34. Mieux vaut tard que jamais
Urfé fit entrer la voleuse dans l’hôtel, enveloppée dans sa cape. La nuit tombait, on ne la verrait pas. Il la fit entrer et asseoir dans une chambre qui sentait le luxe et le goût. Elle se laissa tomber sur un fauteuil d’étamine, ses longs cheveux châtains se développant autour d’elle. La cape s’ouvrit et le noble constata son état de maigreur. Ses paupières papillotaient ; elle semblait prête à s’évanouir.
- Ysombre ! Ne partez pas encore !
- Non, non…
Elle se prit le front dans les mains. Charles-Emmanuel fouillait dans un coffre à vêtements ouvragé. Il revint, les mains pleines de rouleaux de bandages neufs et de charpie achetés à quelque médecin de rue. Ysombre défit ses pansements usés en grimaçant de douleur. Le noble renifla devant l’état déplorable de l’entaille.
- Mon Dieu !
Il sortit de la chambre en courant ; Pas-de-lune leva un bras pour le rappeler, mais ses muscles la trahirent et elle laissa retomber sa main sur l’accoudoir. Elle luttait pour garder les yeux ouverts. Le simple trajet à pied de sa cellule à l'Hôtellerie de France l’avait épuisée. Au bout d’un temps qui lui parut interminable, Urfé revint avec une bassine d’eau fumante qu’il posa à ses pieds et une saucisse chaude dans de la brioche.
- Tenez, mangez un peu.
Elle se jeta sur l’en-cas avec une voracité presque effrayante. En quelques secondes tout fut terminé. Elle lava à l’eau chaude sa plaie, retenant d’extrême justesse des cris de douleur qui eussent alertés les chambrées voisines. Une fois l’entaille profonde convenablement nettoyée, elle banda bien serré, mais elle savait que cela ne suffirait pas à endiguer l’infection. Heureusement, la gangrène n’avait pas encore pris possession de son bras. Enfin un coup de chance. Charles-Emmanuel la débarrassa de sa cape pleine de vermine, puis recula, un peu gêné. Pas-de-lune le regarda sans comprendre.
- Vous devez vous changer, mademoiselle Ysombre… Vous ne pouvez pas rester dans cette tenue. Je… j’ai essayé de vous trouver des vêtements, mais…
Elle dodelina de la tête.
- Donne.
Il lui tendit une chemise blanche, un gilet d’homme bleu sans manches, de longues cuissardes en cuir et des chausses. Elle les attrapa avec un geste de lassitude.
- Tu n’as pas de sous-vêtements pour moi ?
Le jeune noble eut un regard affolé qui la fit sourire.
- Heu… c’est-à-dire que je… hum…
- Te fatigue pas, j’ai compris. Passe-moi au moins des grègues, veux-tu.
Il obéit, un peu confus, et déploya devant elle un paravent. Elle faillit réclamer son aide, juste pour le plaisir de le gêner encore plus, mais sa fierté la retint. Elle se dévêtit avec des gestes parcimonieux ; l’épuisement la hantait. Une fois habillée de neuf, elle savoura une seconde le confort de l’étoffe riche, et soudain, sans prévenir, ses forces la lâchèrent. Elle s’écroula sur le sol, le vertige dans les yeux.
- Char… Charlie…
- Ysombre !
Il poussa le paravent et la trouva à terre.
- Seigneur !
Il la souleva sans trop d’efforts ; son séjour en prison l’avait considérablement amaigrie. Il déposa la voleuse dans l’une des deux alcôves de la chambre.
- Dormez, Ysombre. Tout ira mieux demain.
Elle ne répondit pas ; elle dormait déjà.
Ysombre se réveilla dans ses draps de soie, sous une courtepointe de feutre brodée, et derrière des rideaux galonnés d’or. Aussi elle se crut dans un rêve, jusqu’à ce qu’une violente douleur lui transperce l’avant-bras lorsqu’elle tenta de se dresser dessus. Elle poussa un léger gémissement et sortit le bras de sous la courtepointe pour l’examiner. Le pansement frais avait amélioré la situation, mais l’infection restait brûlante. Elle la sentait dévorer son muscle comme un parasite. Sa tête également bourdonnait douloureusement.
