Chapitre 5
Je ne savais pas depuis combien de temps j'étais assis là, sur les marches du perron à regarder, entre deux pans de mon passé, les oiseaux secouer les branches du cerisier. La gamine devait se demander ce que je fabriquais. Et moi je me demandais ce que j'allais bien pouvoir faire avec elle dans mes jambes. Depuis que j'avais perdu mon job - enfin, depuis qu'on m'avait viré, disons ce qui est - mes journées se résumaient à broyer du noir et noyer mes pensées dans toutes sortes de bouteille. Pas vraiment le genre de planning qui fait rêver. Pas non plus un modèle à montrer à une ado placée.
Peut-être devrais-je en profiter pour parcourir les offres d'emploi qui m'attendaient dans ma boite mail ? Devant un ordi, je passerai peut-être pour un mec sérieux. Le genre de gars qui bosse même le week-end.
Je rentrai et la trouvai assise en tailleur dans le canapé. Elle avait troqué son cahier à spirales contre un vieux carnet en cuir. Des flashes de Rave surgirent sans prévenir.
« — Encore en train de lire ?
Elle avait eu un léger sursaut puis avait jeté des brefs coup d'œil autour d'elle avant de se rendre compte que mes paroles lui étaient adressées. Elle mettait toujours un temps à nous répondre, comme si sortir de l'univers dans lequel elle était plongé lui demandait un effort particulier.
- Tu n'aimes pas lire toi ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Pas la patience. Je préfère mater un film.
- C'est pas pareil.
- Je sais.
Elle avait raison, les films montraient ce que les livres laissaient deviner. Je n'avais pas osé lui avouer que j'aurais aimé être capable d' imaginer, par moi-même, les décors et les personnages d'une histoire au fur et à mesure de ma lecture mais que ma dyslexie m'en empêchait. Lire me demandait trop de temps et d'efforts pour comprendre le sens de ce que j'avais sous les yeux.
- Tu veux pas sortir un peu ? Il fait beau.
Elle m'avait regardé d'un air interrogateur et esquissé l'ombre d'un sourire.
- Sortir tous les deux ?
Je m'étais raclé la gorge.
- Ben euh sortir marcher...à deux ouais, histoire de prendre l'air quoi.
- Ok.
Sa réponse m'avait désarçonné. Je ne m'étais pas attendu à ce qu'elle réponde aussi vite et de manière aussi enthousiaste.
- Où on va ?
Je n'en savais rien. J'avais demandé juste comme ça.
- Au bord du ruisseau ? Tu sais pêcher ?
Elle avait hoché la tête. Je m'en doutais.
- Je peux t'apprendre si tu veux ! Au pire prends ton bouquin, comme ça si t'aimes pas tu liras.
Elle m'avait suivi jusqu'au ruisseau, je lui avais monté une ligne et montré comment lancer. Elle m'avait écouté avec attention et n'avait pas rechigné à toucher les vers de farine pour les mettre au bout de l'hameçon. Lorsqu'elle avait lancé, je l'avais trouvé gracieuse.
Les sorties comme celles-ci s'étaient succédées les unes aux autres. On pêchait ensemble. Parfois je pêchais seul pendant qu'elle lisait.
- Il raconte quoi celui là ? lui avais-je demandé un jour.
Alors elle s'était mise à lire à voix haute. Sa voix était l'opposée de celle de mon père, elle était aussi fluette que la sienne était grave, pourtant comme lui, elle avait ce pouvoir d'arrêter le cours du temps. Je l'écoutais et devant moi se dessinaient des montagnes et des vallées. Je sentais l'herbe fraiche sous mes pieds et ressentais une sorte de nostalgie. Je ne savais pas si c'était l'histoire qu'elle me contait qui me provoquait ça ou le ton qu'elle employait. J'avais l'impression de découvrir le sens véritable de chacun des mots qu'elle prononçait.
- T'as jamais pensé à écrire ? lui avais-je demandé sur le chemin du retour.
- Non pourquoi ?
- T'es douée avec les mots.
- Les lire c'est pas pareil que les écrire soi-même.
- Je sais.
On n'en avait plus reparlé jusqu'à son anniversaire.
- Qu'est-ce que c'est ? m'avait-elle demandé tandis que je lui tendais un cadeau emballé dans du papier journal.
- Ouvre !
Ses yeux s'étaient écarquillés en découvrant un carnet en cuir marron.
- C'est pour que tu écrives.
- Ecrire quoi ?
- J'sais pas. T'as jamais rêvé d'avoir une autre vie ?
- Si évidemment.
- Alors t'as une centaine de pages blanches pour la réécrire. »
Je m'approchai d'Olympe d'un pas rapide et lui arrachai le carnet des mains. Mon cœur s'emballa. Il était semblable à celui que j'avais offert à Rave. Je feuilletai les pages jaunies et écornées pour y découvrir une écriture ronde qui m'était familière. Mes yeux se brouillèrent. Je sentais le sang affluer sous mes tempes.
- Où t'as trouvé ça ?
J'avais crié. Olympe me regardait, choquée.
- Dans ma chambre... enfin, celle chez tes parents.
Ça tanguait autour de moi. Qu'est-ce qu'elle foutait cette gosse, avec ses fringues tout droits sortis des années 90, à me balancer mon passé en pleine face ? J'avais mis des années à chasser le souvenir de Rave, à enterrer mes sentiments sous un tas de cendres.
Parce que l'amour c'est encore pire que le temps et la vie. T'as beau t'être juré de ne jamais te laisser prendre au jeu, avoir enseveli ton cœur sous des couches et des couches de dégoût, un jour ça te pète à la gueule. Et le pire de tout, c'est que tu te mets à prier pour que le temps s'arrête et que la vie soit douce.
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