Crochet
Tout a commencé une nuit semblable à n'importe quelle autre nuit.
Je serais mon ours en peluche contre ma poitrine, alors que je fixai avec mes yeux grands ouverts l'œil aveugle de la lune, à travers le carreau de ma fenêtre.
Dans mon crâne, les histoires de ma nourrice dansaient comme des marins ivres.
Elle m'aura pourri la tête avec ses contes plus que de raison, celle-là...
C'est dans ce contexte que j'ai vu sa silhouette, à lui, se détacher du ciel.
J'ai frotté mes yeux, pensant rêver debout, mais je n'étais pourtant pas la proie d'un songe... Plutôt du démarrage d'un long et vicieux cauchemar.
Un garçon roux volait bel et bien dans les airs, suivis de ce que j'imaginais être une petite étoile.
Qu'est-ce qui l'a attiré vers ma fenêtre exactement ? Encore aujourd'hui, c'est une question à laquelle je n'ai pas de réponse.
Mais à l'époque, je ne me suis pas posé cette question. Un curieux individu volait devant ma fenêtre, tandis que moi je n'étais qu'un garçonnet toujours attaché à son doudou et la tête pleine de rêves.
J'avais des paillettes dans les yeux, rien de plus.
Il a toqué à mon carreau et je n'explique pas comment j'ai réussi à pousser le loquet capricieux pour lui ouvrir.
Et il m'a invité à l'aventure d'une vie.
Où ? Au royaume imaginaire.
Rien que ça...
Si jusqu'alors j'avais été comme hypnotisé, là j'ai eu mon premier doute. Ma première hésitation.
"L'aventure d'une vie"... cela ne sous-entendait-il pas ne jamais revenir ?
Et ma famille, alors ? Et mes frères ? Et ma nourrice ?
Dieu fasse qu'ils me pardonnent tous, où qu'ils soient...
Car oui, j'ai saisi la main de ce garçon quand celui-ci s'est moqué de moi et de mes incertitudes.
Comme je le regrette...
Même en cet instant, je le regrette !
Cependant, il est bien trop tard pour les regrets. Beaucoup, beaucoup trop tard.
Je n'ai qu'à peine pris la main de mon visiteur, que celui-ci m'a tiré à l'extérieur !
J'ai eu peur.
Je me voyais déjà tomber !
Mais c'est alors que l'étoile, que je me suis aperçu être en fait une petite dame ailée, m'a entouré de poussière lumineuse, à la demande de celui qui s'est présenté comme Peter Pan...
Et j'ai volé.
Je flottais dans les airs !
Ah... sentiment grisant et merveilleux que celui de se voir arracher aux lois de la gravité terrestre...
Ça me fait si mal...
Je dois me confesser : j'adorerais pouvoir encore gouter à cette enivrante drogue.
Guidé par Peter, j'ai progressé à travers les vents. Nous allions droit vers l'étoile du matin.
Sur le chemin, il m'a présenté son amie : Clochette, la fée.
Une peste possessive. Je le sais, désormais. Pour le meilleur comme pour le pire.
Des étoiles au-dessus de la tête et dans les yeux, je l'ai écouté en toute innocence me parler de son pays où seuls les enfants pouvaient aller.
Un monde idyllique, où le jeu était roi, où l'on ne manquait de rien, où l'on pouvait aller où bon nous semblait et faire tout ce qui nous plaisait de faire...
Le pire, c'est qu'il croyait et croit toujours en ces mots.
Et moi aussi, j'y ai cru.
J'y ai cru de toutes les fibres de mon être dès que j'ai vu les plages de sables chauds, les arbres fruitiers, les forêts appelant à l'exploration, la montagne haute et intrigante, les plaines d'herbes qui nous invitaient à nous rouler dedans, les poissons brillants dans la mer si bleue, ... et tant d'autres merveilles, si nombreuses que je ne pourrais toute les citer.
J'ai si mal...
J'ai profité de ce paradis pendant... longtemps.
En vérité, j'ignore combien de temps il s'est écoulé.
Beaucoup.
Ça, j'en ai la certitude.
Trop.
Le temps passe vite quand on s'amuse.
Il file entre les doigts comme le sable fin dont sont faites ces plages...
Même là, sur ma langue, je ne peux pas détester pleinement ces grains salés.
