Chapitre 3

11 minutes de lecture

 – Max est encore en retard, pesta Sett qui faisait les cent pas.
 – Te souviens-tu d’une seule fois où il est arrivé à l’heure ?
 – Non. Mais aujourd’hui c’est mon anniversaire.
 – Il ne va pas tarder, tu sais que ça peut être difficile pour lui de nous rejoindre s’il rencontre des gens dans les conduits.

 Après un moment à l’attendre, le retardataire finit par pointer le bout de son nez. Sett lui sauta dessus en aboyant tout un flot de reproches.

 – Tais-toi un peu, tu vois bien qu’il est désolé.

 Le garçon s’arrêta une seconde et prit le temps de l’observer.

 – Tu n’as pas l’air bien, tu ne digères pas le repas d’hier ?
 – Aucune idée, je ne me sens pas bien depuis ce matin, mais rien ne vient.

 Depuis son arrivée, la santé de Max semblait déjà s’être dégradée. Il était désormais plié en deux et appuyait ses mains sur son ventre.

 – Tu devrais te reposer. On pourra fêter l’anniversaire de Sett un autre jour.

 Cette idée ne plut pas au concerné. Pourtant, constatant l’état de son ami, il préféra acquiescer.

 – Non, sûrement pas. Je n’ai pas envie d’entendre ton frère se plaindre encore une fois. Laissez-moi me dormir une minute et ça ira mieux.

 Ils s’allongèrent tous un moment et Zack en profita pour les observer. Il n’avait pas remarqué, mais ils avaient bien changé au cours de ces quatre dernières années. Sett avait perdu ses joues de bébé et commençait à avoir une carrure solide, le gras laissant petit à petit place à du muscle. Max avait très peu grandi, il s’était néanmoins remplumé grâce aux deux autres qui lui apportaient à manger. Il portait toujours un tee-shirt disproportionné pour lui et ses cheveux constamment en bataille sur sa tête étaient désormais propres.

 Fréquemment, ils l’amenaient se laver dans les douches publiques, couvrant les accès pour que personne ne le voie. Zack, quant à lui, avait poussé de près de quinze centimètres et avait du mal à ne pas se cogner dans certains passages plus étroits.


 Il se remémora ces dernières années. Leurs infiltrations sur les balcons des Privilégiés pour profiter d’un coucher de soleil. Les poursuites de la Kustodia dans les conduits quand ils étaient surpris. Leurs échanges autour du repas que lui et son frère avaient pris l’habitude de partager avec leur ami.

 – Les gars vous dormez ? Max, debout, les observait.
 – Quoi ? Il est quelle heure ? Sett se réveilla en sursaut.
 – Je ne sais pas, mais les cuisines semblent actives.

 L’adolescent commença à s’énerver, à accuser la tour entière. C’était son anniversaire et il n’avait rien fait à part attendre et se reposer.

 – Tais-toi deux minutes, le coupa son frère durant sa longue tirade rageuse.
 – On a une surprise pour toi, renchérie Max.
 – Mais tu dois promettre de m’obéir ? Et là, je ne plaisante pas.

 Sett se contenta de hocher la tête.

 – Bon, alors suis-moi.

 Le petit groupe arpenta les conduits.

 – Sais-tu comment Max arrive à nous rejoindre depuis en-dessous ?

 Il répondit par la négative.

 – Il passe par l’ascenseur central. Il se trouve que de son côté un ventilateur ne fonctionne plus et comme personne le répare, il peut s’y faufiler. Il remonte la cage d’ascenseur de quelques dizaines d’étages et traverse une écoutille qui ne se ferme plus.
 – Et rien n’y a été fait depuis le temps ?
 – Presque. Le responsable de la zone est un incapable et depuis ma sérénade je suis son subordonné. Cet ingénieur de pacotille ne vient jamais dans les conduits vérifier notre travail. Chacun des apprentis gère son secteur tout seul, et moi je me suis fait attribuer celui emprunté par Max.
 – D’accord, mais je m’en fous. Je n’ai pas du tout envie d’aller en-dessous moi. Si c’est votre cadeau, vous pouvez vous le garder.
 – Ne sois pas bête. Le chemin qu’il utilise m’a donné une idée. Cette nuit, des centaines de ventilateurs vont être arrêtés pour une maintenance générale. On passera par un de ceux qui communiquent avec la cage d’ascenseur qu’emploie le chancelier quand il descend dans nos étages.

