51. En garde !

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 Son propre souffle lui déchirait la poitrine. Charles-Emmanuel s’efforça pourtant de ne pas perdre de terrain. Leurs poursuivants le lui feraient amèrement regretter. La silhouette aiguë de la voleuse filait devant lui. Elle les guidait. Il tenait la main de Marie de Béthune qui suivait difficilement, haletante, handicapée par l’épaisseur de ses robes et ses chaussures fines. Il vit soudain, stupéfait, Ysombre s’arrêter net dans le couloir et ouvrir une large fenêtre à carreaux cristallins pour s’y jeter.

  • Ysombre !

 Il accéléra autant que possible et se pencha au rebord. La voleuse les attendait, indemne, deux mètres plus bas, sur un toit voisin.

  • Saute ! On peut fuir par les toits ! Grouille !

 Il se tourna vers la dame qui l’accompagnait.

  • Vous d’abord. Sautez, elle vous aidera à vous rétablir.
  • Avez-vous perdu l’esprit ?
  • S’il vous plaît, faites-moi confiance. C’est la seule voie de fuite. Je sauterai après vous, mais votre sécurité m’importe plus que tout. Sautez !

 Marie grimpa sur l’appui et ferma les yeux. Un petit cri effrayé lui échappa au moment du saut. Pas-de-lune, en-dessous, la réceptionna du mieux qu’elle put pour lui éviter de se blesser.

  • Filez par là, maintenant, dit-elle en lui indiquant l’angle des toits qui surplombait une sorte de cabanon.

 Elle estimait que même la cruche en robe serait capable d’atteindre le sol par là sans se fouler la cheville. Marie acquiesça, les yeux écarquillés de terreur, et rassembla ses jupons pour s’élancer.

 Charlie atterrit alors près d’elle, dans une réception hésitante qui brisa une tuile.

  • Bien joué, Charlie, grogna Ysombre. On file maintenant.

 Un cri strident lui parvint de la direction de la fille Béthune. La voleuse s’accorda un instant pour lever les yeux au ciel.

Quel boulet.

  • Seigneur ! hurla Urfé.

 Marie de Béthune avait glissé et dévalé toute la pente du toit jusqu’à ce que sa robe épaisse lui sauve la vie en s’accrochant au rebord mal équarri d’une lucarne en chien-assis. Sa tête pendait presque au niveau de la gouttière surplombant la cour.

 Charles-Emmanuel bondit pour lui venir en aide, mais une poigne de fer le stoppa net dans son élan.

  • Reste ici, Charlie.
  • Tu ne…
  • TU RESTES ICI !

 Il crut un instant que la voleuse allait laisser mourir la jeune dame ici et son visage se décomposa.

  • J’y vais. Tu ne bouges pas. C’est clair ?!

 Le soulagement lui coupa la parole et il se contenta d’incliner la tête. Ysombre le lâcha et se glissa sur le faîte, aussi légère d’un rayon de lune.

 Pas-de-lune déplaçait ses mains et ses pieds avec précaution. Bien qu’elle ne porte pas les chaussures ni les jupons de Marie, les tuiles mouillées alliées à la pente restaient un danger considérable. Elle pliait les genoux pour répartir au mieux son poids. La jeune noble se débattait et un seul faux mouvement pouvait faire craquer l’étoffe qui la retenait.

  • Calme-toi ! souffla Pas-de-lune le plus fort possible. J’arrive. Arrête de bouger, tu vas te tuer toute seule.

 Marie obéit. La terreur prenait le pas sur son habituel mépris. La voleuse se rétablit en s’accrochant aux ornements métalliques du sommet de la lucarne en chien-assis.

  • Tends-moi le bras. Doucement.

 Même ainsi, elle ne pourrait pas l’attraper tout en restant agrippée à la lucarne. La voleuse laissa échapper un juron entre ses dents et s’efforça de ne pas penser au point auquel son opération avait viré au désastre. Pour l’instant, il fallait la tirer de là.

 Ysombre lâcha son bout de métal et s’appuya sur ses mains et ses pieds pour contourner Marie en étant plus stable. Elle s’allongea presque sur les tuiles à côté d’elle, prit appui avec ses pieds sur la gouttière et tira son torse vers le haut pour l’aider à reprendre pied. Charlie, intelligemment, se trouvait déjà au-dessus d’elles, sur le faîte du toit, prêt à saisir et aider Marie dès qu’elle passerait à sa portée.

 Ysombre sentait la fragile gouttière qui supportait son poids plier et se desceller à mesure qu’elle appliquait la poussée dessus.

Ça va craquer.

  • Dépêche, grinça-t-elle. Grimpe à la lucarne.

 Marie essaya de ramper jusqu’à refermer sa main fine sur l’appui de la fenêtre. Elle parvint à se rétablir sur ses pieds. Mais la voleuse sentit, sous les siens, les clous de la gouttière continuer à céder.

Trop tard.

 Donner une impulsion pour remonter sur les tuiles signerait à coup sûr la fin de son appui fragile. Elle n’aurait droit qu’à une seule chance. Elle poussa.

 Un long craquement retentit.

