Le roi Gel

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Au sein d'une des plus glaciales régions du pays, dans une bâtisse un peu à l'écart des autres habitations de la ville, une lumière est toujours allumée, malgré l'heure tardive.

Et pour cause, le maître de la maison est mort, victime d'une longue maladie, et il faut à présent veiller sa dépouille.

Aussi, sa femme et son fils sont éveillés, en compagnie d'un prêtre, occupés à prier pour l'âme du défunt.

Le jeune homme se tient bien droit aux côtés de sa génitrice, luttant contre son caractère énergique afin de rester immobile, par respect pour la mémoire de son père et de la tristesse de sa mère.

Pourtant, c'est bien elle qui finit par briser le silence, pour lui murmurer d'une voix rendue rauque par les larmes qu'elle a versées dans la journée :

« Mon petit. Tu sais qu'il n'est pas bon pour une femme d'être seule. Surtout si elle n'est pas riche. C'est pourquoi tu dois t'attendre à ce que je me remarie bientôt. J'aimerai ton père à jamais, mais pour que nous puissions continuer à vivre loin du besoin, je n'ai pas d'autre choix. Notre monde est ainsi fait. »

Le jeune homme hoche doucement la tête, compréhensif.

Et en effet, après seulement quelques jours, les prétendants commencent à aborder la veuve, se vendant tour à tour chacun comme le meilleur parti à prendre.

Il faut dire que si ses terres sont petites et peu attractives... la femme est dotée, en revanche, d'une beauté apte à séduire quiconque pouvant poser les yeux sur elle.

Finalement, après une longue réflexion, elle porte sa décision sur un homme qui n'est ni le plus riche ni le plus noble des habitants de la ville, mais qui est intelligent et sait se faire aimer de tous. De plus, il est le père d'un fils, d’à peine un an de moins que celui de la veuve.

Cette dernière songe donc que les deux garçons pourront bien s'entendre.

Pourtant, dès leur rencontre, une tension entre les deux adolescents se fait immédiatement ressentir.

Mais la femme se dit que cela leur passera. Que le temps ne tardera pas trop à venir à bout de cette défiance !

Qu'ils ne sont simplement pas ravis d'avoir à vivre dans la même maison que des personnes leur étant, pour l'instant, étrangères !

Bien vite, le mariage a lieu et est l'occasion d'une belle fête !

Le temps passe. Jours, puis semaines, puis mois... et rien ne s'arrange. Au contraire.

Pour commencer, le beau-père n'est absolument pas l'époux idéal.

Narcissique et dictatorial, il mène la maisonnée d'une main de fer. Et puisqu'une femme n'a pas à contredire son mari, l’épouse ne peut que se plier à son autorité.

Et deuxièmement, il déteste définitivement son beau-fils. Il ne manque jamais une occasion de le rabaisser et de l'insulter, pendant, qu'au contraire, il glorifie et encense son propre enfant à outrance.

C'est plus d'un an, qui s'écoule ainsi.

Le garçon a mûri en un magnifique jeune homme, qui commence de plus en plus à gagner en charisme et en beauté, tandis que son beau-frère a tendance à devenir encore plus désagréable et peu amiable au fil du temps.

Le père observe, bien évidemment, cette progression d'un mauvais œil.

Comment le fils de sa femme peut-il oser, non seulement concurrencer, mais même largement dépasser son propre enfant ?

De plus, il a bien conscience de leur écart d’âge… Et donc de qui des deux sera prioritaire sur l'héritage du domaine, quand lui sera trop vieux pour s'en occuper.

« Moi vivant... jamais. » pensait-il souvent, tout en réfléchissant à un moyen de s'en débarrasser.

C'est ainsi qu'une idée abjecte lui vint finalement à l'esprit.

