66. Bisous magiques
Arthur
L’ambiance dans le camp est pesante, bien loin de la bonne humeur qui régnait avant mes petites vacances en France. La joie et l’espérance causée par la disparition de Lichtin, le Président, ont laissé place à la peur et l’angoisse d’une reprise de la guerre. En discutant avec les réfugiés, j’ai vite compris que l’attentat qui a touché les troupes gouvernementales n’a pas été perpétré par les rebelles, mais bien par le Général Ankhov lui-même qui est en train de se révéler comme un dirigeant encore plus abject que l’ancien Président. Et depuis que l’état d’urgence a été décrété, les escarmouches et oppositions se multiplient. Les arrestations aussi, et ma mère a fui la capitale suite à notre petite rencontre près de la source. Elle est retournée dans la clandestinité pour éviter de finir comme le Commandant, dans les geôles de l’armée. Officiellement, elle prend quelques jours de “vacances” à la campagne, mais personne n’est dupe. Il n’y a bien que les apparences qui sont sauves dans notre pays.
Le seul point positif, c’est l’annonce que nous a faite Snow hier soir. Julia va revenir. Même si les circonstances ne sont pas réjouissantes et que j’aurais peut-être préféré la savoir en sécurité en France, mon cœur un peu égoïste ne peut s’empêcher de se réjouir à l’idée de déjà revoir la femme qui a pris tant de place dans mon cœur et dans ma vie. Trois jours et elle sera là. Elle et Sylvia vont se croiser car nous avons décidé d’anticiper le départ de ma sœur. Au vu de la situation générale du pays, moins il y a de civils sur place, mieux ce sera. Food Crisis veut d’ailleurs augmenter le service de sécurité et je sais que les lobbyistes de l’association essaient de négocier directement avec Ankhov pour avoir l’assurance que notre action ne sera pas mise en danger par ses troupes. Comme si la parole de ce pourri avait une quelconque valeur…
Après avoir fait mon inspection matinale du camp, je retourne à ma tente afin de me préparer pour la visio que l’on a programmée avec Julia. Je suis surpris de trouver sur place Lila et ma sœur en train de jouer toutes les deux avec une poupée faite de matériaux de récupération.
- Tu n’étais pas censée aller faire les cours de français du jour ?
- Snow les a annulés. Il n’a pas dit pourquoi, il a juste demandé à tout le monde de rentrer chez soi. Je crois qu’il craint des bombardements sur les bâtiments principaux. Il a l’air assez stressé en ce moment, le beau gosse, non ?
- Oui, c’est sa première mission en tant que Lieutenant et ça commence à péter dans tous les coins. Le pauvre, il prend la direction quand les choses commencent à s’améliorer, et là, ça s’empire au jour le jour. C’est fou d’ailleurs à quelle allure la situation se dégrade. On a bien fait d’anticiper ton départ.
- Oui, c’est vrai, mais je regrette de n’avoir pu passer que ce petit moment avec Maman. Je lui en veux toujours de nous avoir abandonnés, mais de lui avoir parlé, je la comprends un peu mieux. Et c’est vrai que la situation ici est terrible.
- Bon, maintenant que vous êtes là, on va pouvoir discuter un peu avec ma folle chérie. J’en reviens pas qu’elle ait réussi à convaincre un Général d’envoyer des renforts et de lui permettre de revenir à la tête de ces nouvelles troupes.
- Elle est vraiment badass ta copine, rit Sylvia. Elle tient vraiment à toi pour revenir ici en tous cas…
- Ouais, ça tu peux le dire. Cela ne fait pas longtemps que nous nous sommes quittés, mais j’ai déjà hâte de la revoir.
- Julia revient ? demande Lila qui vient de comprendre.
La petite se met alors à sautiller sur place et à taper des mains en tournant tout autour de la pièce. Son bonheur fait plaisir à voir, son innocence aussi. Pourquoi la vie n’est pas aussi simple que ça ?
- Parce que tu n’es plus un gamin, Tutur. La situation est merdique et tu ferais mieux de te préparer au pire plutôt que de regarder Lila s’amuser et danser.
Des fois, je déteste cette petite voix qui me ramène toujours sur terre ou me rappelle des choses auxquelles je n’ai pas envie de penser. Nous nous installons sur mon lit, Lila sur les genoux de Sylvia assise à mes côtés. Je lance la vidéo et Julia, qui devait nous attendre, répond immédiatement.
