47. Votre jeu
Pas-de-lune posa une main sur l'épaule de Marie qui jouait toujours. Elle sursauta violemment et laissa échapper un cri, sa main plaqua un accord dissonant.
- Je... je ne vous ai pas... vous auriez pu prévenir !
- C'est beaucoup plus amusant ainsi.
Ysombre savait qu'elle aurait dû s'excuser, histoire de ne pas envenimer les choses, et que ça ne plairait pas à Charlie qu'elle parle ainsi à sa mijaurée, mais elle ne pouvait s'en empêcher. C'était si drôle de la voir se renfrogner et lever un menton arrogant sans pouvoir masquer sa peur.
- Que me voulez-vous ? Vous allez m'assassiner, sans doute ?
- T'assassiner ?! Si j'avais voulu, tu serais morte sans m'avoir vue venir. Non, Charlie me l'a interdit.
- Vous l'écoutez ?
- Pas de gaieté de cœur, crois-moi. Mais j'ai encore besoin de lui, et il m'a sauvée plus d'une fois. J'ai des choses à mettre au point avec toi.
Marie se crispa.
- Je ne goûte guère ce tutoiement...
- Tant pis pour toi.
Ysombre s'adossa au clavecin.
- Hé ! Éloignez-vous de cet instrument, il m'est précieux et fragile !
La dame se mordit aussitôt la lèvre. Parler ainsi allait irriter la voleuse ; qu'allait encore inventer ce rebut de l'humanité pour lui causer du tort ?
A sa grande surprise, Pas-de-lune se redressa avec empressement, sans un mot. Elle admira cette fougue que la demoiselle montrait enfin. Par ailleurs, cette réaction lui rappela Éliane et sa vielle.
- Désolée. En fait, je voudrais mettre les choses au point. Ton père a insisté pour que tu participes à l'opération. J'étais contre, et je le suis toujours, mais puisque j'ai pas le choix, il va falloir que je t'explique.
Marie resta légèrement stupéfaite de la docilité soudaine de cette fille et répondit machinalement.
- Je vous écoute.
- Parfait. Déjà, Charlie va entrer avec vous, dans le carrosse, puis dans la réception. Jouez le jeu jusqu'au bout. Si qui que ce soit devine que vous avez un rapport avec moi – je serai déguisée en valet – nous sommes morts tous les deux. C'est clair ?
- Je... je crois.
Marie n'avait jamais entendu parler de mort d'une façon si désinvolte ; elle en resta secouée. Alors c'était réellement si dangereux ? Cet aimable comte d'Urfé, ce gentilhomme qui la regardait si respectueusement, et en même temps, avec un émoi qui la troublait...
- Bien. Ensuite, tu restes avec lui. On a convenu quelques signes, tu ne t'étonnes de rien. Si tu repères Sardiny dans la salle, préviens-le si possible, mais ne risque pas de te faire repérer pour autant. Il ne faut surtout pas qu'il me voie. Clair ?
- Clair.
Elle se rassérénait visiblement. Ysombre s'en satisfit en son for intérieur. La sucrée prenait des tripes.
- Vous allez vous rendre avec Charlie dans la salle de bal. Il doit y rassembler tout le monde pour faire une diversion. S'il vous explique, aidez-le au mieux. Nul ne doit rester dans le salon de réception. Une fois que j'aurai forcé la serrure, il devra ressortir et me rejoindre en toute discrétion. Ne faites semblant de rien, et si jamais quelqu'un, en particulier un garde, remarque qu'il sort, allez le distraire.
- Le distraire ?
- Lui parler, vous plaindre, prétendre que vous vous inquiétez, minauder... Peu m'importe. Ce qui compte, c'est votre jeu de comédienne. Vous avez nos vies entre les mains. Compris ? Ensuite, si vous voyez Urfé revenir au bout de vingt minutes ou moins, c'est que tout s'est bien passé. Continuez à jouer le jeu jusqu'au bout, et repartez avec lui sans vous inquiéter de moi. Rentrez ici. Je me chargerai du calice. S'il ne revient pas vingt minutes plus tard, il y a eu un problème. Dans ce cas, ne l'attendez pas, rentrez chez vous.
- Où irez-vous ?
- Je ne peux pas vous le dire, au cas où on vous interroge. Nous avons un point de rendez-vous. Nous vous rejoindrons dès que possible. Attendez-nous et n'alertez personne. Compris ?
- J'ai bien compris. Je ferai mon possible pour ne pas vous porter préjudice. Mais je préfère être honnête, j'obéis parce que je crains pour la vie du seigneur d'Urfé, et par dévotion pour mon roi. Si cela ne dépendait que de moi, je vous enverrai avec joie au fond d'un cachot.
- Je comprends. Je te rassure, je n'ai aucune sympathie pour toi non plus. J'ai mon intérêt là-dedans. Chacune pour sa peau, marché conclu ?
