Chapitre 1

8 minutes de lecture

 Le nuage était haut ce jour-la. Le soleil peinait à éclairer les étages les plus bas du niveau Intermédiaire de la Tour.

 – Zack! Attends-moi!
 – Si je t’attends, ça ne sera plus une course, lui répondit-il en disparaissant au détour d’un virage.


 Comme à leur habitude, Zack, un jeune garçon de douze ans et son frère Sett, de quatre ans son cadet, jouaient dans les boyaux des étages Intermédiaires de la Tour.

 En raison de sa taille, l’immense structure de métal et de béton nécessitait des kilomètres de conduits de maintenance et de ventilation. Des dizaines de cages d’ascenseurs et d’escaliers reliaient les centaines d’étages la constituant et seulement deux de ces ascenseurs rejoignaient la terre ferme. L’ensemble formait un dédale que les enfants Intermédiaires adoraient explorer. Un véritable labyrinthe qui les fascinait, où toutes leurs aventures et leurs rêves devenaient possibles. Les autorités avaient du mal à endiguer le phénomène. Et malgré les nombreux accidents, ils restaient toujours aussi populaires.


 Zack se vantait souvent d’être l’Intermédiaire qui connaissait le mieux les conduits de son étage ainsi que quelques-uns inférieurs et supérieurs au sien. Il avait même décidé que lors de sa Sérénade, la cérémonie de passage à l’âge adulte, il continuerait ses études dans l’espoir de devenir ingénieur en chef des conduits. L’adolescent travaillait dur en ce sens, résolu à terminer premier de sa promotion.

 Ainsi, à peine sa journée d’école finie, il entraînait son frère avec lui pour explorer une nouvelle galerie. Au grand dam de leur mère qui se plaignait qu’ils y passent plus de temps que dans les parties communes.


 Seul Sett connaissait les réelles motivations de celui-ci. Il savait que ce dernier avait choisi de vouer sa vie aux entrailles de la Tour afin de fuir le flot de personnes qui se regroupaient dans les sections conventionnelles. Le jeune garçon avait déjà vu à de nombreuses reprises son aîné s’écrouler complètement alors qu’il se trouvait dans une foule. Il se mettait à suer à grosses gouttes avant de s’effondrer sur lui-même comme un pantin désarticulé. Inquiets, ses parents l’avaient amené consulter un médecin qui conclut à une anémie. Pourtant parfaitement conscient de son état, il avait préféré ne pas contredire le diagnostic, l’auscultation ayant coûté plusieurs points de rations à sa famille.


 Les deux frères parcoururent un long chemin. Çà et là, à travers des grilles de ventilation, ils apercevaient des gens qui vaquaient à leurs occupations. Ici, des gardes surveillaient la porte d’un entrepôt. Là, un groupe d’enfants jouaient à faire rebondir une balle contre une vitre, pratiquement recouverte par le nuage, ne laissant filtrer qu’une ambiance orangée. À chaque croisement, Zack prenait le temps d’attendre son cadet pour qu’il le voie avant de disparaître. Leur course, sans départ ni arrivée, ne servait que de prétexte afin de passer un moment dans les conduits.


 – Gagné.
 – C’est de la triche tu es parti avant le top, râla Sett plein de mauvaise foi.
 – J’ai gagné quand même, tu n’as qu’à être moins bête, se moqua-t-il.
 – Maman a dit que tu n’avais pas le droit de me traiter d’idiot.
 – Je n’ai pas dit que tu étais idiot, juste bête.

 Les larmes commencèrent à monter aux yeux du plus jeune.

 – OK, pardon. Ne pleure pas sinon maman va me gronder. J’ai une idée, si je t’emmène prendre l’air, tu promets de ne rien dire?

 Sett explosa de joie, le regard encore embrumé, il souriait comme seul un enfant savait le faire.


 La Tour était hermétiquement fermée pour empêcher le nuage de la pénétrer. Seuls les Privilégiés, ceux qui occupaient les étages les plus élevés de la structure, avaient des accès à l’extérieur. Deux balcons cerclaient leurs zones d’habitations. Un autre espace extérieur trônait au sommet. Un gigantesque parc avec des arbres, des animaux en liberté et même un étang. Une véritable vitrine de l’Ancien Monde uniquement destiné aux Privilégiés.