- Aïe, soupira-t-elle en portant l’autre main à ses tempes.
Elle jeta un œil autour d’elle et se souvint. Charlie l’avait sortie de prison. Elle se trouvait donc à l'hostellerie de France. Elle se figea pour écouter. Des pas dans le couloir, des bruits de la ville par la croisée, sa propre respiration. C’était tout. Ysombre se concentra pour essayer d’entendre le souffle de Charles-Emmanuel, probablement dans l’alcôve voisine, mais en vain. Connaissant la finesse de son oreille, elle en déduisit qu’il n’était pas dans la chambre. Elle repoussa le rideau d’une main.
- Charlie ?
Personne. Elle laissa retomber sa main et, par l’ouverture du rideau, laissa son regard errer sur le désordre de la chambre en réfléchissant. Les deux voyageurs ne pouvaient pas rester ici, il serait impossible de cacher une voleuse en fuite, blessée de surcroît, dans une hôtellerie courue réservée à la noblesse… Il leur fallait une cachette, où elle puisse se retaper avant l’offensive. En y pensant, elle chercha du regard son poignard parmi ses vêtements égarés. Et puis la vérité la frappa en pleine face. Elle cria ; la porte s’ouvrit.
- Ysombre !
- Charlie ! Où étais-tu ?
Il courut vers le lit et tira d’un coup le rideau.
- Je suis allé vous chercher un déjeuner, vous avez besoin de vous reconstituer.
Il lui tendit une poire bien mûre et quelques sablés. Elle ouvrit des yeux gourmands et engloutit le tout. Sa faim ne s’était pas éteinte.
- Par l’ongle de saint François, qu’est-ce qui vous est arrivé ? J’ai entendu crier, vous allez bien ?
- Tutoie-moi, nom de Dieu ! Je viens de me souvenir que les gardes m’ont pris mon poignard, mes bolas et même mon crochet ! Il faut que je les retrouve.
Charles-Emmanuel sourit et se leva pour aller fouiller dans le casier sous l’abattant de l’écritoire. Il exhiba le matériel de Pas-de-lune, complet et en parfait état.
- J’ai convaincu les gardes de me les confier.
Ysombre n’en croyait pas ses yeux. Il rangea les bolas et le roi David dans sa sacoche, mais il s’approcha d’elle et lui tendit son cher poignard. Elle braqua sur lui le feu de ses prunelles noires, et referma ses doigts sur le manche dont elle reconnut instantanément le contact. Un soupir de bien-être lui échappa. Armée, enfin.
- Merci, nobliau. Je n’avais pas de quoi en racheter d’autres, et le forgeron d’ici n’est pas digne de confiance, on le sait maintenant.
- Vous croyez que c’est lui qui…
- Si ce n’est pas lui, c’est Crève-cœur. Ne crois surtout pas que ma méfiance à ton égard est un cas isolé… Chez les monte-en-l’air, on ne croit que ceux qu’on connaît. On ne confie pas sa vie à n’importe qui.
- Je peux comprendre.
- Je t’ai eu plusieurs fois au bout de ma lame, nobliau. Il m’aurait suffi d’une petite impulsion pour t’ôter la vie. Je ne l’ai pas fait. Tu crois toujours que je ne suis pas digne de ta confiance ?
Il détourna le regard. Son éducation, tous ses préjugés lui interdisaient de dire la vérité. Il sentit la sincérité de Pas-de-lune, mais il l’avait vue tuer. Il hésitait. Elle était aussi fiable qu’une épée, mais aussi froide et inflexible.
- Autant que vous me croyez digne de la vôtre.
Elle eut une imperceptible contraction des traits du visage ; sourire ou moue déçue ? Impossible de le savoir. Elle s’empressa de changer de sujet.
- Quand repartons-nous ?
- Vous êtes en état de chevaucher ?
