25. Dans la fange
Un rebouteux de village la soigna du mieux qu’il pouvait, recousit la plaie à son flanc et pansa sa hanche froissée. Elle put à nouveau se lever dès le lendemain, mais Charles-Emmanuel, appuyé par le guérisseur, lui interdit de reprendre la route. Personne ne les poursuivait, elle prit donc son mal en patience.
- Ça me servira de leçon, grommela-t-elle, clouée au lit, je serai plus prudente et plus patiente la prochaine fois. Si j’avais été seule, je serai morte. Je te dois la vie, nobliau, et franchement… ça me dégoûte. C’est la honte pour moi.
Une colère froide dans les prunelles de Charles-Emmanuel l’alerta et elle se tendit.
- Donnez-moi une bonne raison de ne pas vous envoyer au gibet.
- Hein ? Tu te fous de moi, nobliau ?
- Ça vous arrive souvent d’expédier des hommes comme ça, d’un seul coup de poignard ? Vous n’êtes qu’une bête féroce, vous êtes un animal ! Vous mériteriez le bûcher mille fois. Je vous croyais humaine, mais vous n’êtes rien d’autre qu’une abjecte criminelle ! On devrait tous vous pendre ! Vous n’êtes qu’un gibier de pilori, j’entends bien, mais vous n’avez donc aucun respect ? Pour une vie humaine ?
Pas-de-lune se dressa sur le lit. La rage faisait flamboyer ses prunelles noires.
- Écoute-moi bien, nobliau, siffla-t-elle, les bons sentiments valent peut-être chez toi, mais ici mon gros, tu es dans la France d’en bas, celle qui trime et qui crève, celle qui tue pour survivre, celle qui rampe dans la fange. La fange, tu m’entends ?! Et toi, tu nages en plein dedans maintenant. Dans la fange, mon cher d’Urfé, tu y es jusqu’au cou ! Ici, on n’a pas peur de vous gueuler à la face la vérité ! Alors oui, j’ai déjà tué, plusieurs fois. Ici, soit tu tues, soit tu crèves. On ne se bat pas pour l’honneur, ce n’est plus un jeu ! On se bat pour survivre, c’est tout ! Tu n’avais encore jamais ressenti ça, hein ? La peur, le cœur qui bat tellement vite qu’on entend plus rien, savoir qu’on meurt au moindre faux geste ? Voir la mort en face ? C’est terrible, hein ?! Eh bien tu vois, cette peur-là, on est quelques millions à la ressentir en permanence ! Le reste n’a plus d’importance. Tu crois peut-être que là, on s’embarrasse de savoir si c’est moral, si les nobliaux dans ton genre ne vont pas crier au scandale ? On s’en tape, figure-toi, et les nobles peuvent tous crever, il n’y en aura pas un pour pleurer. D’ailleurs, je te rappelle que si je ne l’avais pas suriné, c’est toi qui serait mort, et moi quelques minutes plus tard. Vas-y, dis-moi que tu aurais préféré que je te laisse mourir pour respecter la loi ! Tu étais bien content qu’il tombe, à ce moment-là !
- Dans le feu de l’action…
- Oui ! C’est exactement ça, nobliau ! Sauf que nous, dans le feu de l’action, on y est chaque jour, à chacun de nos pas ! On peut crever à chaque seconde, tu comprends ça ?
- Mais enfin, tout de même, sans aucune émotion…
- J’aurais dû pleurer, peut-être ? Bien sûr que j’ai des émotions, bien sûr que je m’en veux à chaque fois qu’un homme tombe au bout de ma lame, mais tu crois vraiment que j’ai le choix ? Je t’ai sauvé, nobliau, et entre ça et le tuer, je n’ai pas hésité longtemps. Moi, chaque matin, je me demande si je vais manger aujourd’hui ! Chaque soir, je m’endors sans savoir si je vais me réveiller un jour ! Alors les états d’âme, ça va bien un moment, mais tu verras, ça passe vite ! Dans la fange, Chem, tu es dans le parterre, avec les pauvres, les voleurs, les paysans. Le parterre ! Oublie la morale et la noblesse ! La seule chose qui marche, c’est la peur ! Et on s’en fout pas mal si quelqu’un y trouve à redire ! Dans la fange !
Elle avait hurlé. Charles-Emmanuel, pâle et décomposé, la fixait sans bouger, le visage défait. Elle se laissa retomber dans le lit.
- Le…le monde est-il si sombre ? bégaya-t-il.
- Bien plus que tu ne peux l’imaginer.
Elle pensait à sa mère. Le souvenir de son corps décharné passa dans ses prunelles, mais personne ne s’en rendit compte. Le jeune noble se leva.
