13. Confrontation
Sans plus attendre, je demande à Louis de s’arrêter sur le bas-côté. Le voile est juste derrière nous à présent, juste assez près pour que j’en remarque ses contours flous, comme si une immense paroi de brume bloquée le passage à tout être vivant, comme si le monde des vivants s’arrêtait là. Sauf que j’en connais son secret, même sans être passée de l’autre côté.
— Je savais bien qu’on n’allait pas dans la bonne direction ! intervient James sans qu’on ne lui demande quoique se soit.
Décidément, il ne manque pas d’air. Et à la vue des poings de Louis qui se crispent autour du volant pour la énième fois, je vois bien que je ne suis pas la seule à en avoir marre des remarques de notre petit chasseur. D’ailleurs, celui-ci ne se prive pas et continue de jacasser. Nous avons le droit à tout, passant par le manque de l’orientation du loup à notre perte de temps. S’il poursuit comme ça, cette histoire va mal finir.
Surtout, quand je remarque qu’autour de moi, Hugo et Lucia commencent à s’agiter, se jetant plusieurs coups d’œil. Plus je regarde mes trois monstres, plus je me rends compte que la tension est à son comble. Génial ! Il ne nous manquait plus que ça ! Et si le chasseur ne s’arrête pas tout de suite, je sens qu’il n’y a pas que le loup qui va vouloir croquer un morceau.
— Il m’énerve ! Il ne peut pas apprendre à se taire ! Et puis n’a-t-il jamais appris qu’un chasseur ne peut pas passer le voile de toute façon ? Du moins, pas sans aide… En tout cas, moi, je n’ai pas l’intention de l’amener au palais ! intervient Lucia en s’adressant à Hugo, ce qui me fait sortir de mes réflexions.
— On pourrait en mâcher un morceau, je n’ai jamais goûté de chasseur. Comme ça, on ne l’entendra plus se plaindre.
— Eh ! Je vous entends les monstres ! s’insurge James en me jetant un œil pour me supplier d’intervenir en sa faveur.
Sauf que je n’ai aucune intention d’arrêter mes monstres. Et comme pour rendre la situation plus réelle encore, Louis stoppe le moteur, la poubelle s'arrête sur un bout de chemin en castine. Mon loup a sorti les griffes, il essaie de se contrôler, mais je sens bien qu’il est à la limite d’exploser. D’un hochement de tête, je lui fais signe de descendre de voiture.
Nous suivons tous le mouvement, et James comprend très vite qu’il est en mauvaise posture. Pourquoi ? D’un, les satyres l’entourent et lui attrapent les bras et de deux… Les craquements osseux de la structure corporelle de Louis sont assez explicites pour faire frissonner le chasseur. Qui pourtant reste de marbre. Vient ensuite un cri d’homme qui se transforme en grognement lorsqu’enfin apparaît la bête à poil devant notre véhicule.
Le loup est majestueux, au regard jaune lumineux, il n’a pas besoin de moi pour savoir qui attaquer. Ses babines sont retroussées pour laisser voir ses crocs, et un râle sourd sort de sa gueule quand il s’approche plus encore du chasseur. James est maintenu par Hugo et Lucia qui affichent tous deux, un sourire sadique sur leurs lèvres.
Moi ? Je reste plantée-là, à les observer. J’essaie d’effacer les auras des satyres et du loup, me concentrant sur celle du chasseur qui m’est invisible. Saul quelques fragments s’échappent de lui, mais ils sont trop fins pour que j’en distingue la couleur. James tourne son regard vers moi, lorsqu’il est plaqué contre la voiture par un coup de patte du loup.
— Kiera ! Réagis ! Tu ne vas pas le laisser me mordre quand même ?
— Mais d’après toi, qui est-ce qui lui a ordonné de te croquer ? N’oublie pas qui tient les rênes ici ! hurlé-je sur celui que je pense être encore mon allié. Du moins, je l’espère de tout cœur.
Mon intervention surprend tout le monde. Les satyres dans ce moment d’inattention lâchent prise, et le loup me foudroie de ses yeux perçants. Mais le plus important, c’est James. Il est tout autant déstabilisé que mes monstres, perdu dans le vague. Instant durant lequel il laisse tomber sa barrière psychique. Et ce que je découvre me perturbe au plus haut point.
C’est comme une brume, un nuage de fumée qui se dégage de tout son corps. Cette lumière que je pensais avoir déjà perçue est différente, brillante et terne à la fois. Elle s’évapore dans un mélange de rouge et de bleu. Une association impossible à trouver dans un monde comme dans l’autre. Une lueur étrange qui disparaît bien trop vite à mon goût.
Louis grogne en me voyant hésiter, je ne sais pas ce que je dois faire. Je ne sais pas ce que je dois croire. Ma vue ? L’aura de James ? Elle me semble familière et étrangère, comme si je découvrais une nouvelle facette de ce chasseur que je connais depuis l’enfance. En y réfléchissant, il est comme Louis toujours présent, et surtout jamais loin.
Le rouge est synonyme de danger, associé depuis longtemps au cercle des chasseurs. Rouge comme le sang qu’ils ont fait couler à travers les siècles. L’histoire dans les livres anciens de nos deux mondes, parle d’une couleur proche de celle des rubis. Elle représente la fureur des hommes face à ce qu’ils ne connaissent pas, et le plus important, la peur face à leurs cauchemars qui prennent vie à travers les monstres.
Mais le bleu… Cette lumière, je l’ai déjà vue plusieurs fois. Elle irradie autour de Louis, pulse plus fort quand je suis à ses côtés, et brille de mille feux quand il est sûr d’une idée. Elle est l’image de la protection, emblème d’un protecteur choisi pour donner son corps et son âme dans la survie de son protégé. Ce bleu azur si particulier est le symbole des loups vivants au plus près de la monarchie monstrueuse et des meutes entraînées à sa sécurité.
Alors j’aimerais comprendre. Comment ces deux couleurs, ces deux représentations opposées peuvent-elles cohabiter chez une seule et même personne ? Comment le feu et l’eau peuvent-ils vivre en harmonie ? Perdue dans mes pensées depuis cinq bonnes minutes, je me secoue quand je remarque la gueule ouverte de Louis, prête à se refermer sur le bras du chasseur.
— Stop ! Tu peux retrouver ton apparence, Louis.
Le loup se détend, s’éloigne du chasseur, grogne et repart de l’autre côté du véhicule, où je suppose qu’il a posé ses affaires. James lâche un énorme soupir de soulagement sauf que notre confrontation n’est pas terminée. Et il a plutôt intérêt à me dire la vérité ! Sinon, je crains que nous soyons dans une impasse. Mes yeux tombent sur ceux de James et du coin de l’œil, je remarque qu’Hugo et Lucia reprennent place dans la poubelle sur roues.
Nous nous affrontons debout l’un en face de l’autre. Attendant que l’un de nous engage la conversation. J’espère que le jeune homme que je connais va faire le premier pas, mais c’est une forte tête, donc lui faire cracher le morceau va être difficile. Ou pas ? Qui sait ? Louis interrompt notre combat de regards en se plaçant à mes côtés. Il a un air de défi planté sur le visage.
— Qui es-tu ?
— Qu’entends-tu par-là princesse ? crache James d’un ton rêche, comme pour marquer que c’est lui qui a l’avantage sur moi.
— Une réponse ! Qui es-tu ?
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