- Bonjour ma chérie ! Dis-moi que tu n’as pas vendu ton corps pour réussir cette folie ?
- Bonjour Beau Bûcheron ! Mon corps ? Non, juste les brioches de ma mère.
- Tant que ce ne sont pas les miches de la Lieutenant, pouffe ma sœur à côté de moi.
- Des brioches ? Snow en a parlé en effet, mais ça ne veut rien dire, ça !
- Moi, je veux des brioches ! s’exclame Lila dans cette visio qui part déjà dans tous les sens.
- Oh, bonjour les filles ! sourit Julia. Pour la faire courte, je me suis retrouvée à boire le thé chez le Général après avoir convaincu sa femme pendant son cours de Yoga de m’organiser une rencontre. Et il est fan de brioches, il en fait venir de Suisse. Bref, on s’en fout, mais celles de ma mère sont meilleures, et il a eu le malheur de dire qu’il ferait tout pour les meilleures brioches. C’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde.
- C’est fou, ça. Et comment tu as fait pour recruter des troupes aussi vite ? Tu arrives bien dans trois jours, c’est ça ?
- Mon frère te manquait tant que ça ? Ou alors, c’est le beau gosse qui gère le camp que tu voulais retrouver vite ?
- Un peu les deux, je crois, rit la Lieutenant. Tu sais, Arthur, en tant que militaire on doit toujours être prêt à repartir, il n’y a pas vraiment de vacances. En cas de nécessité, on est appelé et on part. Pas le choix. Collins m’en veut à mort, mais je m’en fous.
- En tous cas, ça va nous faire du bien de vous voir arriver. Les réfugiés sont tendus, ici. Tout le monde a cru à la fin de la guerre, mais ça a l’air bien reparti. C’est une vraie escalade depuis quelques jours.
- Oui, et donc on va me renvoyer en France plus tôt que prévu. Demain, je crois. C’est dommage, on ne pourra pas se croiser, Julia.
- Ils ont raison de te faire partir plus tôt, Ankhov a l’air de s’éclater à faire pire que Lichtin. Eric va tous nous décapiter si tu te pètes ne serait-ce qu’un ongle. Est-ce que vous vous sentez en sécurité dans les murs, quand même ?
- Oui, ici, ça va. On a vu pire, mais je crois que Snow psychote un peu. Il a annulé les cours de français ce matin car il a peur des bombardements.
- Snow a besoin d’un Snow pour poser les choses et réfléchir, comme je l'avais quand j'étais aux commandes. Malheureusement pour lui, il n’a qu’une Nathalie, soupire Julia.
- Je comprends pourquoi j’avais les oreilles qui sifflaient, grogne une voix qui nous surprend tous.
Nous nous retournons et nous avons la surprise de voir le Lieutenant à l’entrée de la tente. Avec le soleil derrière lui et sa forte carrure, il en impose, et je me demande un court instant comment j’ai fait pour séduire Julia alors que lui n’y est pas arrivé. Ma sœur à mes côtés le dévore aussi des yeux.
- Salut Matounet, les bouteilles sont prêtes ! Respire et détends-toi ! Lila, tu veux bien faire un câlin à Snow pour moi ? Je crois qu’il en a besoin.
Lila ne se fait pas prier et fonce dans les bras du colosse blond qui la soulève délicatement et retrouve, par la magie de ce contact, le sourire qu’il avait un peu perdu.
- Alors, comme ça, on dit que je psychote ? Le Bûcheron, je sais que tu ne fais pas confiance aux militaires, mais tu sais qu’on a des oreilles un peu partout et que si je prends des mesures, c’est que j’ai des informations inquiétantes ? Je n’ai pas l’expérience de Julia, mais je ne suis pas non plus un débutant. Ou un rêveur comme toi qui n’envisages jamais le pire !
- Tu as vraiment des oreilles partout, ris-je, un peu gêné. Je sais que tu fais bien ton boulot, ne t’inquiète pas. Tu voulais parler à Julia aussi ou juste te rincer l'œil en matant ma sœur ? rajouté-je en le voyant plonger son regard dans le décolleté pourtant pas très profond de Sylvia.
- Oulah, j’ai manqué quelque chose, moi ? demande Julia, les sourcils froncés. Ça fricote au camp ? C’est du sérieux, tous les deux, je ne vous félicite pas !
