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Garin et son équipe s’arrachaient les cheveux. La date de début de tournage ne cessait d’être reportée. Deux mois déjà avaient été perdus. Les autorisations se faisaient attendre.
La bureaucratie indonésienne s’est toujours montrée lente et il fallait souvent mettre de « l’huile » dans ses rouages, mais il avait eu beau s’y employer comme à chaque fois, aucun résultat jusqu’à présent.
Appels téléphoniques, entrevues, repas offerts dans de bons restaurants, grands crûs livrés au domicile des décisionnaires n’aboutissaient qu’à des réponses dilatoires. Pas de refus officiel, mais pas d’autorisation de tournage ni de financement non plus.
L’argent, il pouvait encore s’en arranger, il réinvestirait tous les bénéfices de son précédent film, c’est tout, mais par contre, il ne pouvait prendre le risque de se lancer sans être en règle au plan administratif, sous peine de mettre le projet en péril. Une équipe de tournage d’une bonne cinquantaine de personnes, cela ne passe pas inaperçu et la police était très présente dans le pays. Ses informateurs aussi. Il ne voulait pas voir débarquer une cohorte de Jeep remplies d’hommes en armes qui interrompraient l’ouvrage, molesteraient les gens et confisqueraient le matériel !
Il fallut l’entremise de son épouse, qui dut jouer de son charme slave, pour qu’un sous-fifre du Ministère des Affaires Culturelles consente à regarder le dossier et finisse par lui dire que le Gouvernement ne voyait pas d’un bon œil « le tournage d’un biopic sur une ressortissante qui avait démérité. En conséquence de quoi, dans son état actuel, le scénario ne pouvait être avalisé ».
Garin réfléchit un moment au sens qu’il devait donner à ces deux phrases et à ce verbe : « démé-riter ». Pour le Gouvernement, qu’une ressortissante ait été expulsée de Singapour équivalait donc à une sorte d’affront. C’était pousser un peu loin le nationalisme ! D’un autre côté, cette réponse ne fermait pas la porte et signifiait qu’il fallait seulement revoir l’intrigue.
Oui, mais Garin ne voulait pas modifier son scénario et d’ailleurs Ratih ne l’aurait pas accepté.
Le Gouvernement de Singapour, où il avait également déposé un dossier, se montra tout aussi réticent. Le projet ne donnait pas une très bonne image de la communauté chinoise dirigeante, c’est le moins que l’on puisse dire, et donc l’autorisation de tournage lui avait été refusée au premier examen, à l’unanimité des membres de la commission concernée.
Finalement, c’est du Vietnam et de Hong Kong que vint le salut. Garin voulait tourner autant que possible en décors naturels. Les scènes d’extérieur et celles chez les parents de Ratih, pouvaient être réalisées sans problème dans une rizière du delta du Mékong. Le luxe de la Villa Paradise fut retrouvé sans trop de difficultés dans une agence de location de somptueuses demeures de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong (1)
Ratih prit assez mal cette rebuffade de son pays et le « non » catégorique de Singapour, mais par contrat, il lui fallait se plier aux décisions du réalisateur. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur. Cela lui donnerait l’occasion de découvrir deux nouveaux pays : elle n’était jamais allée ni au Vietnam, ni à Hong Kong.
Restait cependant un écueil sérieux : où tourner l’ascension finale du mont Sundoro ? Après d’assez longues recherches, Garin se décida à demander une autorisation de tournage sur le mont Apo, dans l’île de Mindanao, aux Philippines, à six heures de vol de Jakarta. De hauteur similaire au mont Sundoro, c’était comme lui un stratovolcan potentiellement actif. Le problème, c’étaient les fumées envahissantes dues à de fréquents incendies de forêt sur les pentes boisées du volcan. Il fallait s’attendre à des contretemps. Mais il ne disposait plus d’autre solution.
Quatre mois plus tard, enfin, les trois autorisations de tournage en poche, financement bouclé, équipe technique engagée, casting terminé et matériel mis en caisses, Garin affrétait un moyen-courrier de Hong Kong Airlines qui déposait acteurs, techniciens et flight-cases sur le tarmac de l’île Huan Fu Zu par un jour gris, comme il en est beaucoup là-bas, en raison de la pollution galopante. L’indice de la qualité de l’air (2) dépassait la cote d’alerte de 300 et tous durent s’équiper de masques respiratoires qui leur donnèrent une vague ressemblance avec le Dark Vador de Star Wars. Par chance, on annonçait le retour de l’index dans les bornes acceptables de 25 à 100 pour les jours prochains. Ouf !
Ratih avait déjà dû porter le masque à Singapour, lors d’épisodes de haze (3), dus aux fumées des feux de déforestation indonésiens. Mais la plupart des équipements disponibles avaient une efficacité plus symbolique que réelle contre les particules fines, les plus présentes.
Celui qu’on lui remit à sa descente d’avion lui parut plus performant.
Ainsi protégé, une fois accomplies les formalités de police et de douane, assez longues et minutieuses, tout le groupe monta dans une série de vans aux vitres teintées, tandis que le matériel était chargé dans deux fourgons.
Garin n’avait emporté que l’essentiel. Le reste de la logistique serait loué à la journée ou la semaine en fonction des besoins. Hong Kong disposait de tout le nécessaire.
(1) Nom administratif de la ville.
(2) AQI en anglais. Mesure en temps réel les taux d’ozone, de dioxyde d’azote, dioxyde de soufre et les particules en suspension de 2,5 et 10 microns.
(3) Singapour est périodiquement affectée par une grave brume due aux fumées des incendies de forêt dans la région, en particulier en Indonésie. Le phénomène peut être aggravé par les saisons sèches, les changements dans la direction du vent et de faibles précipitations.
(à suivre)
© Pierre-Alain GASSE, 2017.
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