26. In the rain
L’averse éclata au-dessus d’eux une heure plus tard. Une pluie battante et coupante transperça Charlie jusqu’aux os. Pas-de-lune se blottissait dans sa lourde cape ; elle était bien heureuse de l’avoir. L’eau ne parvenait pas à infiltrer l’épaisse étoffe chaude. Les gouttes striaient la robe noire de Mystère qui s’en allait la tête basse. Charlemagne le précédait, un peu plus énergique mais trempé aussi. Chacun de ses pas lançait des gouttelettes autour de lui. L’ombre recouvrait la forêt comme un chapeau, parfois transpercé par un bref éclair. Au bout de dix minutes de ce régime, Ysombre dirigea son Prince de la Nuit sous l’abri des frondaisons.
- Inutile de continuer, on n’y voit plus à trois pas. Attendons que ça se calme, ça ne devrait pas durer très longtemps.
Charles-Emmanuel lui jeta un regard venimeux, mais respecta l’ultimatum de la voleuse. Il se laissa tomber à terre dans un bruit humide et s’assit au sol, le dos contre un tronc, sous leur dérisoire abri. Pas-de-lune resta debout. Elle observait le ciel à travers les branches, une main posée sur le garrot du Roi des Ombres. Charles-Emmanuel la regarda un moment, puis s‘endormit. Il fut réveillé par une secousse sèche à l’épaule, peu de temps après.
- Debout nobliau, il ne pleut plus.
Le noble se sentait frigorifié. Ses mains tremblaient et ses dents claquaient. Le moindre de ses vêtements regorgeait d’eau. Il était pitoyable. Pas-de-lune lui jeta un regard aigu, sans merci, assorti d’un sourire satisfait et triomphant. Encore un affront qu’il dut subir sans rien dire. Même sans parler, elle l’insultait. Un exploit.
- On va passer la nuit ici, je crois. J’allume un feu.
Il n’eut pas le temps ni le courage d’essayer de la retenir. Elle se glissa entre les arbres comme une couleuvre. Il pesta, seul, contre un malheureux rocher.
- Par les sourcils de sainte Véronique ! Cette ribaude ne perd rien pour attendre !
Puis il se rappela la leçon d’existence qu’elle lui avait donnée, au hameau, alors qu’elle se remettait de blessures subies pour le sauver. A ce moment-là, il l’avait comprise et s’en était voulu de lui avoir parlé si rudement. Peut-être avait-elle raison. Il se prit la tête dans les mains. Une telle confusion régnait en lui… Elle se battait pour survivre, et il se sentait bien forcé de l’admirer pour cela. Elle lui avait sauvé la vie en combattant les bandits, en tranchant la gorge du chef. Mais lui, au premier danger, l’avait abandonné et il le savait. Il méritait cette colère, mais ne parvenait pas à faire tomber ses convictions si vite. C’était du petit peuple, négligeable, insignifiante, pire encore, une criminelle ! Elle se devait de donner sa vie pour un noble comme lui, sans rien attendre ! Il se trouvait déjà bien bon de ne pas l’envoyer au gibet. Il n’avait pas à la secourir. Il se répétait cela sans y croire. Il avait plus d’estime pour la voleuse que son éducation ne le lui permettait. Tout ce qu’il considérait comme acquis et même évident s’effritait.
- Alors, tu prends racine ? Attrape mon sac.
Elle marchait si silencieusement qu’il sursauta en entendant sa voix. Pas-de-lune portait un plein fagot de bois miraculeusement sec. Comment avait-elle trouvé du bois sec après un déluge pareil ? Il se tourna vers Mystère et arracha de la selle le sac à bandoulière d’Ysombre pour en tirer sa pierre à feu. Elle la lui prit des mains et s’agenouilla pour poser ses branchages par terre. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois, mais enfin une flamme claire s’éleva, suivie par d’autres toutes aussi chaudes et joyeuses. Elle laissa enfin un sourire réchauffer ses traits durs et retourna vers Mystère chercher de quoi manger un morceau. Charles-Emmanuel, lui, s’accroupit devant le feu et tendit ses mains presque à se brûler. La délicieuse chaleur dora ses paumes engourdies. Il frissonnait et s’approcha encore, dans l’espoir de ranimer un peu le reste de son corps trempé et frigorifié. Soudain, il sentit une lourde cape, chaude et sèche, lui tomber sur les épaules. La surprise fut telle qu’il laissa échapper un mot :
- Merci.
