PROLOGUE
Code Noir
Mars 1685, Louis XIV
Un édit de soixante articles définissant le statut civil et pénal des esclaves.
Art. 59. « Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d'une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets. »
Misérable fille de sang mêlée, ingénue (libre de naissance), Lise suivant la condition juridique de sa mère bénéficiaient communément des mêmes droits que les blancs libres selon ce texte emblématique du code noir. Pourtant, si cette prétendue loi existait bel et bien, l'odieux préjugé de couleur établi provoquait en réalité une résonance différente sur cette île tropicale de Guadeloupe.
À seulement dix-sept ans, Lise entretenait sciemment la détestable impression de n'être à sa place nulle part, et ce, depuis une éternité. L'héritage ethnique des deux entités hostiles qui cohabitaient à l'intérieur de son esprit, provoquait immanquablement chez elle de nombreuses confusions.
Qui était-elle réellement ?
La fille docile de sa mère ou la progéniture de son inflexible de père ?
En se regardant chaque jour dans la glace, elle n'avait pas le sentiment d'être autre chose qu'une humaine. Mais tout le monde ne cessait de lui rappeler ironiquement à quel point elle avait de la chance d'avoir échappé à la peau caramel de sa génitrice.
Peut-être que l'argent régulier et les cadeaux inespérés que la famille Fougas lui donnaient, offraient beaucoup de choses que d'autre ne pouvait que rêver.
Or, était-ce néanmoins ce qu'elle voulait ?
Même si sa mère, Marie lui répétait sans cesse que sa situation avantageuse était très enviable, elle était certaine que c'était loin d'être le cas.
Comment pouvait-elle concevoir cette conjoncture comme désirable ou plaisante ?
Notamment, lorsqu'elle surprenait cette mère commune en train de pleurer chaque fois que son géniteur allait retrouver à sa femme légitime par la cour qui jouxtait leur propriété. Malgré la clandestinité de son affection, pour une raison que Lise ne parvenait toujours pas à comprendre, elle entrevoyait au combien sa mère chérissait sincèrement cet homme. Et la peur d'être un jour comme cette femme qui attendait la rongeait de l'intérieur.
Les hommes étaient-ils tous semblables ?
Faisaient-ils souffrir les femmes qui les aimaient ?
En effet, son très cher père, propriétaire fortuné et employé dans l'administration civile de la marine avait fait donation à sa mère d'une très belle maison, située sur la rue étroite d'Enfer à Basse-Terre. D'une façon manifeste, elle avait espéré, du moins cru que celui-ci aimait sa mère, mais au vu de son comportement parfois elle n'en acquérait pas la certitude profonde.
Apparemment, c'étant marié avec madame Marie-Antoinette assez tardivement, il avait laissé sa mère mulâtresse tenant comme maîtresse officielle. Née de cette liaison quelque peu romantique et sexuelle qu'entretenait toujours l'honorable Pierre Fougas, elle savait parfaitement à quel point sa famille n'avait rien de conventionnelle.
Certes, grâce à ce paternel issu d'une noble lignée blanche qui semblait très soucieux de son existence, elle avait bénéficié d'une excellente éducation. Mais elle se demandait constamment si l'incapacité de Marie-Antoinette à fournir une descendance n'avait pas quelque chose à voir avec les projets ambitieux qu'il nourrissait à son endroit.
Bien que libre de couleurs tout comme sa génitrice, elle passait davantage pour une blanche grâce sa peau très claire et ses yeux lumineux verts perçants. Et pour cause, seules ses formes voluptueuses ainsi que son abondante chevelure dorée à souhait et frisée naturellement trahissaient ouvertement son ascendance métisse.
Contrairement autres jeunes filles de sa condition sociale qu'elle rencontrait parfois à l'église, Lise vivait une vie solitaire et extrêmement protégée. Et tout cela à cause de son père, qui avait pour ambition de la marier avec une des plus riches familles de la région. Pour ce faire, les instructions de celui-ci la concernant étaient inéluctables et personne ne devait y faire obstacle.
De sorte que sa mère et son entourage respectaient rigoureusement le diktat paternel.
Tout bien considéré, même si elle aspirait en secret à bien plus qu'être la femme méprisée d'un homme, elle avait pleinement conscience que son rêve de liberté représentait une chimère. Une brume factice bien loin d'être réalisable tant que le pouvoir de décision serait tenue éloignée d'elle.
Assise au-devant de sa coiffeuse alors que Cécé tentait vaillamment de discipliner ses cheveux, Lise quand à elle avait l'esprit complètement ailleurs. Le jour qu'elle redoutait plus que tout était arrivée et elle se devait d'y faire face. L'idée de cette première rencontre avec son prétendant et sa belle-famille ne l'enchantait guère, mais elle ne pouvait donner libre cours à aucune émotion.
De nature obéissante, elle faisait toujours ce que l'on attendait d'elle et au vu de sa position, il était donc impossible autrement.
Déjà particulièrement stressée, elle était d'autant plus anxieuse que sa mère ne participait pas au somptueux dîner donné en a son intention. Non que sa mère et elle soit proche, mais il aurait été préférable qu'elle soit présente en fidèle soutien, au lieu d'être absente alors que son géniteur s'apprêtait à la vendre au plus offrant.
Mais bien évidemment, l'illustre famille Duflo ne souhaitait aucunement accueillir chez eux la négresse de Pierre Jean-Baptiste Fougas.
_ Mam'zelle, Lise ?
Sortant de ses pensées, elle rehaussa les yeux sur Cécé.
_ Pouvez-vous, vous lever, mam'zelle Lise, il est temps de revêtir votre belle robe.
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