- Je suis désolé, mademoiselle Ysombre. Je n’ai pas réfléchi et me suis montré ingrat et irrespectueux avec vous. Je vous prie de me pardonner.
Il s’agenouilla devant le lit. Gênée et très légèrement flattée, Ysombre détourna le regard et grommela :
- Cesse de me vouvoyer. C’est bon, mais il te fallait une bonne leçon pour comprendre au moins ça. Allez, file. Mais plus question de me livrer à la garde, hein ?
- Évidemment. Reposez-vous bien, nous partons demain. Et…
- Quoi ?
- Merci, Ysombre.
Statufiée, Ysombre le regarda disparaître sans un mot.
Merci ?
Elle posa les yeux au plafond. Merci ?
Le lendemain, elle quitta la chambre de bonne heure. Charles-Emmanuel lui jetait un regard lourd de sens, sans lui dire un mot. Elle ne releva pas. Pour elle, la discussion était close. Elle leva un port de tête altier pour lui signifier de ne pas s’enhardir davantage. Il obéit en ne décrochant pas un mot du trajet. D’ailleurs, il n’eut pas besoin. Le chemin était tourmenté et il avait besoin de toute sa concentration pour mener Charlemagne. Il leva les yeux au ciel avec inquiétude. D’énormes nuages gris et lourds gonflaient au-dessus de lui et le froid le fit frissonner pour la quinzième fois.
- Trouvons un abri, au moins ! Cette température est insupportable !
- Nan, faut qu’on avance. Il y a peut-être un village au bout de ce chemin.
- Mais la nuit va tomber !
- Justement ! Avec l’averse qui arrive, il est hors de question de dormir à la belle étoile. Alors pressons-nous !
Le noble se tut et pressa sa monture. Il y avait un indéniable bon sens dans ses paroles, mais Charles-Emmanuel d’Urfé n’était pas prêt à l’admettre. A ses yeux, la voleuse restait une voleuse, une hors-la-loi. Il commençait à sentir quelque chose, dans ses gestes et dans son regard, qui lui murmurait que Pas-de-lune méritait peut-être son respect, et qu’il y avait autre chose à voir en elle. Il n’eut pas beaucoup le temps d’approfondir, Charlemagne dérapa de deux mètres sur la boue du sentier en pente et il dut se rétablir de justesse. Ysombre lui jeta un regard.
- Fais gaffe, Chem ! J’ai dit presse-toi, mais pas au point de m’écraser.
- Chem… marmonna-t-il en levant les yeux au ciel.
- Oui, Chem. Va falloir t’y faire. Alors boucle-la et avance !
Elle recommençait à s’énerver. Il ne fallait pas escompter qu’elle se mette à la douceur… D’ailleurs pour le confirmer, elle marmonnait :
- Saleté de nobliau, va, toujours à discutailler…Marre…
Un homme jaillit du buisson devant elle et fit stopper Mystère. Elle sursauta et se maudit de ne pas l’avoir repéré avant.
- Qui es-tu ?
- Je m’appelle Ambroise, monseigneur.
Ysombre repoussa sa capuche, dévoilant son visage.
- Une femme ?! Désolé, mademoiselle, je n’avais pas vu… Et puis une femme qui voyage comme ça, chevauchant à la garçonne, on n’en voit pas tous les jours !
- Que voulez-vous, sinistre…
- Tais-toi, Chem !
La main d’Ysombre claqua comme un fouet pour le bâillonner. Il lui lança un regard furibond par-dessus les doigts, mais se tut. Elle le lâcha, ses yeux noirs braqués sur lui pour s’assurer qu’il se taise.
- Puis-je savoir pourquoi vous déboulez sur le chemin devant mon cheval ? J’ai failli vous écraser !
- Je fuyais, dame. Vous garderez le secret, n’est-ce pas ?
- Quel secret ?
Avant qu'il ne prononce un mot, un groupe de soldats apparut à l'extrémité du chemin. Les quatre soudards armés se figèrent un instant en apercevant les nouveaux venus.
- Cachez-moi, lâcha Ambroise dans un souffle terrifié.
Il essayait de se dissimuler derrière Mystère. Après leur seconde d'hésitation, les soldats se plantèrent devant les deux chevaux.
- Messieurs ? demanda Ysombre avec dégagement.
- Le gamin, là, on l'veut.
- Qu'est-ce qu'il a fait, le gamin ?
L'un d'eux renifla ; ils semblaient réfléchir.
- Nous a insultés.
Elle jeta un œil à Ambroise. Ce n’était qu’un adolescent maigrelet, avec des cheveux crasseux sous un bonnet jauni et des yeux d’un bleu vif dans une figure terreuse.
