle plus d’effet qu’elle ne l’avait affirmé. Renart l’attendait peut-être désespérément quelque part, croyant qu’elle l’avait abandonné. Sa vie comptait pour deux. Peut-être était-il en danger. Ou bien il l’avait complètement oubliée et ne la reconnaîtrait même pas. Ysombre ne pouvait s’empêcher de craindre ce genre de situation. Elle avait beau se dire que ce n’était pas possible, elle n’arrivait pas à s’en convaincre complètement. Elle secoua la tête et parvint à se persuader qu’elle faisait de toute façon son maximum. Son pichet arriva sur la table. Elle s’en envoya aussitôt deux verres. Le soleil avait disparu. La fatigue commençait à alourdir ses paupières. Dormir, oublier. Quelle bonne idée. Elle avala encore un verre sans sentir le liquide couler dans sa gorge, et quitta sa table. Le pichet à moitié plein trembla sur la table. L’orage arrivait.
Elle monta vers l'étage des chambres, presque sans s’en rendre compte. Une fois entrée, elle resta un moment immobile à contempler le lit qui restait dans le dortoir, la seule place qu’elle avait pu se payer. Pas du tout sécurisant, mais pas cher. Elle se laissa tomber sur son lit, raide comme une planche. Le sommeil l’attrapa comme une vague, ne lui laissant aucune chance.
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