Le visage de Sett commença à s’illuminer.

 – Mais il y aura sûrement des ingénieurs pour les vérifications.
 – Bien sûr, mais pas assez pour tous les réviser en même temps, il suffira de choisir les bons pour traverser.
 – Alors ça veut dire ?
 – Oui, le coupa Max. On pense que ce chemin peut nous mener au parc.

 Sett explosa de joie, après tant d’années, son rêve allait se réaliser.


 Le couvre-feu avait déjà débuté quand, au bout d’un énième conduit, ils parvinrent à destination. Ils forcèrent une porte de maintenance et le parc se découvrit devant eux.

 – Zack, regarde, c’est magnifique.

 Sett avançait doucement dans ce nouveau milieu qu’il ne connaissait pas. Il s’accroupit et caressa le sol. L’herbe chatouilla la main de l’adolescent qui sursauta de surprise, avant de s’allonger de tout son long.

 – Ça sent tellement bon.

 Max, quand a lui, prenait de grosses inspirations. Il était désormais habitué à respirer un air de meilleure qualité que celui d’en-dessous et il lui arrivait même de profiter d’un balcon de nuit. Pourtant ici c’était différent. L’odeur de pelouse humide fraîchement arrosée qui embaumait l’atmosphère conférait une sensation pure et naturelle. Le bruit du vent dans les feuillages alentour ajoutait au dépaysement. En fermant les yeux, on avait presque l’impression d’avoir voyagé dans un Nouveau Monde.


 Comme d’accoutumé, Zack observait les environs. Incapable de se détendre dans ce genre de moment. Il était l’aîné, c’était donc à lui de s’assurer que rien n’arrive aux deux autres. Même quand il les poussait à enfreindre les règles. Quand il fut sûr qu’ils étaient seuls, Zack se relâcha et commença à étudier les lieux.

 À quelques pas d’eux, un garde-fou désignait la limite du parc. Au-delà s’étirait une étendue vide et noire, le nuage avait comme disparu, absorbé par l’obscurité de la nuit. Au milieu du jardin s’élevait une flèche, le véritable sommet de la tour 167. Là se trouvaient les quartiers et les bureaux des conseillers. C’était à cet endroit qu’étaient prises toutes les décisions. Au dernier étage siégeait le chancelier, le dirigeant de ces lieux.

 – C’est magnifique.

 Zack n’avait jamais rien vu de tel, la pleine lune éclairait les environs comme en plein jour, dévoilant un tableau à peine croyable. Un jeu d’ombre et de lumière était offert par le feuillage des arbres qui dansait sous la direction du vent, projetant un ballet obscur sur l’herbe. Contrairement aux balcons où il fallait parfois s’accrocher à cause de bourrasques trop importantes, ici, l’architecture permettait de profiter d’un courant d’air qui vous caressez les cheveux.


 L’émerveillement passé, Sett entreprit d’escalader un arbre. Il fut stoppé net dans sa tentative, quand la branche sur laquelle il prenait appui céda sous son poids. Zack fit rapidement disparaître la preuve par-dessus la rambarde de sécurité avant de rappeler les deux adolescents à l’ordre.

 – On n’a pas le droit d’être ici, on risque gros. Alors, amusez-vous, mais restez discrets.

 Il se tourna vers son frère.

 – Et arrête de tout détruire ! Si demain les Privilégiés reviennent et trouvent un cerisier déraciné, notre venue ne sera pas passée inaperçue.7

 Sett s’excusa brièvement avant de courir en direction d’un rosier grimpant contre un mur. Il colla son nez à une fleur et s’enivra de l’odeur de celle-ci.

 – Ça sent trop bon, venez voir ça.
 – Tu veux que l’on voie ou que l’on sente, se moqua Max alors qu’il imitait son ami.

 Zack allait les mimer quand une abeille sortit de la rose qu’il avait choisie. Elle bourdonna un instant autour de la tête du jeune homme qui ne semblait pas rassuré.


