60. Vol d'inquiétude
Arthur
Alors que l'avion s'élève lentement dans le ciel parisien, je sens que se crée en moi une sensation de vide qui s'intensifie au fur et à mesure que le petit écran devant moi décrit notre parcours et affiche les kilomètres qui m'éloignent de Julia. J'ai vraiment l'impression que cette séparation va mal se passer et j'ai un mal fou à ne pas ressentir un sentiment d'inéluctabilité quant au fait de ne jamais revoir la femme de ma vie.
- Arrête de te regarder le nombril et de te lamenter. Pense à ta sœur qui est en train de paniquer à côté de toi.
C'est vrai qu'elle n'a pas l'air rassuré, la pauvre. Elle s'accroche aux accoudoirs et garde les yeux fermés dans un rictus qui pourrait presque me faire sourire s'il ne témoignait pas d'une véritable angoisse.
- Hey, Sissi, relax, tout va bien se passer.
- C’est ça, on n’est juste pas dans les airs dans un oiseau de malheur qui pourrait se crasher à tout instant, marmonne-t-elle en me fusillant du regard.
- C'est fou comme tu restes traumatisée depuis qu'on a pris l'avion pour venir en France quand on était gamins. C'est la première fois depuis, non ?
- Oui, pas pour rien qu’on part toujours en vacances dans le Sud, soupire Sylvia. Je déteste l’avion, ça m’angoisse.
- Je vois ça. Pense à Maman que tu vas bientôt revoir. Je lui ai fait parvenir un message pour l'informer de notre arrivée. C'est étrange car elle ne m'a pas répondu, mais elle sera peut-être à l'aéroport, qui sait avec elle ?
- Penser à elle ? Tu parles, pas sûre que ça me calme. Entre ça et la tête d’Eric, les pleurs des enfants, je me dis que j’aurais mieux fait de rester à la maison. Qu’est-ce qu’il m’a pris, sérieux ?
- L'envie de clôturer notre passé ? Je suis plus apaisé, moi, depuis que je l'ai revue. Mais je te comprends, c'est dur de quitter ceux que l'on aime, complété-je, un pincement dans le cœur.
- Tu l’aimes vraiment, hein, ta Julia ? rit ma sœur. T’étais aussi déprimé quand tu es parti en me laissant ici ?
- Non, je n'étais pas aussi déprimé, la première fois. C'est la femme de ma vie, ça me fait trop mal de l'abandonner en France… Heureusement que tu es là et que tu m'occupes avec ta phobie des avions, sinon je pense que je serais en train de pleurer…
- T’es vraiment une drama queen, grand frère ! Dis-toi que pour elle c’est plus difficile encore, parce que tu pars dans un pays en guerre alors qu’elle, elle est en sécurité.
- En sécurité ? Avec tous ces mecs qui lui tournent autour ? Je ne suis pas convaincu.
- Aussi incroyable que ça puisse paraître, elle est amoureuse de toi, t’as peur de quoi ?
- Qu'elle se rende compte que je ne suis qu'un mec ordinaire et qu'elle pourrait trouver beaucoup mieux. C'est pas facile les relations à distance, tu sais.
- Je l’ai vue passer son temps à regarder son téléphone en attendant un mail de ta part, Arthur. Peut-être qu’elle cherche un peu d’ordinaire avec son métier de cinglés. C’est vrai que son chef est canon, mais tu te fais des films, sérieux. Je ne pense pas que les militaires, ensemble, ce soit le pied. Au moins, avec toi, elle peut être elle-même, lâcher l’armée et vivre sa vie.
- Tu as raison, dis-je en souriant, mais avec mes tristes pensées, j'ai au moins réussi à te faire lâcher les accoudoirs ! Tu vois, ce n'est pas si terrible que ça, les vols en avion !
- Mouais, ça ira mieux une fois sur place… Enfin, j’espère. Je prends cet engin de malheur pour me retrouver dans un pays en guerre. Normal qu’Eric me fasse la gueule…
- Quand je suis parti, les élections étaient en train de s'organiser. La guerre est sûrement bientôt finie.
- Après toutes ces années… Il était temps.
- Et peut-être que tu vas bientôt rencontrer la future présidente de Silvanie !
- Elle va vraiment se présenter ? Aucune chance qu’elle vienne nous rejoindre en France, alors, soupire-t-elle.
- Quand je pense que c'est moi qu'on appelle "rêveur" ! C'est de famille, non ? Notre côté Gitane à tous.
- Je peux pas m’empêcher d’espérer, alors que je sais qu’elle a été capable de rester loin de nous aussi longtemps. Pourquoi est-ce qu’elle changerait maintenant, après tout ?
- C'est clair. Son rêve à elle est en train de se réaliser après toutes ces années de sacrifice. Elle ne va pas abandonner maintenant.
- Magnifique… Donc on a retrouvé notre mère mais on reste orphelins. Tu me vends du rêve, frangin.
- J'espère que tu t'es préparée mentalement. Maman est loin de la mère aimante que tu t'es construite dans ta tête. J'essaie juste de te préparer à ça.
- Je l’ai bien compris, Arthur. C’est simplement dommage. Je ne sais même pas comment je fais pour être une mère aimante, avec l’exemple que j’ai eu…
- Parce que tu t'inspires de Papa, voyons ! Il aurait été tellement heureux de la savoir vivante…
- Oui, mais sans doute en colère aussi. Elle aurait mérité qu’il la houspille comme il le faisait avec nous quand on allait piquer le gâteau que la voisine laissait refroidir sur le rebord de sa fenêtre.