- Allez crever. Ce gamin est sous ma protection.
- C'est une raclure, la gonzesse ! Laisse les hommes régler leurs problèmes entre eux et t'en mêle pas, pigé ? On veut punir le gosse, tu nous le laisse.
- Vous n'avez rien de mieux à faire que de tabasser un gamin ? Quelle bande de mortecouilles vous êtes ! Y a pas de gibier mieux à votre mesure ?
Ils commencèrent à s'entre-regarder. Peut-être que la gonzesse méritait elle aussi une correction ? Le clin d’œil graveleux qu'il échangèrent les mirent d'accord et ils portèrent la main à leurs armes.
- T'es allée trop loin, pécore. T'as une dernière chance d'être gentille avec nous et on te laisse partir, toi et ton pote.
- Ysombre...
C'était Chem, le visage blanc.
- Laissons-le à ces hommes et partons...
- T'es pas dingue, non ? Tu sais qu'il va en crever, ce gosse ?
Il haussa les épaules.
- Mais, Ysombre, nous parlons de votre vie ! Notre mission est essentielle, nous n'avons pas de temps à perdre avec du bas peuple !
Il réalisa ensuite ce qu'il venait de dire. L'obscur infini des prunelles de Pas-de-lune le poignardait. Elle le quitta des yeux et se tourna vers Ambroise.
- On file, lui glissa-t-elle.
Elle saisit sa main avec toute sa force. Le souleva pour le poser sur la croupe de Mystère. Un coup de talon vigoureux lui fit prendre le galop. Le cheval noir prit une direction hasardeuse à travers bois. Elle avait tordu son bras dans le mouvement et se baissa pour échapper aux griffes aiguës des branches, mais elle s'assura seulement qu'Ambroise ne tombait pas. Elle entendit Charles-Emmanuel hurler :
- Par là-bas ! Rattrapez-là, c'est une voleuse !
Une lame supplémentaire se forgea dans son esprit à son intention et sa mâchoire se durcit instantanément. Elle fit pivoter Mystère presque sur place et fonça dans une autre direction. Les vociférations derrière eux se perdirent dans les bois. Elle reprit alors, sans ralentir le galop du Prince de la Nuit, la direction du chemin.
Charles-Emmanuel était là, pied à terre, seul. Le souffle de la voleuse gonfla ses poumons. Elle lâcha Ambroise et sauta à terre pour fondre sur le noble, son poignard pointé sur sa poitrine. Elle se retint au tout dernier moment de transpercer sa cage thoracique. Elle le plaqua contre un arbre ; ses prunelles pulsaient une rage incendiaire.
- Je… Tu devrais mourir là, nobliau. Tu nous as laissés crever, Ambroise et moi ! Tu n’as pas bougé un petit doigt pour me secourir ! Tu m'as vendue, même ! Tu mériterais que je te surine là et que je laisse pourrir ton corps. Tu as quelque chose à dire ?
Le noble n’osait même pas déglutir. La pointe d’acier lui chatouillait le thorax. Il voyait les muscles de Pas-de-lune saillir sous le tissu. Il sentait le léger tremblement de sa main. Elle se retenait de toutes ses forces.
- Pour… pourquoi vous ne me tuez pas ?
Elle passa la langue sur ses lèvres.
- J’ai encore besoin de toi. C’est Renart qui te sauve la vie, clair ? Tu vas avoir une sacrée dette envers lui. Et n’ouvre plus la bouche jusqu’à nouvel ordre, ou je craque. Pigé ?
N’osant pas rompre le silence, il se contenta de hocher la tête avec lenteur. Pas-de-lune respira profondément, ferma les yeux et se força à éloigner l’arme. Elle rengaina et plongea ses yeux d’ébène dans les prunelles noisette d’Urfé. Elle intensifia leur flamboyance jusqu’à ce que Charles-Emmanuel baisse les yeux. Satisfaite, elle se retourna vers Ambroise. Elle l’aida à se relever.
- Merci m'dame ! Vous m’avez sauvé la vie !
- J’ai aussi sauvé la mienne.
- J'voulais pas... Mais filez maintenant, les hommes de la garde passent souvent par ici.
- D’accord, t’en fais pas pour nous. File, toi aussi, rentre chez toi.
Il hocha la tête avec un sourire et détala. Elle remonta en selle et calma Mystère en flattant son encolure et en lui murmurant à l’oreille. Il finit par accepter de repartir. Urfé gardait un regard méfiant sur elle, mais aussi curieux. Quel ami avait bien pu trouver grâce à ses yeux ? Quelle terreur cachait-elle dans ces yeux noirs ardents ? D’où lui venait cette violence irrépressible ? Qui était-elle ?
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