J'ai grandi.
J'ai grandi sans bien m'en rendre compte.
Quel âge avais-je quand je suis parti ? Assez petit pour croire que mon ours en peluche était un gardien sans failles.
C'est quand j'ai perdu celui-ci, dans les broussailles, et que ça ne m'a pas plus affecté que j'ai compris que j'avais changé.
Je l'ai remplacé par un couteau que Peter m'a offert, trouvé je ne sais où.
Un nouveau jouet, pour un nouveau petit garçon.
La seconde fois où j'ai compris que j'avais changé, c'est quand j'ai pêché pour la première fois par moi-même un poisson.
J'avais fabriqué la canne à pêche avec une ficelle, une branche ramassée sur un chemin et un hameçon rouillé.
Mon ami m'a frotté la tête avec fierté, pendant que Clochette lui tournait autour de la tête pour avoir son attention...
Je lui arrivais presque au menton, alors que lors de notre première rencontre, je ne surplombais qu'à peine son genou.
Pour fêter cette prise, il m'a offert un manteau rapiécé, qui m'allait bien, d'après lui.
Un vêtement trop grand, d'adulte, mais que j'ai chéri longtemps.
La troisième fois où j'ai compris que j'avais changé, c'est quand pour la première fois j'ai réellement eu peur, quand pour la première fois j'ai entrevu les dangers de cette île.
Nous étions à jouer à nous poursuivre, comme nous l'avions déjà souvent fait.
Au détail que cette fois, c'était sur un îlot, proche d'un grand rocher creux qui me faisait pensait à un crâne ricanant. Cela me faisait alors rire.
Et c'est là que j'ai frôlé la mort.
Mon pied a glissé sur de la mousse, alors que je courais inconsciemment dans la cavité.
Je suis tombé à l'eau et pas sur la tête, heureusement !
Mais c'est également ici que j'ai fait la rencontre de celui qui hante encore mes pires cauchemars...
Un crocodile.
Un énorme et ventripotent crocodile.
Sa mâchoire a claqué si près de ma main...
Peter s'est moqué de moi quand il m'a rattrapé, après que j'ai fui hors de la grotte.
Mon cœur battait si vite...
Je voyais et revoyais en boucle les dents de la bête se refermer si proche de ma chair...
J'avais déjà côtoyé la mort sur cette île, bien sûr !
Mais c'était la première fois que je m'en rendais compte à ce point.
Pour la première fois, cela ne m'était pas apparu comme un jeu.
Puis est arrivé ce jour où j'ai commencé à dépasser en taille Peter.
Cela m'a fait sourire, au début. Je ne voyais pas le mal et mon ami était désormais obligé de voler pour me prendre du haut.
Au fil du temps, je l'ai de plus en plus dépassé.
Et... j'ai vu les changements s'opérer lentement dans le regard de Peter.
Je les ai vus, mais j'ai refusé d'y faire attention.
Pourtant, de mon côté aussi, je me rendais bien compte qu'un cap avait été passé... je ne m'amusais plus autant, je ne prenais plus plaisir aux mêmes choses, me venait des besoins et envies que je n'avais pas avant...
Je suis devenu adulte sans vraiment m'en apercevoir.
Cependant, Peter, lui, s'en est bien aperçu.
Et c'est là que la tragédie commence réellement.
« Les adultes n'ont pas le droit de venir au pays imaginaire. »
Ce sont ses mots.
Des mots qu'il m'a adressés et qui m'ont fait au moins aussi mal que ce qui a suivi.
Le pays imaginaire est la terre des enfants et Peter Pan en est le seigneur et protecteur... Et il n'éprouve pas de pitié.
C'est quelque chose que l'on apprend en grandissant, la pitié.
Quand on est jeune, on n'a pas encore appris ce carcan.
On fait mal, sans s'en rendre compte.
On se met en danger et l'on met en danger les autres sans en avoir conscience.
Ce n'est qu'un jeu, après tout... !
Peter Pan ne grandit jamais.
C'est un enfant pour l'éternité.
Et moi, j'étais un adulte, sur sa terre.
Nous nous étions déjà battus.
Nous nous étions déjà fait mal.
Nous nous étions déjà blessés.
Mais jamais nous ne l'avions fait pour de vrai.
Jamais cela n'avait été grave.