 Chaque mois, les Intermédiaires étaient soumis à un tirage au sort et quelques chanceux avaient le droit de s’y promener. Ainsi la majorité d’entre eux pouvaient vivre sans jamais sortir. Heureusement, la plupart des jeunes des conduits connaissaient les chemins menant aux balcons. Il ne s’écoulait pas une semaine sans que l’un d’entre eux se fasse attraper par la Kustodia, la garde de la Tour.


 – Alors c’est décidé. Si on se dépêche, on arrivera juste à temps pour profiter du coucher de soleil.
 – Je veux pas aller sur un balcon, on voit toujours la même chose, le nuage, le soleil et les reflets du soleil sur le nuage. Je veux aller au parc. Je veux voir des animaux.
 – Tu sais bien qu’on ne peut pas faire ça. L’accès au parc est impossible.
 – Mais moi je veux voir un chat. Hunter dit qu’il existe un passage. Qu’il est déjà allé au parc et qu’il en a vu un.
 – Hunter est un menteur. Tu le connais bien, il se perd à chaque fois qu’il rentre dans un conduit. La dernière fois, il a disparu pendant deux jours avant qu’un agent de maintenance ne le retrouve. Ses parents ont eu d’énormes problèmes. Ils ont failli être envoyés chez ceux d’en-dessous. C’est ça que tu veux, condamner papa et maman en-dessous?

 Son frère commençant à blêmir, il reprit de plus belle.

 – On dit que là-bas, ils ne voient jamais le soleil et qu’ils vivent dans le noir tout le temps. Ils émettent des sons pour se déplacer, comme ça, l’adolescent fit claquer sa langue à plusieurs reprises contre son palais. L’air est si rare qu’ils ont un nez plus gros que la normale pour pouvoir mieux respirer.

 Zack avait pris la même voix qu’il utilisait lorsqu’il racontait des histoires d’horreur. Le cadet, tremblant, ne répliqua pas, terrorisé par ce qu’il venait d’entendre. Soudain, un bruit qui ressemblait à s’y méprendre aux claquements de langue retentit dans le conduit.

 Les deux garçons se dévisagèrent. Il semblait clair que ça ne provenait pas de l’un d’entre eux. Un rire étouffé résonna.

 – Qui.. Qui est là? demanda l’aîné.

 Comme toute réponse, d’autre claquement suivi d’un râle leur parvint. Sett se cacha derrière son frère qui n’était pas plus rassuré.

 – Qui est là? Répondez!

 Zack comprit que quelqu’un se moquait d’eux. Après tout, il avait inventé cette histoire de toute pièce. Ce qui l’inquiétait était de savoir qui était à l’œuvre. Au loin, au croisement de deux conduits faiblement éclairés, un petit garçon pas plus haut que Sett émergea. Il marcha dans leur direction et apparut comme très pâle et sale. Il possédait des yeux en amande et des cheveux bruns en bataille. Il portait pour seul vêtement un tee-shirt informe trop grand pour lui.


 – Un d’en dessous, souffla Zack d’une voix presque imperceptible. Pourtant l’autre l’avait entendu.
 – On vit tous en dessous de quelqu’un, je n’ai jamais compris le surnom que vous nous avez donné.
 – Je croyais qu’il n’y avait pas de passage entre nos niveaux.
 – Tu ne dois pas suffisamment connaître les conduits, lui répondit-il simplement.

 Cela piqua l’adolescent au vif.

 – Ne t’en fais pas, tu ne peux pas tout savoir. Tu croyais bien qu’on avait des nez énormes, le mien est normal. Je ne le vois même pas.

 Cette réflexion pleine de naïveté fit rire Zack. Il savait bien qu’on ne pouvait pas percevoir son propre nez, mais l’autre affirmait ça avec tellement de sincérité, qu’il n’osa pas se moquer de lui.