Marie de Béthune se composa un air froid et compassé, qui ne parvenait pas à diminuer sa beauté sculpturale.
- Marché conclu.
Satisfaite finalement par cette entrevue, Ysombre s'éloigna. La faim grondait, elle se dirigea droit vers les cuisines, espérant y trouver une cuisinière secourable. Le sourire lui revint en passant la tête par la poterne. Elle adorait les cuisines des grandes demeures, avec les cheminées où rôtissaient la viande, les odeurs délicieuses, la cohésion entre cuisiniers, l'animation, les trappes menant aux caves, les chaînes et les marmites, tous les accessoires rutilants.
Cette cuisine-là, à cette heure-ci, n'abritait qu'un marmiton efflanqué de quelques années plus vieux qu'elle, qui cisaillait des herbes pour une terrine. Il leva les yeux en la voyant entrer.
- Tiens, z'êtes qui ? Une nouvelle ?
Pas-de-lune réagit instinctivement ; il pouvait vendre l'information à d'autres serviteurs.
- Isabelle. Enchantée. Et vous ?
- Bah, tutoie-moi du coup. Je m'appelle Jean-Étienne. Ravi de te rencontrer...
Il la fixa d'une façon étrange pendant qu'elle s'asseyait. Il ne semblait pas questionner les raisons de sa présence ni douter de son histoire, mais autre chose la mettait mal à l'aise.
- Qu'est-ce qu'il y a ? lâcha-t-elle avec agressivité.
- Hé, ho, du calme ! J'te regarde si j'veux.
Ysombre pianota sur le manche de son poignard.
- Je peux manger quelque chose ?
- Ça dépend. Qu'est-ce que tu me donne en échange ?
Il louchait sur elle d'une façon qui ne lui plaisait pas du tout. Comme elle regrettait que l'infiltration lui interdise de le poignarder ! Elle resserra sa main sur la lame de son pendentif.
- Pas n'importe quoi.
Il parut déçu de sa fermeté, mais son expression ne perdit pas cette avidité malsaine qui hérissait le dos de la voleuse. Il lâcha ce qu'il faisait et contourna la table pour s'approcher d'elle. Elle se força à ne pas l'attaquer. Il avait une posture particulièrement vulnérable.
- Écoute, la nouvelle, si tu commences à jouer les fines bouches, on ne s'entendra pas ici.
- Si tu joues les petits chefs à mes dépens, tu vas le regretter. N'approche pas plus.
- Tu ne vas pas me repousser si vite ? Ce serait une très mauvaise arrivée ici pour toi...
Il se penchait sur elle. Elle se leva, quitte à le heurter au passage.
- Ne t'en va pas ! Isabelle... J'exagère... Reviens, dis ! Je voulais juste causer, quoi...
Elle avait avancé vers la cheminée de quelques pas, toujours sur ses gardes. Il s'approcha à nouveau, mais resta à distance correcte.
- C'était pas la peine de prendre la mouche pour si peu, hein... Je suis pas pire qu'un autre, tu sais.
- Pourquoi moi ?
Il la regarda à nouveau, toujours sans gêne et avec insistance, et admit :
- T'es pas une gravure, ça c'est sûr, mais enfin, t'es là. T'es sans doute la plus jeune de la cuisine, tu pourrais avoir un peu de générosité, quoi... Pourquoi t'es aussi revêche ?
Ysombre soupira. Ce vulgaire garçon de cuisine en mal de faveurs avait trouvé le mot juste : elle était « revêche ». Avec tout le monde. Et Renart ? Peut-être pourrait-elle cesser de l'être, lorsqu'il serait enfin là. Ce souvenir lui fournit une solution idéale.
- Je suis fiancée.
Jean-Étienne siffla.
- Hé ben, dame, il a du courage ! Mais pour un baiser et quelques caresses, il en saura rien, ton futur...
Il avançait déjà la main ; à nouveau elle retint la sienne qui faisait déjà le geste de dégainer. De l'autre elle écarta son bras, d'un mouvement dans lequel remontait son apprentissage autant que son instinct.
- Vingtdieu ! T'es une rapide !
- Arrête ça.
- Ça va, ça va, pimbêche...
Il haussa les épaules, vexé.
- Heureusement que toutes les cuisinières sont pas aussi acariâtres !
Soudain, Ysombre fut saisie d'un mouvement d'abandon contre lequel elle se raidit. Des phrases passaient dans son esprit. Après tout, pourquoi pas ? Elle aussi se sentait seule et manquait de douceur. Un pauvre cuisinier, d'accord, mais une voleuse valait-elle mieux ? Il paraissait si désespéré. Lui accorder un peu de tendresse n'engageait à rien. De toute façon, Pas-de-lune partirait quand elle voudrait. Elle secoua la tête.