Un soir, il aborde son épouse avec une inhabituelle douceur qui met tout de suite cette dernière sur ses gardes :

« Ma douce ? »

« Oui mon amour ? »

« Ton fils... Il est en âge de se marier bientôt, aussi je réfléchissais à lui trouver quelqu'un. »

« Vraiment ? Et... as-tu réussi ? »

« Bien sûr... C'est même un très bon parti ! Connu de tous et réputé pour sa grande richesse ! »

La femme ne s'attendait évidemment pas à cela ! Elle ouvre des yeux ronds, sa méfiance envolée.

« Eh bien ! Tu t'es surpassé ! Mais de qui s'agit-il donc ? »

La bouche de l’homme se tord alors d'un sourire mauvais.

« Le Morozko. »

Son épouse pâlie. Tout le monde a déjà entendu parler du roi Gel, le terrible démon de l'Hiver, la Mort !

Si tout un chacun colporte, effectivement, à propos de sa richesse infinie, on ne dénombre en revanche plus toutes les histoires d'infortunées âmes, mortes de froid sous ses caresses impies !

Elle implore aussitôt tout son souffle pour son pauvre enfant, mais son époux demeure inflexible. Il a décidé que son beau-fils ira le lendemain même dans la forêt, pour partir à la rencontre du Morozko.

Et si jamais le Gel ne veut pas de ce mariage... tant pis ! Le roi n'aura qu'à le tuer, à l'instar de tous les autres qui se sont déjà perdus dans le froid !

Dès le lever du soleil derrière les nuages hivernaux, le garçon embrasse sa mère, en la remerciant pour tout ce qu'elle avait pu faire pour lui.

Puis, il adresse un geste grossier à son beau-père et son beau-frère, avant de s'enfoncer à pas décidés à travers les arbres enneigés de la forêt, sans même se retourner.

La neige fraîche rend sa progression laborieuse. Le froid l'assaille de toute part malgré ses épais vêtements. Les sapins blancs se confondent tous devant ses yeux.

Il n'a absolument aucune idée d'où il peut se trouver, mais il continue pourtant sa marche, toujours tout droit.

Il est bien trop fier pour rebrousser chemin jusque chez lui, où il sait que son beau-père ne l'accueillera pas à bras ouvert de toute façon... En admettant qu'il puisse retrouver sa route, bien sûr.

Aussi, il persiste à mettre laborieusement un pied devant l'autre, encore, et encore.

S'il tombe, il se relève.

Si ses jambes lui crient grâce, il les ignore.

Si une congère s'écrase sur lui depuis le haut d'une branche, il repousse juste la neige.

Il est hors de question, pour lui, d'abandonner.

Au bout d'un temps infini, il arrive finalement à un espace dégagé.

Quand il lève les yeux, le ciel gris ne lui offre aucune idée de l'heure qu'il peut être.

Cette constatation le fait s'interrompre et froncer les sourcils sous son bonnet. S'il ne s'est, évidemment, jamais enfoncé aussi loin dans la forêt, il a malgré tout vécu dans cette froide région toute sa vie... Il a l'habitude de pouvoir juger de l'heure en dépit du ciel le plus couvert !

Perplexe, il baisse alors les yeux, pour tomber sur une étrange vision... À l'orée des arbres, devant lui, une solide jument blanche est allongée dans la neige, avec une personne debout à ses côtés, qui lui brosse le poil d'une main sûre !

L'inconnu est dos tourné au garçon, une cape noire blanchie par les flocons sur ses épaules, sa capuche rabattue.

La jument pivote paresseusement son regard profond vers lui, puis vient saisir délicatement le vêtement de son maître, pour tirer doucement dessus, l'avertissant de la présence du jeune homme.

Sans arrêter de s'occuper de sa monture, ce dernier demande alors, après un temps : « As-tu froid ? »

Il a une voix avenante, pourtant le jeune homme ne peut réprimer un frisson aussi bien d'inquiétude, qu'à cause de la température qui lui paraît avoir encore baissé... Le vent aurait été muni du don de la parole, qu'il se serait exprimé comme cet étranger.

« J'ai connu pire... »

Réponds cependant le garçon, qui n'aime pas se plaindre.

