1 - Du béton au berceau
La réunion a lieu dans un ancien collège réaménagé. Mais déjà, on commence à douter de son utilité. L'établissement ressemble à un enclos pris au piège des murs et des routes de la ville. D'un côté, des vendeurs de shit rôdent en bas des tours. De l'autre, il y a un de ces centre-commerciaux-villes géant de Jean Baudrillard. Soit le pire endroit pour élever des gosses, exposés constamment à deux destins - que seule la morale peut encore différencier.
Il y a encore quelques temps, les parents venaient ici avec leurs grands sourires, convaincus de laisser là leurs enfants dans les bras d'un bel avenir ; convaincus qu'ils ne sacrifiaient par leur vie au salariat et à la comptabilité chaque jour pour rien. Ils ne doutaient pas, alors ils ont suivi la norme dans ses évidences grasses. En cela ils sont lâches : ils confondent sacrifice et courage, abondance et sincérité, titre et puissance. Ils répétaient encore la même erreur, ce même sourire lancé à leurs gosses, leurs trésors devenant chaque jour plus corrumpus, faibles, idiots - ici même où l'humain ne vaut plus rien.
Le sol est noir. Les murs gris. L'horizon caché par des monstres de béton, au plus loin situés à quelques centaines de mètres de nous. Où que se pose le regard, rien ne semble hors de contrôle de l'homme. Même l'air et la lumière paraissent enfermés, ils sont rendus captifs. Ici, on a travestit la nature - et il est devenu indélicat de demander pourquoi. Les enfants jouaient là avant, sur cette immense dalle de goudron. Maintenant, c'est un parking avec deux paniers de basket sans filet. L'amménagement n'a pas dû coûter bien cher. Faute de ne pouvoir vivre la jouissance de l'enfance, c'est sur ce spéctacle que les gosses, les yeux perdus sur la fenêtre, on dû pour la première fois imaginer la liberté - ce crime attroce.
Chaque jour, on leur répétait ces mots :
"Tu peux jouer oui, mais à des horaires précises, toujours les mêmes, avec nos codes, nos mots, avec ces gens là et sur ce terrain noir entouré d'une barrière. Pourquoi ça ? Tu le sais, oui, il y a une raison, rien n'est gratuit ou innocent ici : si on te fatigue c'est pour que tu accepte de continuer à t'assoir là, bien sagement, à écouter ceux là qui ont apprit à répéter. On veut te rendre docile - et on y arrivera."
L'école, c'est le saccage permanent de l'enfance et de la sauvagerie.
Ces enfants regardaient par la fenêtre et voyaient au milieu de la cour, sur des carrés verts de la même dimension séparés d'un espace régulier, ces abres solitaires plantés là, sans raison, comme si de rien n'était ; comme si la nature pouvait elle aussi s'exprimer entre les rêgles définies et stricte de l'organisation humaine. Ils sont seuls, eux aussi privés de leur nature. Tout ici a vu son essence être corrumpue : c'est le langage symbolique de la soumission que l'instinct enfantin doit intégrer - on produit des citoyens-travailleurs en prison ; les être humains appartiennent à une toute autre espèce.
Les parents sont des enfoirés. Ils ont créé une génération pour faire perdurer leurs erreurs - pour qu'aucun ne puisse affirmer que les vieux ont réellement détruit le monde de leurs enfants. Mais ils l'ont fait avec une incroyable rigueur, avec une effroyable léthargie - regardons autour de nous, voilà leur héritage ! Ils attendent un merci pour cela, contentons nous de nous rendre capables de mépris. Embrassons nous, oui, et embrasons-les.
Cette école, nous y avons tous grandi. Moi aussi, petit, je voyais des racines aller d'arbre en arbre pour former un réseau : alors eux aussi, il pouvaient jouer, se parler, s'occuper - ils existaient et je pouvais les accepter. Mais maitenant, bien sûr, je ne suis plus forcé à voir du bon là dedans - j'ai découvert un monde joyeux en dépit de la réalité.
C'est donc dans un collège réaménagé qu'ils nous ont donné rendez vous. La force des signes me revient en mémoire. C'est là mon lieu de dressage, où j'écoutais sagement sous peine d'être réprimandé violement. C'est là que mon animalité, ma naiveté, mon imaginaire a été contenu, usé, rendu stérile, puis inutile et néfaste : là ou j'ai désapprit à vivre. Le sourire, la satisfaction par la transgression, par la connaissance, par la communauté et l'attachement : je ne dois cela qu'à ma nature, je me suis surmonté en partie, oui, et toujours malgré cette école.
Qu'ai-je abandonné ici ? Combien de temps déjà perdu pour comprendre qu'un terrain de jeu ou qu'une salle d'étude n'existe pas ; qu'il n'y avait rien d'autre que l'espace et ton interprétation, ta légerté d'en faire un jeu, un interêt, une observation, à chaque instant - et surtout, sans jamais rien nommer. Il y a trop de mots dans une école, trop d'actractions pour un être humain. On se perd, on se méprend, on ne peut que se faire avoir et tomber malade. Mais jamais on ne se relève, jamais on ne guérit, même avec l'effort permanent. L'enfant meurt.
Pourquoi a-t-on besoin de cette forme d'éducation ? Pourquoi devons nous subir cela, si c'est le prix à payer pour de tant de névroses à l'avenir ? Si la question du type d'homme que nous voulons produire en tant que société se pose, si l'on accorde un véritable jugement de valeur sur l'homme moderne, comment peut on accepter d'envoyer un gamin dans ces écoles là ? A contrario, comment peut on se déclarer sain et apte à éduquer si on est incapable de se poser ces questions? Tant de crédulité : il suffit d'une loi, d'un drapeau et d'un mouvement de troupeau pour se faire berner, pour se condamner.
Dans ces écoles, quelque chose d'instantané a été brisé par une fausse complexité - et nous, perdus dans un vieux collège au mois de janvier, nous sommes venus rammasser quelques miettes, prendre vangeance. Enfin, c'est ce que je croyais.
Dans cette vieille école, nous allons rejoindre la réunion FonJep, l'association étatique qui participe au financement de l'éducation populaire. Celle de l'école buissonière, de la grande résistance ouvrière, de l'émancipation. L'éducation populaire, l'alternative, donc la politique, l'idéale, l'organisation d'un autre avenir que le goudron, que l'aller-retour entre le centre commercial et les barettes de shit. Bref, la vaste, contradictoire et revigorante contestation pratique.
Mais comme toujours, ce sont ici des forces symboliques qui dominent, celles que l'instinct confond avec le réel : ce n'est donc en aucun cas un hasard si notre réunion a lieux dans un putain de collège.
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