52. La lune qui manquait
Urfé recula encore d’un pas. Son adversaire souriait, conscient que sa technique et son expérience l’avantageaient. Sa réputation de bretteur sans rival n’était pas volée. Ni l’un ni l’autre n’avait encore pris de coup sérieux, mais à la violence des fentes, Charlie savait que son ennemi se battait pour tuer. Il comptait bien laisser son corps sur ce toit. Et si Ysombre ne revenait pas vite, il y parviendrait sans nul doute. Les dents serrées, le noble forézien luttait pour parer encore et encore.
Elle allait revenir. Forcément. Ils ne s’abandonneraient plus, à présent. Ils formaient une équipe, non ?
La pointe de la rapière de Paul passa près de son oreille. Urfé cessa de penser au secours qui devait venir. Il ferait mieux de se concentrer sur sa survie actuelle. L’angoisse rampait le long de son dos.
La fenêtre en-dessous de celle par laquelle ils avaient sauté explosa soudain dans un vacarme cristallin et une gerbe d’éclats de verre pour laisser passer une voleuse en fureur, armée de chaînes tournoyantes, riant et dansant comme une déesse jeteuse de mort. L’instant de déconcentration de Sardiny profita à Urfé, qui donna un coup sévère tout proche de la main gantée de son adversaire, assez pour lui donner une vive douleur au poignet et le handicaper provisoirement. Il se retournait déjà vers lui, écumant de rage, quand l’un des lourds encensoirs de la jeune femme le frappa de plein fouet à l’arrière du crâne. Après un instant de stupeur, il s’effondra.
- On file, conclut Pas-de-lune en passant à la hauteur de Charles-Emmanuel.
Il sourit, rengaina sa rapière et la suivit. Marie avait disparu depuis longtemps, la cour fourmillait de gardes et d’invités armés. Il allait falloir emprunter un autre chemin. Le chemin des hors-la-loi.
Ysombre et Charlie avaient réussi à s’éloigner par les toits, assez pour que la police royale perde leur trace. Ils couraient à présent dans les ruelles désertes et obscures, sur le pavé luisant, le plus loin possible. La garde n’allait pas tarder à ratisser le coin. D’Urfé priait pour que Marie de Béthune ait pu s’en sortir. Pas-de-lune espéraient simplement qu’eux s’en sortent. Rien qu’à la pensée des geôles humides d’Angoulême, un frisson la parcourut et elle accéléra encore sa course. La voleuse ignorait même dans quelle direction ils se dirigeaient. Elle avait bien entendu abandonné les encensoirs dans sa fuite, ainsi que ses chaussures à boucle. Un croissant de lune fin éclairait seul leurs pas et les ombres massives, épaisses autour d’eux, paraissaient vouloir les avaler. Mais Pas-de-lune était l’amie des ombres.
Dans une allée bordée par des échafaudages, alors qu’ils ralentissaient, essoufflés, une voix les stoppa net.
- N’avancez plus. Mes hommes vous tiennent en joue.
Ce n’était pas la voix de Sardiny, ni du capitaine des gardes. Charlie s’immobilisa. Ysombre, elle, avança encore d’un pas avec son impertinence habituelle. Elle enrageait. L’endroit était idéal pour une embuscade. Elle aurait dû le repérer plus tôt.
- J’ai dit n’avancez plus ! reprit l’inconnu, plus sévèrement encore.
Ysombre ferma sa main sur son poignard fidèle. Elle savait qui se trouvait tapi là.
- Qui êtes-vous ? hurla d’Urfé.
Un rire grinçant à faire courir des frissons dans l’échine s’éleva.
- Vous avez sûrement entendu parler de moi. On m’appelle l’Oiseau de Nuit.
Soudain, Charlie vit la main de Pas-de-lune lâcher son arme. Silencieusement, calmement, elle leva la main pour détacher sa lame de lune de son cou et la lança en direction de la voix. Le petit croissant tournoya et disparut dans l’ombre.
Il n’y eut aucun bruit. Après quelques secondes oppressantes, la voix retentit, plus proche, moins ferme. Ébranlée.
- Je connais cette lame.
Le souffle d’Ysombre se modifia, se raccourcit. Elle parla, mais sa voix avait changé de tessiture. Urfé mit quelques secondes à comprendre que sa gorge était nouée par l’émotion.
- Moi, je connais cette voix.
Il y eut encore un instant de silence. Ce silence-là, pesant et immense, celui qui précède les grands nœuds de la toile du destin, ce silence dont même la fragilité est effrayante. L’ombre parut se densifier.