Son interlocuteur range sa brosse dans un sac à ses pieds, avant de commencer à tresser la crinière de sa monture.

« Vraiment ? Même pas un peu ? »

Un vent s'intensifie alors qu'il prononce ces mots. Le garçon se sent à présent gelé jusqu'aux os !

Il n'est pas un idiot, il a bien compris que ce mystérieux inconnu n'est pas un humain normal, mais bien un des esprits de la nature... Peut-être même le Morozko en personne !

« Non... je n'ai pas froid... pas du tout ! »

Son interlocuteur abandonne alors son ouvrage pourtant non fini.

L'instant d'après, il a avalé la distance le séparant du jeune homme, son visage désormais bien visible, à une quinzaine de centimètres du sien, accompagné d'une encore plus intense vague de froid !

« Et maintenant ? »

Mais le courageux ne parvient pas à articuler la moindre parole. En effet, non seulement son souffle peine à sortir de sa gorge congelée... mais il est, de plus, inexplicablement troublé par l'apparence de son interlocuteur.

Malgré son étrange présence oppressante, sous sa cape, le démon de l'Hiver n'est en réalité pas si grand.

Vêtue d'un manteau à fourrure d'un blanc immaculé, décoré de diamant, sa carrure lui évoque à la fois la délicatesse des flocons de neige et la puissance inarrêtable d'une tempête.

À son côté pend une épée au pommeau doré, dans un fourreau ouvragé bleu givre.

Ses cheveux lâchés lui tombent sur les épaules comme une cascade de glace.

Son visage pâle est imberbe, comme pour permettre d'en admirer les traits fins, mélange mystique entre ceux d'un adolescent à peine sorti de l'enfance et ceux d'un être né avant le Temps.

Mais ce qui captive le plus le garçon, c’est sans nul doute les hypnotiques yeux qui le scrutent avec amusement et curiosité : d'un bleu éclatant, comme de somptueux joyaux de givres étincelants.

Face au silence du jeune homme, il penche la tête sur le côté.

« Tu ne ressens aucune peur devant moi. » constate-t-il avec douceur. Un sourire moqueur fleurit sur ses lèvres délicates.

« Eheh... Pas la peine de mentir : tu es transi de froid. Mais... il serait bien dommage que je doive emporter si tôt un garçon aussi courageux que toi ! »

Cependant, le jeune homme n'entend qu'à peine ces derniers mots : il s'effondre brusquement, à bout de force, incapable de tenir plus longtemps.

Le jeune homme émerge avec difficulté du sommeil.

Dans un grognement, il se tourne sous ses empilements d'épaisses couvertures.

Il n'a jamais été très du matin.

Il est au chaud, ici, c'est agréable...

...C'est une impression qu'il a, ou son lit est plus douillet que dans son souvenir ? Il lui paraît plus grand également...

Les évènements lui reviennent brutalement en mémoire, lui coupant le souffle !

Il se redresse, repoussant les couvertures et ignorant la douleur de ses engelures ! Il n'est absolument pas chez lui, non.

L'endroit dans lequel il s'est éveillé est un cottage dont les murs sont peints pour figurer les sous-bois d'une forêt enneigée, tandis que le plafond imite quant à lui un ciel étoilé.

Le grand lit dans lequel il a dormi est à la fois simple et confortable.

Sur sa gauche, dans un coin, se dresse une pile de fourrage pour chevaux, devant laquelle est allongée la jument du roi Gel, visiblement somnolente.

Pendant que sur sa droite, se trouve une table ouvragée, encadrée par trois chaises hautes, dignes de trônes.

Et pour finir, à l'autre extrémité de la pièce, en face de lui, un gros poêle en briques distille une agréable chaleur, devant lequel Morozko est assis dans la quatrième chaise, un morceau de bois dans une main, qu'il sculpte à l'aide d'un couteau au reflet d'argent.

Il porte son ouvrage, encore informe, à hauteur de son œil, avant de murmurer :

« Te voilà réveillé. Tu dois avoir faim. »

En réponse, le ventre du jeune homme émet un peu élégant grognement affamé, ce qui le fait rougir d'embarras.

