5. FANNY
Fanny lève le nez de son carnet de commandes. Le vieux monsieur est toujours là, au milieu des rayonnages. Il a un côté suranné avec sa redingote, ses petites lunettes et ses moustaches relevées. Il se trouve dans l’espace « Feel Good ». Étrange ! Elle l’aurait trouvé plus à sa place dans les rayons « Policier » ou « Aventure ». Mais elle adore les décalages entre les gens et les jugements qu’on s’en fait. N’est-elle d’ailleurs pas l’exemple même de ce genre de stéréotypes ? À bien la regarder, qui se douterait que son accoutrement dissimule un cœur en miettes, mille fois piétiné par des tas et des tas d’âmes immondes ? Seule Sixtine sait qui se cache derrière le masque de confiance qu’elle arbore chaque jour.
En pensant à son amie, Fanny jette instinctivement un coup d’œil à sa montre. À l’heure qu’il est, elle doit être arrivée. Elle comprend parfaitement son besoin de connaître son passé mais elle ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter pour elle. Sixtine a eu la chance de grandir dans une famille bienveillante, avec des gens qui l’ont aimée comme si elle était leur propre fille. Elle-même n’a pas eu cette chance auprès des personnes partageant pourtant son sang. C’est ce qu’elle a essayé de lui dire, en des mots bien choisis, lorsqu’elle est passée la veille lui dire qu’elle ne quittait pas seulement Adam mais aussi Vannes pour quelques temps. Bien sûr elle soutient sa démarche et lui a octroyé quelques jours de congés pour mener à bien ses recherches, en espérant toutefois que ce passé ne lui fasse pas plus de mal que de bien.
Fanny replonge son regard dans les rayons de sa librairie. La grande femme maigrichonne qui est arrivée au bras du monsieur aux moustaches a délaissé son mari ? son ami ? son amant ? pour parcourir les œuvres coquines étalées sur la table ronde. Elle les feuillette un sourire aux lèvres, le premier depuis qu’elle est entrée dans la boutique. Fanny s’en amuse. Elle non plus n’a pas la tête de l’emploi. Derrière son carré court strict, son rouge à lèvres carmin et son pantalon en flanelle beige, elle la pensait plus friande de romans historiques. Comme quoi…
Elle décide d’aller à leur rencontre. Le monsieur en premier. Il l’intrigue vraiment.
— Est-ce que je peux vous être utile ?
L’homme sursaute.
— Oh ! s’exclame-t-elle en lorgnant le livre qu’il tient entre ses mains. Maria Clarains ?
— Que pouvez-vous m’en dire ?
— Et bien, l’auteure jongle avec les émotions. Comme tous les auteurs de "Feel Good" me direz-vous. Mais les romans de Maria Clarains ont une connotation profondément mélancolique. Comme si, derrière tout l’espoir qu’elle met dans ses œuvres, l’auteure n’y croyait pas vraiment.
Le vieux monsieur écarquille les yeux, visiblement déçu.
— Si le lecteur ne croit pas un traître mot de ce que dit l’auteure, alors que vaut ce livre ? lui demande la maigrichonne qui s’est soudain rapprochée d’eux.
— Ah mais je n’ai pas dit qu’on ne croyait pas à ce que nous dit l’auteure.
— Je ne vous suis pas, relance « Monsieur Moustache »
— On lit du Feel Good pour se dire qu’on n’est pas seuls à éprouver des difficultés, que derrière l’échec ou le drame subsiste l’espoir.
— Exact ! Alors en quoi cette...Maria Clarains détrompe votre sentiment d’espoir, relance la dame.
Fanny sourit.
— Elle décrit parfaitement les sentiments. L’espoir y compris. J’ai juste cette impression que malgré tous ses efforts, elle n’a pas trouvé la paix qu’elle nous décrit.
Le vieux monsieur ne répond rien mais jette un œil anxieux à la dame qui, elle, fixe intensément Fanny de ses grands yeux noirs.
— Nous serions ravis de discuter plus longuement avec vous. Seriez-vous disponible pour un dîner ? lui demande-t-elle dans un large sourire.
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