Il n’obtint pas de réponse. Pas-de-lune ne lui jeta pas un regard, elle contourna simplement le feu et s’assit en face de lui. Il observait ses traits et ne remarqua pas tout de suite qu’elle posait près du foyer un morceau de viande séchée, un hareng salé et une miche de pain. Le noble se sentit saliver.
- Vous êtes vraiment prévoyante, Ysombre !
- J’ai appris à ne pas me laisser prendre au dépourvu. J’ai appris à survivre…
- Mais c’est une véritable obsession ! Vous ne parlez que de cela !
- Parce que ma vie n’est faite que de cela, Charlie. Tu…
Infime hésitation.
- Non, rien.
- Je rêve ou vous venez de renoncer à me donner une leçon ?
- Tu ne rêves pas. Et arrête de me vouvoyer. Je suis fatiguée et je commence à comprendre que ton monde n’est pas le mien. Inutile de t’en parler, après cela, on ne se reverra plus, alors je te laisse dans ton rêve doré. Tiens.
Elle lui tendait une tranche de viande sur un morceau de pain. Il soupira et l’attrapa avant de mordre dedans à belles dents. Elle dégaina son poignard et découpa en deux le hareng fumé selon une ligne verticale. Urfé terminait son maigre repas mais n’avait pas cessé de la regarder.
Elle l’intriguait tellement. Ysombre semblait si étrangère, si lointaine, à mille lieues de lui. Il n’arrivait pas à savoir s’il était heureux ou déçu qu’elle renonce à lui décrire sa vision du monde. Il y a encore deux jours, il n’aurait pas hésité un seul instant. Maintenant, la curiosité l’emportait. Elle parlait et agissait d’une façon à la fois incompréhensible et cohérente, se sortait de toutes les situations en bafouant toutes les lois qui lui paraissaient élémentaires. Tout ce qu’il voyait d’étonnant et de révoltant, elle le voyait comme évident. Rien ne la surprenait. Elle semblait prête à tout en permanence, dure comme le roc et tellement capable. Pour la première fois, il se sentait impuissant devant elle. Il n’avait aucun pouvoir, ou plutôt elle ne lui en reconnaissait aucun malgré son ascendance noble. Il venait de trouver ce qu’elle avait de si différent : elle ne cherchait sa valeur que dans ses actes, non dans son titre, et ne la trouvait pas. Elle seule, de toutes les personnes qu’il avait rencontrées dans sa vie, le considérait comme ce qu’il était réellement… Un incapable et un lâche. Remonter dans son estime s’annonçait rude.
Il se secoua en l’entendant :
- Hé, Charlie, ça va ?
Pour la première fois, il lui répondit par un véritable sourire, chaleureux, enjoué et sincère.
- Oui, Ysombre, tout va bien. Croyez-moi.
- Hum… Tu veux du poisson ?
Il hocha la tête et saisit la moitié de hareng. Ysombre avait avalé la sienne. Elle dévorait à une vitesse hallucinante. Incroyable qu’elle reste d’une maigreur osseuse de chauve-souris. Il mordit la chair salée. Pas-de-lune se leva et rangea sa pierre à feu et le reste de pain dans le sac resté attaché à la selle de Mystère. Charles-Emmanuel enleva la cape de ses épaules en retenant un frisson.
- Tenez. Vous en avez autant besoin que moi et… je ne la mérite pas.
Elle le regarda.
- Peut-être, nobliau, mais je n’ai pas envie de t’entendre tousser tout le long du voyage, alors remets cette fichue cape et monte !
Elle ne voulait plus revoir de maladie avant l’année suivante au moins. L’agonie de Géraud la hantait. Elle fit de son mieux pour masquer la réminiscence qui déformait ses traits.
Il observait le ciel. Elle l'imita et constata que, les nuages s'écartant, le soleil était moins bas qu'elle ne l'avait cru. Ils avaient peut-être le temps de trouver un logement décent.
- Tu sais où on peut dormir cette nuit, Charlie ?
- Je pense que si on atteint la Rochefoucauld, Charles de Gonzague acceptera de nous héberger.
- Et comment tu lui expliqueras ma présence ?
- Heu…
- Toujours prévoir ses mensonges !
- Il faut vous vêtir en… heu, en demoiselle, sauf votre respect, Ysombre. Sinon ça ne fonctionnera jamais.
Elle leva les yeux au ciel.
- Oh non.
- Eh bien, je crois que si. Vous voulez de l’aide ?
Le regard noir de Pas-de-lune le réduisit instantanément au silence. Elle soupira et talonna Mystère pour dépasser le noble d’un ou deux pas.
- Je ne veux plus voir ton visage à moins d’y être obligée.
Il percevait l’humour, cette fois. Ou peut-être se trompait-il ?
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