« Un peu... »

Comme s'ils n'avaient attendu que ces mots, se matérialisent sur la table des profusions de mets raffinés, à rendre jaloux un roi !

« Alors, sers-toi autant qu'il te plaira. Tout est pour toi. »

La faim du garçon ne s'en fait que davantage ressentir !

Il commande à ses membres fatigués de l'extraire du lit, mais quand il tente de se passer en position verticale, ses jambes se dérobent sous lui, comme celle d'un faon !

Heureusement, une froide main, douce et ferme, lui saisit le bras, lui épargnant de s'effondrer au sol.

Le roi Gel le soutient sans effort, ayant encore une fois avalé les distances tel un vent vif.

C'est avec des gestes prudents, qu'il l'aide à marcher jusqu'à la table.

Sous ses pieds, il rencontre la texture de la neige fraîchement tombée, mais il ne ressent pourtant aucune sensation de froid ou d'humidité...

Le démon le fait s'asseoir dans l'un des sièges, puis lui indique poliment les victuailles.

Il ne faut pas lui en dire davantage ! Il saute sur la nourriture, mangeant avec appétit, sans se préoccuper de se salir ! Il a bien trop faim !

Son hôte ne touche quant à lui à rien, se contentant de le regarder patiemment regagner des forces, en souriant.

Ce n'est qu'une fois que le jeune homme semble repu, qu'il reprend la parole :

« Quand tu te sentiras prêt, tu pourras repartir... Chargé de quelques présents de ma part, pour te récompenser de ton courage. »

« Oh, vraiment ? » s'illumine le garçon, avant de se rappeler la raison de sa présence, « C'est-à-dire que... »

Il lui raconte son histoire, ainsi que le projet de mariage décidé par son beau-père.

Le Gel l'écoute sans l'interrompre, ses magnifiques yeux ne cillant jamais. Ce n'est qu’une fois le récit du jeune homme terminé, que le démon émet un rire froid comme le Nord.

« Eh bien ! En voilà un qui ne manque ni de culot ni d'ambition ! Cependant, il a bien précisé que si je ne voulais pas de ce mariage, je pourrais parfaitement refuser ? »

« Euh... oui... »

« Parfait. C'est ce que je fais. Et puisque ton beau-père n'est personne pour me dicter ma conduite, je décide de te renvoyer chez toi en vie et couvert de présents. »

Il finit sa phrase dans un fin sourire supérieur qui découvre ses impeccables dents blanches.

Après son repas, le jeune homme se sent fauché par une nouvelle vague de fatigue. Aussi, aidé par son hôte, regagne-t-il le lit, incapable de penser à autre chose que son envie plonger dans le sommeil.

Le garçon se réveille encore une fois dans la maison du démon de l'Hiver, sans trop savoir combien de temps il a pu dormir.

Instinctivement, il cherche des yeux le roi Gel, mais celui-ci n'est nulle part.

C'est avec une infinie prudence qu'il s'extrait des couvertures. Heureusement, quoique tremblantes sous son poids, ses jambes acceptent de la soutenir cette fois-ci.

Un riche repas tout chaud, comme s'il venait tout juste d'être servi, l'attend sur la table.

N'étant pas affamé comme la fois précédente, il mange plus doucement, prenant le temps de savourer et d'observer plus en détail la demeure du Morozko.

Il note ainsi la présence d'une porte en bois de sapin à côté de la pile de fourrage. Ouverture qui paraît flotter au milieu de rien, à cause des peintures d'extérieurs s'étalant sur les murs.

Peintures qui sont d'ailleurs d'un invraisemblable réalisme, avec une telle profusion de détails, qu'elles donnent mal à la tête au jeune homme ! Il a l'impression de voir les arbres être agités par un vent doux, la neige briller sous les rayons de lune, ou de petits animaux faire leurs vies à la périphérie de son regard...