Comment pouvait-elle se permettre de telles faiblesses ? Sa main se crispa sur le manche de son arme, jusqu'à ce que ses doigts craquent, et peu à peu ce contact familier lui rendit sa détermination, renforça son ardeur et ralluma sa résolution farouche. Pas question. Rester droite, sur ses gardes, avec des appuis fermes. Première leçon de la Cornemuse. Ne pas céder un pouce de terrain. Elle passa trois doigts sur le cuir tanné de son bras, pensivement, et au même moment son ventre grogna à nouveau.
- Allez, mange quelque chose.
Il lui paraissait finalement presque sympathique, le marmiton. Il avait recommencé à émietter des herbes, du thym, à l'odeur, et parfois lui jetait un coup d’œil furtif. Elle revint s'asseoir en face de lui.
- Merci, Jean-Étienne.
Il sourit en réponse à son prénom et poussa vers elle une coupelle remplie de reliefs de viande. Elle s'empara d'un morceau de pain et d'un couteau. Finalement, elle aussi le regardait parfois à la dérobée. Pas si laid, le marmiton. Maigrichon, brun, taches de rousseur éclaboussant les joues, longues mains osseuses, visage taillé à la serpe, sans grande distinction mais bien dessiné. Il ne lui plaisait pas vraiment, mais comme il disait, il serait malvenu de faire la fine bouche dans sa situation. Il ne méritait pas son mépris, pas plus qu'un autre. Elle mangea sans se presser, mais sans brider non plus sa voracité. Il lui fallait toutes ses forces. Jean-Étienne lui tendit un petit fromage sec, qu'elle prit avec reconnaissance. Malgré la sympathie qu'il commençait à lui inspirer, elle ne lui accorderait pas la moindre privauté. Cette résolution prise la détendit un peu et elle se mit à lui parler.
- Tu bosses ici depuis longtemps ?
Il parut surpris qu'elle lui adresse la parole aussi aimablement.
- Bientôt deux ans. Tu bossais où, toi, avant ?
Prise au dépourvu, elle haussa les épaules. Elle lança au hasard :
- Pas par ici. Montferrand.
- Pourquoi t'es venue, du coup ?
- Ma famille est morte, là-bas. Je voulais une ville plus grande.
Son histoire se rapprochait insensiblement de la vérité.
- Je suis désolé.
Enfin un peu de compassion, songea Ysombre. Ce garçon était moins vulgaire qu'il n'en avait l'air.
- Merci.
Elle termina son morceau de pain et tendit le bras pour prendre un morceau de brioche entamé.
- Vous êtes combien dans la cuisine ?
Elle peaufinait son rôle ; toute nouvelle venue demanderait cela.
- Oh, je ne sais pas, beaucoup. Mais la plupart sont plus vieux que nous.
Elle avala sa dernière bouchée.
- Et pourquoi on est seuls ?
- Les autres sont au marché. Je... je suis puni, en fait. J'ai volé des œufs et un lapereau la semaine dernière. Le maître a dit que je serai viré et livré aux gardes la prochaine fois.
Il était donc un voleur aussi, quelque part ! Il l'attendrissait à présent, lui aussi traqué par la garde pour avoir voulu subsister. Elle rencontra ses yeux. Calmes, sans éclat, presque résignés, d'un marron foncé sobre et profond.
- Je... j'ai aussi quitté Limoges parce que la garde me cherchait.
- Vrai ? Toi aussi ? T'as fait quoi ?
- Je préfère ne pas en parler.
- Je vois.
Il s'abîma dans ses pensées, et regarda le tas d'herbes qui lui restait. Ysombre se leva lentement.
- L'invité m'a demandé de revenir, signala-t-elle en remontant vers la porte. Je crois qu'il veut commander un truc.
Il la suivit jusqu'à la poterne.
- Tu reviendras ?
- Je ne sais pas. Le maître n'a pas encore dit s'il me gardait.
- Ah... Bonne chance alors, Isabelle.
- Bonne chance à toi, Jean-Étienne.
Elle entendit simplement la porte se fermer dans son dos.
En grimpant l'escalier à la recherche de Philippe de Béthune, elle tomba sur Charles-Emmanuel en grande tenue.
- Tout s'est bien passé, Ysombre ?
- Parfaitement. J'ai récupéré la livrée ; elle a besoin d'un lavage mais elle fera l'affaire. Et ta jolie sucrée a écouté mes recommandations, par je ne sais quel miracle. Elle est au clavecin. Où est Béthune ?
- Philippe ? Dans le bureau du fond.
Elle allait reprendre sa montée mais Urfé l'interrompit.
- Tu es sûre que ça va ?
- Oui, pourquoi ?
- Tu quittes Marie sans être enragée...
Elle rit.
- Va savoir, je t'ai peut-être écouté !
- Je n'y croyais pas.
- Elle m'agace, mais je n'ai aucun intérêt à perdre sa contribution. Allez, file avant que je ne râle vraiment.
Elle souriait en disant cela. Il salua en baissant son chapeau et descendit. Pas-de-lune monta les dernières marches ; le nobliau lui avait rendu le sourire.
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