 Après un moment, ils décidèrent de suivre le chemin pavé qui remontait le parc en direction de l’étang. Sur leur route, ils croisèrent différents animaux, qui, dérangeaient dans leur sommeil, s’écartaient des intrus.

 – Zack regarde ! Des paons, s’exclama Sett en pointant un mâle qui déployait sa queue.
 – D’après notre professeur, ce sont les derniers. Ils vont disparaître, car ils ne peuvent plus se reproduire.
 – Sérieusement ? s’écria Sett, peiné d’apprendre la mort prochaine d’une créature aussi majestueuse.
 – Oui et tu le saurais si tu écoutais en classe. C’est moi qui étudie depuis un tuyau ou c’est toi ?
 – Leon, Leon.

 Le reste des oiseaux de Junon commençait à se réveiller et le petit groupe préféra s’éloigner avant de se faire chasser.


 Ils arrivèrent bientôt à destination. L’apport extérieur extrêmement faible rendait l’eau inestimable pour la Tour, chaque goutte était surveillée et appartenait à un cycle de conservation bien précis. Tous les habitants, ceux d’en-dessous y compris, avaient droit à une dose journalière d’eau, ainsi qu’une douche, quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle selon le niveau ou l’on vivait afin de prévenir les épidémies. En dehors de cela, le liquide précieux coûtait énormément de points de rations. Trop pour la plupart des Intermédiaires, d’autant plus qu’il avait généralement un goût exécrable. Pourtant, devant le gaspillage que représentait cet étang, les trois jeunes ne ressentirent aucune rancœur, hébété par la beauté du lieu, cette dépense en ressources leur semblait presque nécessaire.

 La lune et les arbres alentour se reflétaient sur la surface de l’eau, telle une peinture fidèle. Seul élément perturbateur à ce tableau idyllique, de légères ondulations provoquées par le mouvement des cygnes réveillés par les intrus. L’harmonie imprégnait ce lieu.


 Ils s’allongèrent un moment dans l’herbe, le silence rompu uniquement par leur souffle et le bruit du vent dans les branches.

 – Vous pensez que la terre ressemblait à ça, demanda Max.
 – J’espère, ça voudrait dire que quand le nuage disparaîtra, tout sera à nouveau ainsi, lui affirma Sett.
 – Vous pensez qu’il s’évanouira un jour, qu’on pourra quitter la Tour ?
 – Je l’ignore, lui répondit Zack. On a déjà eu de la chance qu’elles existent.
 – De la chance ? Pour vous peut-être, mais ce n’en est pas une pour nous autres. Il vous arrive de sortir ou de voir le soleil à travers des vitres. Vos repas sont corrects et vous profitez de nombreuses activités. Seulement pour nous, ceux d’en-dessous comme vous dites, il n’y a pas de vie. La lumière ne traverse jamais le nuage pour éclairer nos étages. On vit au bon vouloir des dirigeants, nous ne sommes que des déchets à leurs yeux, des parasites. S’il y a une baisse d’électricité, vous ne vous en apercevez même pas. Mais nous, on peut se retrouver dans le noir complet pendant des jours. Notre nourriture, si l’on peut appeler ça ainsi, n’est qu’une sorte de bouillie immonde. On doit lutter pour ne pas se la faire voler, tout comme notre eau, qui est bien moins propre que celle de cet étang. Les meurtres, les viols sont monnaie courante par chez nous, sans oublier les descentes de la Kustodia qui emporte des habitants au hasard. On ne revoit jamais ces gens-là.

 À cette dernière phrase, le visage de Max se ferma. Zack et son frère ne surent comment réagir et restèrent un moment silencieux.

 – Tu as de la famille ?
 – Sett, tais-toi ! le coupa Zack.

 Au début de leur relation, la question lui avait déjà été posée, mais le garçon s’était enfermé dans le mutisme. Suite à ça, il n’avait pas réapparu avant des jours. Mais cette fois-ci, Max répondit.