Il préfère en détourner les yeux, pour venir s'intéresser au reste du cottage.

Le jeune homme avait déjà remarqué que le lit était grand, mais ce n'est qu'à présent qu'il se fait la réflexion qu'il y a largement assez de place pour que deux personnes s'y étendent ensemble... Pourquoi il pense à ça, maintenant ?

Il reporte son attention sur la table. Moins de possibles sources de pensées étranges.

Il tend la main vers une assiette de petits gâteaux au miel, dans laquelle il en pioche deux.

Alors qu'il croque avec gourmandise dans l'une des sucreries, ses yeux se posent sur une étagère basse, cachée dans l'ombre du poêle.

La curiosité est un vilain défaut, mais il se lève malgré tout pour se pencher devant.

Il se fige, éberlué !

Elle est chargée d'une collection de statuettes de bois, sculptées avec une précision divine ! Une myriade d'animaux miniatures, arbres, armes et personnages, tous plus réalistes les uns que les autres.

Au premier rang, l'une d'entre elles, visiblement plus récente, attire cependant davantage son attention.

Il s'agit assurément de celle sur laquelle travaillait le roi durant son premier éveil...

Elle le représente, lui. De ses bottes usées, en passant par son épais manteau de fourrure, jusqu'à ses cheveux rebelles !

Le jeune homme la saisit délicatement pour mieux l'observer. Son visage a été réalisé avec une telle précision qu'il paraît vivant ! Un courage lumineux, dont il s'ignorait pourvu, brille dans ses yeux, alors qu'un sourire espiègle et fier relève ses lèvres de bois...

Une main glaciale se referme sur la sculpture, la lui arrachant d'un geste ferme.

« Ceci est à moi. »

Le démon de l'Hiver est debout dans son dos, presque collé à lui, ses yeux bleus plongés dans les siens. Le garçon a l'impression que ses poumons se couvrent de givre sous la présence du dieu...

« P... pardon... »

Le roi le fixe encore un temps qui lui semble infini, avant de rompre l'échange et de reposer la sculpture à sa place.

« Tu vas mieux. »

« Oh, hum, oui, merci ! »

« Suis-moi, j'aimerais te présenter quelqu'un. »

D'un pas vif, il se dirige vers la porte qu'il ouvre, sans pourtant que le vent hivernal parvienne à dépasser le porche.

Le jeune homme s'approche, prudent... Dans l'ombre des bois nocturnes, à côté de la jument du roi, il tombe alors nez à museau avec un splendide étalon à la robe crème, qui tend aussitôt sa grande tête vers le jeune homme !

Celui-ci lui présente, comme en transe, sa main, que l'animal renifle un court instant, puis les lui lèche affectueusement !

« Estime-toi honoré. Elle a insisté pour que tu sois transporté par l'un de ses enfants. Il se nomme Pruga. » commente le Morozko, en jetant un regard à sa propre monture, qui renâcle prétentieusement.

« Je... je ne sais pas quoi dire ! Il est magnifique ! »

À ce compliment, le cheval redresse la tête, comme pour feindre la modestie.

« Il t'a déjà adopté. Et j'ai pour principe de ne jamais revenir sur ma parole quand je l'ai donnée. » réponds le démon, laconique, « ...Tu devrais retourner à l'intérieur. Tu n'es pas encore bien rétabli. »

Il accompagne ce dernier conseil d'un geste poli, mais autoritaire, vers la porte du cottage (porte qui flotte littéralement au milieu des bois, d'ailleurs).

Il obtempère donc, escorté par son hôte, suivi de la jument du roi et de Pruga, qui s'installent devant la pile de fourrage, pendant que le jeune homme va s'asseoir sur le lit, pensif.

« ...Puis-je vous poser une question ? »

« Je t'écoute. »

« Les légendes parlent de vos... "conquêtes", que vous abandonneriez ensuite dans la neige... Est-ce vrai ? »

Morozko le dévisage, aucune émotion ne troublant ses traits sans âge.