C’est vraiment une façon débile de mourir. Renart aurait honte.

 Elle leva les yeux pour croiser ceux de Charlie, là-haut.

Adieu, Charlie.

 Elle ferma les paupières.

Adieu, Renart.

 Une main saisit alors son bras. Elle agrippa par réflexe et rouvrit les yeux. Charles-Emmanuel d’Urfé la retenait, le visage crispé par l’effort, à la place même où elle se tenait quelques instants plus tôt. En un éclair, la voleuse retrouva l’esprit clair. Elle dégaina son poignard de sa main libre et le planta avec toute sa hargne entre deux lignes de tuiles, dans la charpente. Ahanant et se tortillant, avec l’aide de Charlie, elle parvint à reposer ses pieds sur les tuiles et s’y laissa aussitôt tomber à genoux.

  • Merci, Charlie.

 Le nobliau avait les larmes aux yeux.

  • Ysombre, bon sang. Tu m’as fait une peur bleue.

 Il ne disait pas qu’il était resté stupéfait que la voleuse risque sa si précieuse vie pour sauver celle qu’elle détestait. Était-ce seulement pour lui, pour qu’il tienne son marché, ou y avait-il un vrai cœur sous les lames et les prunelles infernales ? Voilà surtout ce qui l’émouvait dans le geste étonnement généreux de la voleuse.

  • C’était pas volontaire. Allez, on file.

 Ysombre jeta un œil craintif vers la fenêtre. Les gardes n’osaient pas sauter. Ils auraient crevé le toit, avec leur lourd équipement. Le marquis de Thémines, à soixante ans, n’avait pas la condition physique nécessaire pour les poursuivre. Cependant, tout danger n’était pas écarté.

 L’un des gardes épaula un tromblon et tira. Les deux jeunes gens se jetèrent derrière la lucarne, à l’abri, temporairement. Ysombre constata que Marie, avec bon sens, avait suivi ses ordres et descendait sur le toit du cabanon. De là, elle sauta au sol dans la rue. Une de sauvée.

 Un autre tir crépita près d’eux. Impossible de quitter leur planque sous cette menace.

  • Mortecouille, soupira Ysombre, qui laissait à peine les battements de son cœur ralentir. On fait quoi ?

 Un bruit d’explosion lui répondit.

  • C’est le problème des armes à feu, sourit son camarade. Pas fiables.

 Ysombre tapota sur son épaule pour le remercier et passa la tête pour voir ce que les gardes entreprenaient. Son sang gela dans ses veines pour la troisième fois en quelques minutes.

 Sardiny venait de sauter.

  • Cours, Charlie.

 Elle se releva et chercha ses bolas dans son dos. Pas là, évidemment. Là-bas, le noble dégainait une épée avec un sourire de mauvais augure.

  • Charlie, file !

 Mais Urfé ne bougeait pas.

  • Non, Ysombre. Pas cette fois.

 Il dégaina à son tour. Chuintement feutré d'acier espagnol, rapière fine et souple.

  • Je vais le retenir. Trouve une idée, vite.

 Il se faufila hors de leur cachette pour faire face au partisan de la reine. Paul de Sardiny leva haut son arme et frappa. Urfé, qui se tenait en garde, para le coup sans difficultés. Il commença aussitôt à riposter lui-même, en reculant peu à peu en équilibre précaire sur le faîte du toit.

 Ysombre se détourna du combat pour filer vers l’angle du toit, là où Marie avait sauté. Mais au lieu d’emprunter le même chemin, elle suivit le virage que dessinait le toit et disparut derrière, de l’autre côté. Il lui fallait une arme plus efficace qu'un poignard court. Dans la nuit, elle ne pouvait pas prendre le risque de le lancer ; les escrimeurs ferraillaient trop serrés.

Dépêche-toi, pria d’Urfé en son for intérieur. Je ne vais pas tenir longtemps.

 Ysombre ouvrit la baie vitrée d’un balcon, un étage en-dessous, et se laissa tomber à l’intérieur. Visiblement, elle venait d’arriver dans la chapelle du père Suffren, confesseur de la reine. Son regard se posa sur les encensoirs, suspendus au plafond par des chaînes. Ils feraient des remplaçants parfaits à ses bolas.

 La voleuse les décrocha de leur support et les fit tournoyer, pendant que dans le couloir, le fracas d’armes annonçait l’arrivée de ses ennemis. Elle n’avait pas l’intention de rester là.

 La voleuse courut vers la porte et quitta la chapelle à toute vitesse. Elle avait repéré une fenêtre, juste en-dessous de celle qui avait permis à elle et ses complices de fuir. Si elle y parvenait, elle pourrait prendre Sardiny à revers. Il suffisait de trouver un escalier. Dans sa course folle, elle surprit et effraya plusieurs convives, repoussa un garde d’un mouvement tournant de sa nouvelle arme improvisée. Pas-de-lune grimpa les escaliers et trouva du coin de l’œil sa fenêtre.

 Pour la première fois depuis le début de cette opération, son sourire joyeux et carnassier revint. Il était temps de faire une entrée fracassante.

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