- Pas-de-lune ? C’est toi ?
Un sourire de vertige monta aux lèvres de la voleuse.
- Oui, Renart. C’est moi.
La silhouette sortit de l’ombre.
Urfé remarqua que ses yeux n’irradiaient pas de la même ardeur fiévreuse que Pas-de-lune. Ils étaient gris, d’un gris de fer qui aurait paru froid sans la lueur malicieuse qui courait dans ses reflets.
Son corps agile s’élançait vers les hauteurs malgré sa petite taille ; profilé comme une lame, il semblait avoir été dessiné d’un seul trait de crayon vers le haut. Des cheveux roux sombre retombaient autour de son crâne en longues mèches courbes dont quelques-unes masquaient en partie son front et ses yeux, ajoutant encore à leur espièglerie. Des taches de rousseur couvraient son nez et ses pommettes osseuses. Des mains habiles de voleur et de magicien de foire se camouflaient dans les larges poches de son manteau. Parfois, machinalement, il inclinait le cou pour assouplir ses vertèbres et faisait craquer ses phalanges.
Il ne souriait pas, en tout cas pas de la bouche, mais le gris de ses yeux étincelait. Une sorte de lumière pâle émanait de lui, aussi surnaturelle que l’obscurité de la voleuse ; il était la lune qui manquait dans la nuit d’Ysombre.
Charles-Emmanuel s’était longtemps demandé quel genre d’ami pouvait avoir Pas-de-lune. A présent, cela devenait l’évidence même. Ces deux-là n’avaient pu grandir qu’ensemble.
Ysombre ne vit rien de tout cela, mais rien qu’à croiser le regard de son ami, elle sut qu’il était toujours le Renart qui lui avait manqué trois années durant.
- Tu es donc venue.
Sa voix flottait entre eux, à peine plus grave que celle de la voleuse. Urfé apprécia son velouté et sa puissance ; une voix de comédien.
- Promesse tenue, répondit Ysombre. Tu en doutais ?
- Pas le moins du monde.
Il exhiba le croissant de métal.
- Tu ne m’as pas facilité la tâche, plaisanta-t-elle.
- Tu as changé ?
Ysombre haussa les épaules.
- Oui, je suppose.
- Tant mieux.
Il lui lança le pendentif, qu’elle raccrocha aussitôt à sa chaîne. Soudain, les cinq mètres qui les séparaient lui devinrent insupportables. Elle avança d’un pas. Mais au même instant, le regard de Renart se durcit.
- C’est qui, le bourge, là ?
Pas-de-lune se retourna à demi. Elle avait presque oublié la présence de Charlie.
- Il est avec moi. Il s’appelle Charles-Emmanuel. Je m’en porte garante.
Le voleur haussa les sourcils et la considéra avec plus de circonspection, ce qu’elle détesta. Charlie déglutit ; il aurait voulu dire quelque chose, mais il savait que cela envenimerait la situation.
- Avec toi ?
Ysombre haussa les épaules à nouveau.
- On a un marché, c’est tout. Mais maintenant que tu es là, ça change la donne…
Urfé, cette fois, eut un sursaut. C’était vrai. Elle l’avait retrouvé sans son aide. Leur marché ne tenait plus. Plus rien ne la retenait de le poignarder ici et maintenant si elle le voulait…
- Tu veux toujours nous tuer ? se moqua la voleuse.
Son camarade relâcha sa garde et s’autorisa un sourire. Ysombre eut l’impression de reprendre son souffle après une apnée de trois ans.
- Non. Mais on a des choses à se dire.
La jeune femme grimaça. Il n’y avait pas que des bonnes nouvelles.
- C’est vrai. Où est-ce qu’on peut parler ? On est un peu poursuivis.
- Venez.
Le voleur fit un signe en direction des ombres dans les échafaudages et elles se mirent à bouger. Elles grimpaient. Lui-même fit quelques pas pour saisir un des barreaux de bois. Il s’éleva de deux pas aussi naturellement que s’il marchait dans la rue.
- Tu viens ?
Il considérait, surpris, Ysombre restée immobile.
- Charlie, va-t’en, dit-elle.
Le noble suffoqua.
- Vous partez ?
- Tu ne pourras jamais nous suivre. On a un point de rendez-vous, il me semble ?
- Oui, mais…
- Je te retrouve demain matin.
Il comprit qu’il serait vain de protester et acquiesça.
La jeune femme saisit à son tour un tasseau et, d’un élan, quitta le sol.
Annotations
Versions