Je ris au souvenir et je suis content de voir que cette petite discussion a détendu ma sœur. Quand le commandant de bord rallume le symbole pour attacher nos ceintures et signale l'atterrissage prochain, Sylvia se serre contre mon bras en fermant les yeux. Le soulagement qu'elle exprime lorsqu’enfin l'avion s'arrête est incroyable. On a l'impression qu'elle a survécu à une guerre. J'adore ma sœur, elle est trop mignonne.
Nous récupérons nos bagages à la sortie de l'avion et nous sommes tout de suite accueillis par des soldats armés qui nous demandent de les suivre. Tout ça a un sentiment de déjà-vu qui ne m'inspire rien de bon, surtout quand je reconnais le soldat qui s'adresse à nous, froidement en Silvanien.
- Soldat Kubiak ! Quel plaisir de vous revoir ! Vous avez été promu à l'aéroport depuis qu'on vous a enlevé la charge de me surveiller ?
- Je vois que vous avez amené des renforts, Monsieur Zrinkak. Vous comptez nous faire un coup d'État en famille ?
- On renoue avec nos racines. Vous nous laissez partir tout de suite ou il faut que je passe à nouveau par vos supérieurs ?
J'essaie de garder un ton enjoué pour ne pas effrayer Sylvia qui ne doit rien comprendre à nos échanges, mais je suis inquiet au fond de moi. Normalement, les frontières sont ouvertes entre les deux pays et ce contrôle ne me dit rien qui vaille.
- Nous allons vous accompagner jusqu’au camp des réfugiés. Hors de question que vous vous promeniez librement ici.
- C'est nouveau, ces procédures ? L'armée française n'est pas venue nous chercher ?
- Nous leur avons interdit de sortir du camp. Il semblerait qu'ils aident les rebelles. Vous auriez des éléments à nous apporter à ce sujet, monsieur Zrinkak ?
- Non, je ne fais pas de politique. Emmenez-nous alors, mais pas de stratagème. Je ne veux pas que ma sœur soit mise en danger.
- Pour ça, il aurait mieux valu qu'elle reste chez elle…
Je me tourne vers ma sœur et l'informe que c'est l'armée silvanienne qui va nous accompagner au camp.
- Ce n'était pas Snow qui devait venir nous chercher ?
- Ils ne l'ont pas autorisé à sortir, dis-je en essayant de faire comme si c'était normal.
- Dommage, j’étais pressée de rencontrer ce beau gosse dont Julia m’a tant parlé, sourit-elle.
- On dirait que tu as déjà oublié Éric, rétorqué-je, ravi de partir sur ce terrain de discussion plutôt que celui qui me préoccupe vraiment.
- Ce n’est pas parce qu’on est au régime qu’on ne peut pas regarder la carte, si ? rit-elle avant de se pencher à mon oreille. Il n’a pas l’air commode, lui. Il est flippant.
- Ouais et il a été muté ici sûrement parce qu'il a échoué dans sa mission où il devait me surveiller il y a quelques mois. Pas étonnant qu'il fasse son petit chef.
- Je vois, tu as le don de contrarier tous ceux qu’il ne faut pas, alors.
- On dirait, oui. Espérons qu'ils nous emmènent vraiment au camp et pas dans une de leurs prisons, ne puis-je m'empêcher de laisser échapper.
- Hein ? Une prison ? Mais… Pourquoi ? Arthur, déconne pas, t’es sérieux là ?
- On est en Silvanie, tout peut arriver.
- Tu ne me rassures absolument pas, là. C’est flippant, Arthur, j’aime pas ça.
- Désolé, Sissi, tout va bien, sûrement, c’est juste que c’est étrange d’être accueilli comme ça alors que les choses sont censées s’apaiser dans le pays. On a l’impression que la guerre est repartie. Mais je me fais peut-être des idées. On verra quand on sera sur le camp. En tous cas, ne t’inquiète pas, je suis là avec toi.
- Tu crois ? Ce serait horrible ! Mais ça expliquerait pourquoi Maman ne t’a pas répondu… Tu crois qu’elle va bien ?
- Je suis sûr que Maman va bien. Elle a survécu à trente ans de guerre ou presque, elle sait se défendre. Par contre, si c’est tendu comme ça, je ne sais pas si elle va venir nous voir dans le camp. Peut-être que la rencontre se fera sur un terrain neutre. J’aime pas ça, Sissi. Pourquoi ce pays ne peut-il pas décider de faire la paix une bonne fois pour toutes ?
- J’en sais rien, moi, soupire-t-elle. C’est toi qui vis ici depuis six mois, je m’en souviens à peine, de ce pays.
Lorsque le camion militaire vient nous chercher, nous y montons, ma soeur et moi, sous le regard toujours aussi glacial de Kubiak qui nous observe de son bureau, un mauvais sourire sur le visage. Ce voyage qui devait être placé sous le signe de la joie des retrouvailles risque d’avoir une toute autre couleur si la situation politique s’est à ce point détériorée. Peut-être aurait-il fallu que je parvienne à convaincre Sylvia de ne pas venir se jeter dans la gueule du loup à mes côtés ?
Annotations