 – Tu as raison, reprit-il. Le tien est tout à fait normal, par contre tu es vraiment pâle, donc je n’avais pas totalement tort.

 Sett tira le tee-shirt de son frère et lui murmura.

 – Tu penses qu’il va nous manger?
 – Je ne sais pas, regarde-le et dis-moi si tu le trouves dangereux.


 Le garçon fit dépasser sa tête pour observer le nouveau venu. Malgré son état déplorable, celui-ci ne paraissait pas bien méchant. D’ailleurs, il les étudiait avec la même curiosité qu’eux. Sett continua à fixer l’intrus puis prit la parole.


 – Il a quand même l’air d’avoir faim, on sait jamais. Zack ne put s’empêcher de rire, ce qui vexa le plus jeune.
 – Comment tu t’appelles? demanda-t-il pour changer de sujet.
 – Max et toi?
 – Sett. Et mon frère s’appelle Zack.
 – Que fais-tu ici? questionna ce dernier.
 – Ça sent tellement bon.


 Cette remarque sembla bizarre aux deux garçons. Pour eux, l’air des conduits n’était pas le plus pur. Pourtant, Max avait l’impression de respirer pour la première fois de sa vie. L’air extérieur se faisait aspirer par le haut de la Tour puis descendait les niveaux un à un, traversant les centaines d’étages, passant à travers plusieurs usines, pour finalement finir chez ceux d’en dessous. Celui qui leur arrivait était si vicié, qu’il paraissait à peine plus sain que le nuage.


 – Et vous, pourquoi vous êtes là et pas dans vos couloirs? Les questionna-t-il.
 – Parce qu’il a peur des gens. Cette phrase sortit tout spontanément de la bouche de Sett et c’est tout aussi naturellement que son frère lui gifla l’arrière de la tête.


 L’enfant commença à pester mais son aîné se contenta de mettre son index sur sa bouche jusqu’à ce qu’il se taise. Puis, quand le calme emplit le conduit, il se tapota l’oreille avec le même doigt, indiquant aux deux autres d’écouter. Ils tendirent l’oreille à la recherche d’un son bien précis. Pourtant, à part les pales d’un ventilateur géant qui fendaient l’air à quelques croisements de là, ils ne perçurent rien. Ils restèrent un instant ainsi.


 – Alors?

 Les deux jeunes sursautèrent. Sans s’en rendre compte, leur esprit avait entrepris de divaguer, bercé par la rythmique lente des pales.

 – Voilà pourquoi j’aime être ici. Chez nous, il y a toujours du bruit. Toujours de l’activité. Alors qu’ici, le garçon écarta les bras et tourna sur lui-même en désignant les alentours.


 Les enfants demeurèrent finalement là un moment. Négligeant la sortie prévue par les deux Intermédiaires sur un des balcons. Ils discutèrent ensemble jusqu’à ce que les effluves des cuisines envahissent les lieux et que l’estomac de Max grogne.


 – On dirait un vieux ventilateur rouillé, se moqua Sett.

 Max lui répondit avec un sourire gêné.

 Sett avait déjà oublié son nouvel ami. Obnubilé par l’odeur, il bondit sur ses jambes et tira la manche de son frère pour le forcer à le suivre.


 – Allez! Dépêche-toi! Maman a promis ce matin qu’on aurait de la dinde ce soir. Papa a eu une prime la semaine dernière et il a acheté deux cuisses. J’ai trop hâte. On n’a pas mangé de viande depuis des mois.

 Voyant qu’il ne bougeait pas, il décida de prendre de l’avance et commença à partir.

 – Je suis désolé Max. Je ne peux pas le laisser tout seul, ou il risque de se perdre.

 Le garçon d’en dessous le regarda en souriant, mais ses yeux d’un noir profond montraient de la déception.


 L’adolescent couru à la poursuite de son frère mais avant de disparaître à l’angle d’un conduit, il se retourna vers Max et lui proposa de se retrouver le lendemain au même endroit. Et pendant une seconde, il aperçut le visage de l’enfant s’illuminer.

Annotations

Vous aimez lire Cédric Dutrey ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0