« Qu'en penses-tu, toi ? »

« Je ne sais pas... »

Le roi désigne alors l'arme qui pend à sa ceinture.

« Je porte l'épée depuis que les hommes m'ont rêvé ainsi. Il en va de même pour les histoires. Je suis moi et j'étais là avant le Temps, mais j'existe car il y a des gens qui croient en mon nom... Pour revenir à ta question... En quelque sorte, oui. L'Hiver est cruel. Ceux qui s'y perdent en le craignant n'y survivent pas. La Mort vient pour tous, à un moment. »

Un frisson de peur primale traverse le jeune homme, mêlé d'une légère et un peu macabre fascination pour ce Dieu solitaire.

À son troisième réveil dans le cottage, le jeune homme se sent bien moins perdu que les fois précédentes. Par réflexe, il cherche la silhouette de son hôte.

Celui-ci est debout à côté de sa jument, occupé à la bichonner d'une main experte.

« Tu sembles enfin rétablie. » commente le roi, d'une voix neutre.

En effet, le garçon ne ressent plus la moindre trace de cette fatigue de la convalescente.

« Il est donc temps pour toi de rentrer. »

Une inexplicable tristesse traverse le jeune homme à cette annonce.

Le démon lui tourne toujours le dos, sans le regarder, tandis qu'il finit :

« Mange un peu, puis tu pourras t'en aller. Pruga est déjà prêt et t'attend, avec les quelques présents que je t'ai promis. »

Il obtempère, les gestes lents, l'humeur morne. L'inquiétante et à la fois apaisante présence du dieu va lui manquer... Mais d'un autre côté, il se fait du souci pour sa mère. Il ne peut juste pas se résoudre à la laisser seule avec le tyrannique beau-père plus longtemps.

Quand il ouvre la porte, il trouve un ciel d'une soirée naissante, taché de juste une poignée de longs nuages ternes.

Pruga piaffe d'impatience dans la neige épaisse, un sac de voyage bien rempli déposé à côté de lui.

Le jeune homme prend le temps de venir saluer sa nouvelle monture, lui offrant une pomme piochée sur la table du roi Gel, avant de se pencher avec curiosité sur le sac.

Ses yeux s'exorbitent quand il en découvre le contenu ! Il est rempli de vêtements coûteux, de moult bijoux, de joyaux, et de pièces d'or !

Il se retourne vers le Morozko, pour protester vivement : « Seigneur, c'est trop... »

Mais l'autre lève la main pour l'interrompre.

« C'est un cadeau. Prends-le. »

Un éclair d'une émotion, que le jeune homme n'identifie pas, traverse les pupilles du démon, alors qu'il dit doucement :

« Crois-moi, cela vaut mieux. Il te servira plus qu'à moi. Et puis... personne n'est fait pour épouser la Mort et l'Hiver... Ni ne devrait avoir à le faire. » Il a prononcé ces derniers mots d'une voix plus basse, avec ce qui ressemble à de la tristesse.

Il referme alors lentement sa porte, qui disparaît à peine est-elle close.

Le courageux garçon est désormais seul, avec Pruga et son sac bien rempli, au milieu des bois obscurs d'une soirée débutante.

L'animal frotte son museau à l'épaule de son maître, qui le caresse en retour, pensif.

Et maintenant ? Comment va-t-il retrouver son chemin ?

Le cheval lui saisit alors la capuche, pour le tirer vers lui, l'invitant à grimper sur son dos.

« Le Gel a dit que tu allais me ramener à la maison... Je peux te faire confiance ? »

Un hennissement teinté d'orgueil lui répond.

Le jeune homme prend donc le sac sur son épaule et, aidé par Pruga, il monte en selle.

Une fois son cavalier en position, l'étalon se met en route, accélérant rapidement, aucunement gêné par sa charge, les obstacles sur son chemin, ni la neige profonde !

Le garçon est fouetté par le vent et pourtant il ne peut se retenir de sourire de joie pure ! Il n'a jamais été aussi vite, ni connu de monture sur laquelle il était autant à l'aise !