 – Tout le monde a une famille, on ne naît pas dans le nuage. Mais ils ne sont plus là. Mes parents ont disparu quand je n’étais encore qu’un bébé, sûrement emportés lors d’une rafle. J’ai été élevé par un vieux docteur. Grâce à lui, j’ai eu une vie plus que correcte. Il détenait du pouvoir et personne n’osait le contrarier. Je mangeais presque à ma faim et il m’a même enseigné de nombreuses choses. Mais il est décédé quelques semaines avant notre rencontre. Son corps n’avait pas rejoint le nuage, que le gang gérant notre secteur à piller notre appartement. Comme il n’y avait rien de valeur, c’est à moi qu’ils s’en sont pris. Ça a duré des heures avant qu’ils m’abandonnent à moitié morte. À partir de là, j’ai commencé à survivre plus qu’à vivre. Quand j’y pense, j’ai juste grandi dans une cage dorée avec mon père adoptif. Et même si l’on ne mangeait pas tous les jours, mon quotidien était en rien comparable à celui des autres gens d’en-dessous. Même après ce qu’il m’est arrivé, je ne pense pas être la plus à plaindre. Après tout, j’ai fini par vous trouver. Grâce à vous je mange à ma faim, j’ai aussi droit à des douches et parfois je peux voir un coucher de soleil.

 Les larmes perlaient sur les joues de Max.

 – Je suis contente de vous avoir rencontré. Je suis heureuse de pouvoir vivre avec vous.

 Les garçons mirent un moment à enregistrer tout ça. Max était une fille. Et l’histoire qu’elle avait vécue était bien pire que ce qu’ils n’avaient jamais pu imaginer.

 Zack la prit dans ses bras et la serra aussi fort que possible. Ça lui fit mal, mais elle le laissa faire, car pendant ce bref instant elle se sentit mieux que jamais auparavant. Ce fut à Sett de sortir tout le monde de cet état de torpeur.

 – Attends... Mais alors quand tu nous observais dans les douches, tu étais déjà une fille ?

 Ils éclatèrent tous de rire. Sett avait beau être maladroit, il n’avait pas son pareil pour détendre l’atmosphère.

 – C’est décidé. À mon prochain anniversaire, je veux descendre de la tour. Et si ce n’est pas le prochain, ça sera le suivant ou le suivant. C’est mon nouveau rêve maintenant que vous avez réalisé celui de venir ici.
 – Je suis contre parce que si jamais on y arrive, la fois d’après tu souhaiteras aller sur la lune, le railla Max.
 – Vous moquez pas. Je suis sérieux. Insista-t-il en les fixant dans les yeux.
 – Tu as envie de mourir ? demanda Max.
 – Non bien sûr, je ne suis pas idiot.
 – Permets-moi d’en douter, le piqua son frère.

 Sett choisit d’ignorer la remarque.

 – Je me disais juste qu’on pourrait peut-être chercher la cause du nuage. Il y a bien quelque chose qui le crée. Si on le trouvait et qu’on le détruisait, les gens de la Tour... Non, ceux de toutes les tours du monde pourraient vivre dehors et assister à un spectacle comme celui-ci. Le garçon désigna le parc dans son ensemble.
 – Ça serait merveilleux. Les gens d’en-dessous n’auraient plus à souffrir. Tous pourraient enfin manger à leur faim. Zack, tu aurais tout l’espace dont tu as toujours rêvé, reprit Max. Repense au bonheur que tu as ressenti en venant ici ce soir. On aurait un avenir. Mon père me racontait qu’il avait lu un livre sur la Terre, d’après lui il y avait des animaux et des arbres partout. Des étendues d’eau si grandes qu’on ne pouvait en voir le bout, ils appelaient ça océan. Je veux voir un océan Zack.

 Les cheveux de Max dansaient légèrement au vent, la lune se reflétait dans ses yeux noirs et elle souriait à pleines dents. Elle imaginait le monde d’avant et espérait un monde d’après.

 Sett se redressa et tendit son bras devant lui.

 – Alors c’est une promesse ?

 La jeune fille l’imita, et posa sa main sur la sienne.

 – C’en est une.

 Les deux observaient Zack. Il savait cette idée délirante, mais ils avaient l’air tellement heureux, il ne voulait pas gâcher leur bonheur.

 – De toute façon, vous n’y arriveriez pas sans moi.

 Il n’eut pas le temps de joindre le geste à la parole qu’ils entendirent des voix au loin.

 – Bougez-vous, tous au conduit.

Annotations

Vous aimez lire Cédric Dutrey ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0