Jamais nous ne l'avions fait avec des armes.
Ma main me fait mal...
Je ne voulais pas moi. Je n'ai pas compris pourquoi mon ami m'attaquait, sur l'instant.
J'ai reculé, j'ai reculé face à ses assauts... j'ai tant reculé que je suis tombé de la falaise près de laquelle nous étions.
Je ne me suis rattrapé qu'in extrémis au rebord ! Hélas...
En réalité, ce n'est pas ma main qui me fait mal. C'est son absence.
Peter m'a planté la main, avec ce même couteau qu'il m'avait offert.
Je suis tombé en hurlant de douleur, l'acier me transperçant toujours la paume.
Je suis tombé de si haut...
Et cette fois, pas de poussière de fée pour m'arracher à l'attraction terrestre.
La mer.
C'est à la mer que je dois ma survie.
Si élevée qu'ait pu être la falaise, la mer a amorti suffisamment ma chute pour que je parvienne à passer entre les griffes de la mort.
En revanche, mon sang a attiré un ami. Un très vieil ami...
Le crocodile.
Celui-là même qui m'avait tant effrayé quand j'étais plus jeune.
Et cette fois, il n'a pas raté ma main.
La lame lui a coupé l'intérieur de la bouche, c'est pourquoi il m'a relâché vite.
Par contre, mon membre n'a pas eu cette chance. Lui est resté entre les crocs du prédateur.
C'est comme cela que je me retrouve sur la berge, trempé, crachant du sable, un moignon sanguinolent au bout du bras gauche...
J'ai mal. J'ai si mal...
Ma blessure me fait mal, mon cœur trahi me fait mal... !
Des années d'amitiés, pour qu'il me fasse ça !
...À combien a-t-il fait ça déjà ?
Car il y en a eu d'autres.
J'accepte de voir les indices, maintenant.
À qui était le couteau ?
À qui était le manteau ?
À qui était l'hameçon rouillé ?
Et tant d'autres choses...
Ironie du sort, en tournant le regard, je trouve l'île en forme de crâne.
Mon comparse à écailles ne s'était évidemment pas éloigné beaucoup de chez lui...
Peter sait la peur que cet animal me procure.
Il ne pensera pas à me chercher là, en admettant qu'il me sache vivant.
J'avance difficilement, chaque pas me lance, mais je ne m'arrête pas.
C'est de cette manière que je trouve le bateau.
Tout au fond, des trous dans la coque, des fissures lézardant son bois, sa voile en lambeau...
À qui appartenait-il à la base... ?
Est-ce l'un de mes prédécesseurs qui l'a construit ou est-il arrivé depuis l'extérieur... ?
Qu'importe pour le moment.
C'est l'endroit idéal pour me cacher, pour panser mes plaies, pour me faire oublier le temps qu'il faudra...
Le crocodile ne pourra pas y monter.
Peter ne viendra pas ici.
J'y suis en sécurité.
Ma botte écrase l'herbe, tandis que les pans de mon manteau claquent dans le vent.
De mon crochet je taquine ma moustache, pendant que ma main pianote sur la garde de mon sabre.
J'observe mon bourreau jouer avec ses nouvelles victimes, en contre bas.
Oui. Ses. Ils sont plusieurs, cette fois.
Ravir un enfant à la fois à sa vie ne lui suffit apparemment plus.
Ou bien s'est-il lassé des jeux à deux.
Il ne m'importe.
Je les sauverais. Je les sauverais comme j'aurais aimé que l'on me sauve.
Pour moi, il est trop tard, bien trop tard.
Tandis que pour eux... Il y a encore un peu d'espoir.
Derrière moi se tient celui qui se fait surnommer Monsieur-mouche, seule personne à avoir échappé à Peter avant moi et premier occupant du bateau que nous avons ensemble remis à flot...
Près de la côte, mon comparse à écailles patiente. Il nous attend, moi et ma chair à laquelle il a pris gout après m'avoir avalé la main...
Il faudra que je trouve une solution pour qu'il ne soit plus dans mes pattes, un jour...
Je ferai ça plus tard.
Chaque chose en son temps.
Pour le moment, j'ai des enfants à sauver...
Pour le moment, j'ai une revanche à prendre.
Telle est de début de l'histoire de celui qui va être connu sous le nom de "capitaine crochet"
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