Il lui est impossible de savoir s'il a chevauché des heures ou seulement quelques minutes, mais il est, en tout cas, presque déçu d'arriver dans la cour du logis familial... Il aurait voulu que cela dure plus longtemps.

Il est tiré de ses pensées par le son de la porte qui claque brutalement contre le mur, rapidement suivi par l'étreinte de sa mère qui se jette à son cou en pleurant !

« Mon fils ! Mon fils adoré ! Tu es en vie ! Dieu soit loué ! Quatre jours... Nous te croyions mort !»

Le beau-père, probablement attiré par le bruit, arrive à son tour, fronçant les sourcils avec colère en voyant son beau-fils.

« Que fais-tu ici ? Je t'avais dit... »

« Le Morozko n'a pas voulu de moi. » le coupe le garçon, « Je l'ai bien rencontré, mais il a refusé votre proposition. En revanche, il m'a fait quelques cadeaux. »

Suspicieux, son beau-père s'approche du sac que lui présente le jeune homme, lorgnant du coin de l'œil Pruga, qui lui montre les dents.

Mais son attention est ensuite tout happée par les richesses qu'il découvre !

« Incroyable... Je n'ai jamais rien vu de tel ! C'est... c'est... »

Ses yeux se redressent vers son beau-fils, une jalousie pure brillant dans le fond de ses prunelles.

« Tu dis que c'est le démon de l'Hiver qui t'a donné tout ceci ? »

« Oui. »

L’homme le dévisage longuement, puis les commissures de ses lèvres se relèvent en un sourire cupide.

« Ma douce ? » articule-t-il tendrement, « Va chercher les vêtements les plus chauds et beaux que nous possédons. Demain matin, mon fils va sortir. »

Il se tourne vers son beau-fils, avant d'ajouter, hautain : « Si le Morozko t'a donné autant, à toi, nul doute que mon fils recevra bien davantage ! »

La soirée est dédiée entièrement à la préparation de du vilain beau-frère. Celui-ci alterne entre des grommellements, mécontents d'avoir à sortir en plein hiver, et des bravades prétentieuses à l'intention de son beau-frère. Mais ce dernier ne lui renvoie rien qu'un mépris froid.

Le matin venu, il s'enfonce péniblement dans la forêt, sous les encouragements de son père.

La journée s'écoule à une lenteur affligeante, que le courageux fils passe principalement dans l'écurie en compagnie de Pruga, loin de l’avide beau-père qui, quant à lui, s'occupe en tentant d'estimer la fortune que son beau-fils a rapportée ou en fixant l'horloge, tout en imaginant comment son enfant va pouvoir revenir avec toutes les richesses qu'il allait inévitablement obtenir !

Un traîneau doré semble être, selon lui, la possibilité la plus probable.

Ce n'est qu'en début de soirée qu'un hennissement puissant se fait entendre à l'extérieur.

Toute la maisonnée se précipite aussitôt dehors, à la suite de l'homme de la famille !

Dans la cour, ils sont accueillis par un vent glacial qui rugit avec fureur, tandis qu'une somptueuse jument blanche s'avance dans l'obscurité de la nuit, ses naseaux dilatés exhalant des nuages de fumée agressifs.

Sur son dos, le roi Gel se dresse, plus majestueux et terrifiant que jamais.

Sa cape claque rageusement derrière lui, telles des ailes brassant les rafales.

Ses cheveux volent, furibonds, autour de son visage.

Sa si belle bouche est plissée d'indignation.

Quant à ses splendides yeux, ils sont exorbités et brillants dans la nuit, alors qu'ils lancent des éclairs déchaînés.

Il saisit une forme jetée en travers de sa selle, qu'il envoie brutalement au pied de l’avide père.

« Reprends cet insolent rat, humain ! J'ai vu des scélérats moins irrespectueux ! »

C'est un beau-fils momifié par le froid qui gît dans la neige, le visage distordu par une terreur absolue.