- Je crois. Et puis cela fait trop longtemps que je n’ai pas vu mon Roi des Ombres…
Sa voix s’imprégnait de tendresse. Mystère lui manquait. Soudain une idée lui vint.
- Combien de temps suis-je restée emprisonnée ?
- Huit jours.
- Donc le calice est là-bas depuis huit jours ? N’est-il pas trop tard ?
- Mieux vaut tard que jamais.
Elle haussa les sourcils.
- Gagné, Charlie.
Il aurait du bon sens, le nobliau ? Elle le considéra d’un œil curieux pendant qu’il se levait pour chercher le matériel de médecine qui avait déjà prouvé son utilité la veille. Elle songea une seconde à frère Côme, le fantastique chirurgien du prieuré de Montverdun, et à son ami Mathis, pendant qu’elle bandait sa plaie. Les bords en étaient infectés, mais au moins la gangrène ne s’installait pas. Elle relâcha ses épaules, immensément rassurée. La fièvre viendrait peut-être, mais au moins son bras ne serait pas bouffé par cette hideuse maladie. Distraite, elle posa la main pile sur son entaille sans faire attention et sursauta avec un léger cri. Charles-Emmanuel eut un sourire moqueur qu’il dissimula derrière sa main. Le regard venimeux de la voleuse ne suffit pas à l’effacer complètement.
Il fallait partir. D’ailleurs? il n’était pas dit que quelques clients nobles de l’hostellerie de France n’aient pas vu rentrer Ysombre. L’essentiel était de disparaître avant qu’ils ne commencent à se poser des questions. Urfé s’occupa de seller et brider les chevaux, Ysombre se leva et se vêtit sans prendre garde à la douleur. Seulement ses dents se serrèrent de temps à autres. Elle s’enveloppa dans sa cape pour masquer son accoutrement approximatif, rassembla le reste de son matériel appauvri, ce qui lui arracha un soupir, et sortit. Elle croisa moins de monde qu’elle ne l’avait craint. Sa cape volait dans ses pas rapides et saccadés. Elle ne regardait pas autour d’elle. Elle ne releva la tête et repoussa sa capuche qu’en entrant dans l’écurie. Elle poussa un cri de joie et bondit vers son Prince de la Nuit.
- Mystère ! Mon beau, mon prince ! Comment vas-tu ? Je t’ai manqué, hein ? Oui, calme-toi, je comprends. Tu pourras te dégourdir les jambes, mais on n’ira pas loin. Je suis blessé, mon Ange de la Nuit, il va falloir être patient. Tu n’as rien, toi, au moins ?
- Il est en excellente santé, ne vous en faites pas. Je m’en suis assuré.
Elle jeta un court regard joyeux et reconnaissant au jeune noble. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, mais c’était suffisamment rare pour qu’il l’apprécie. Il se tourna vers Charlemagne et le sortit de sa stalle. Pas-de-lune continuait à caresser Mystère et à lui murmurer des choses en tenant son nez velouté entre ses mains. L’encolure noire frémissait au rythme de la respiration de l’étalon. Il posa sa tête sur l’épaule de la voleuse, mais elle recula en riant.
- Oh, doucement mon grand ! Mon bras n’est pas remis encore, je ne peux pas porter ta grosse tête !
Il renâcla doucement en reculant un peu.
- Oh, ça va ! Ne t’énerve pas, mon Roi des Ombres, je plaisante. Allez, on y va, tu dois avoir des fourmis dans les jambes.
Elle ouvrit la porte et le guida dans la cour. Des nuages gris recouvraient le ciel et s’entremêlaient comme des reptiles menaçants. La lumière grise qui tombait sur eux n’entachait pas la bonne humeur de Pas-de-lune. Même avec son bras presque immobilisé, elle était heureuse de reprendre en main son voyage et son cheval chéri. Le noble, déjà juché sur son palefroi, se retourna vers elle légèrement inquiet. Mais elle se mit en selle seule. Il poussa Charlemagne vers l’avant, et ils quittèrent la cour.
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