La tempête s'intensifie encore, à l'instant où le Morozko continu d'une voix aussi puissante et grondante que le blizzard :

« De plus, tu as eu l'impudence de vouloir m'imposer tes décisions non pas par une, mais bien par deux fois ! Tu souhaites tant que cela voir mon or ? Très bien. Ainsi soit-il ! Je te permettrais de l'entrevoir, pendant que je t'emporte ! »

Sa main fuse vers le cupide homme, qui hurle alors qu'il l'attire à lui ! Il se débat, mais la Mort le tient trop solidement.

Le roi Gel adresse ensuite son regard vers le courageux garçon, qu'il salue d'un hochement de tête, étonnamment chaleureux en comparaison de la colère glaciale dont il a fait preuve jusqu'alors.

Puis, le démon et le beau-père disparaissent ensemble dans un grand tourbillon de neige, après lequel la nature se calme progressivement.

Le jeune homme guide alors sa mère, abasourdie, jusqu'à l'intérieur de la maison, au chaud et loin de cette cour, théâtre de bien trop de choses en bien trop peu de temps.

Le lendemain, le garçon courageux sort seul, à la rencontre du cadavre de son beau-frère, qu'il saisit rudement, jusqu'à le porter à l'église de la ville.

Il explique à un prêtre que père et fils s'étaient tragiquement perdus dans la forêt, mais qu'il n'avait retrouvé que ce pauvre garçon.

Le religieux lui assure qu'il allait prier pour leurs âmes. Le jeune homme le remercie, refusant poliment la proposition du prêtre pour qu'ils veillent le mort ensemble. Puis retourne chez lui.

Là, sur la table de la salle à manger, à côté du sac vomissant ses richesses, il dépose un mot à l'intention de sa mère.

« Avec ça, tu pourras vivre dans l'opulence sans avoir à dépendre d'un quelconque mari. »

Il se dirige ensuite vers l'écurie, où Pruga mâchonne du fourrage.

« Tu penses pouvoir retourner à la maison du roi Gel ? »

L'étalon plonge son regard dans le sien un instant, comme réfléchissant, puis henni, affirmatif.

Le garçon l'enfourche donc vivement, à peine honteux d'être aussi pressé.

Un temps indéterminé de cavalcade libératrice plus tard, il met pied à terre dans un recoin de forêt identique à n'importe quel autre. Pourtant, il sait qu'il est au bon endroit.

Il gonfle ses poumons gelés pour crier le nom du démon de l'Hiver, mais l'espace s'ouvre soudainement devant lui.

« Que fais-tu ici ? » demande le Morozko, avant de jeter une œillade de reproche à Pruga, « Personne n'est censé pouvoir venir ici deux fois. »

« Vous avez refusé la proposition de mon beau-père, mais j'en ai une autre pour vous... »

Le jeune homme a piqué la curiosité du démon.

« Laquelle ? » finit-il par demander.

« Hum... la mienne. » balbutie le courageux, son regard cillant soudain, alors qu'il prend conscience de sa propre audace.

Le roi lève un sourcil interloqué, puis éclate d'un rire à faire trembler les arbres les entourant.

« Tu veux épouser l'Hiver, de ton propre chef ? »

« S'il veut bien de moi. » rétorque le jeune homme, bravement, « ...Vous avez dit que nul n'était fait pour vous... J'aimerais vous détromper. »

Ses joues rougissent de gènes, tandis qu'il prend conscience de son audace ! Évidemment que le Morozko va refuser...

Mais ce sont pourtant des doigts délicats qui viennent saisir son menton pour l'amener à rencontrer le regard brillant du roi.

« Mais quel impudent et courageux petit humain... » murmure-t-il, « Très bien. J'accepte. »

Sans lui laisser le temps de réagir, la main douce et froide du démon glisse derrière la nuque de du garçon, qu'il embrasse tendrement.

C'est un baiser de l'Hiver, de la Mort, ... d'un être qui ne pensait pas que quelqu'un serait capable de l'aimer un jour.

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