- Ça veut dire quoi se rincer l'œil ? demande Lila, toujours dans les bras de Mathias. Et fricoter ? J’ai pas appris ça, moi.
- Il n’y a personne qui fricote, Julia, répond Snow, agacé. Et se rincer l'œil, Lila, ça veut juste dire regarder les belles choses que la nature et la vie nous offrent, se faire plaisir pour nos yeux, tu vois ?
Sylvia est toute rouge à mes côtés et je crois que ça ne lui déplait pas d’être ainsi mise en valeur par le beau blond qui vient de nous rejoindre. Lila sourit car elle a compris ce qu’on disait et elle fait un bisou sur la joue de Snow qui, à nouveau, retrouve un peu de joie dans son regard.
- Tu es venu pour nous faire le cours de Français, je vois. C’est bien, me moqué-je gentiment.
- J’aurais préféré, soupire-t-il. En fait, je viens pour vous annoncer que l’autre fou a fait annuler tous les vols touristiques vers et en provenance de la France.
- Quoi ? Mais, et moi, alors ? Je fais comment pour rentrer ? Pourquoi il fait ça, Ankhov ?
- Et Julia, elle va pouvoir venir ? rajouté-je, inquiet de la tournure des événements.
- Oui, on ne fait pas du tourisme, Zrinkak, marmonne Snow. Les avions militaires, c’est pas pareil.
- Sylvia ne pourrait pas repartir avec l’avion qui ramène Julia, alors ? Il ne faut pas qu’elle reste ici !
- Toi non plus, tu ne devrais pas rester ici, grommelle Snow. Mais pourquoi pas, oui. Il va falloir qu’on regarde ça. Mais ça veut dire aussi qu’il n’y aura pas de sorties pour vous, les civils. Donc, désolé Sylvia, mais tu ne verras pas ta mère. Ce serait trop dangereux.
- Ben pourquoi ? Il n'est rien arrivé quand on a vu Mami avec Sylvia, s’étonne Lila alors que je vois ma sœur baisser la tête, mal à l’aise.
- Vous avez vu la Gitane ? gronde Snow. Mais bordel, vous êtes fous ou quoi ? Vous avez fait comment pour la faire entrer dans le camp sans que je le sache ? Je vais vous mettre aux arrêts moi !
- Mais, t’énerve pas, Snow, lui dit Lila en lui collant un gros baiser sur la joue.
- Oui, ne t’énerve pas, Sylvia n’allait quand même pas venir juste pour t’admirer, non plus. Et la Gitane n’est pas venue dans le camp, tu n’as pas à t’inquiéter. On a juste trouvé un moyen de sortir discrètement. Je te montrerai tout à l’heure.
- Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? Et s’il vous était arrivé quelque chose ? Je n’aurais même pas su où vous étiez ! Je réitère, vous êtes fous !
- Je suis plutôt d’accord avec Snow, intervient Julia à l’écran. Mais ce sont des Zrinkak, Mat’, tu t’attendais à quoi ? Comment s’est passée la rencontre ?
- Je suis contente d’avoir pu rencontrer ma mère. Franchement, ça m’aide à aller de l’avant, à mieux la comprendre, mais c’est vrai que ma mère est folle.
- C’est peu dire, et c’est vraiment de famille, bougonne Snow. Heureusement que t’es canon, ça rattrape un peu le truc, mais vu ta famille, ça fait flipper.
- Bon, doucement les militaires sur notre famille, dis-je en espérant couper court au pugilat. L’important est que Sylvia ait pu voir Maman, que nous allions tous bien et que l’on trouve une solution pour renvoyer ma sœur en France, loin de la tentation que tu représentes. On est tous d’accord pour ça ?
- Tu ne veux pas rentrer avec elle, Arthur ? m’interroge Julia en soupirant, apparemment consciente que sa question n’amènera pas la réponse qu’elle attend.
- Alors que tu arrives ici sur place ? Oublie ça tout de suite ! Je reste ! Et puis, il faut qu’il y ait quelqu’un pour s’occuper de Lila, ici.
- Très bien... Je vous laisse, ma mère arrive, sans doute pour m’engueuler encore plutôt que de profiter de nos derniers moments ensemble. Je vous embrasse tous les quatre. Prenez soin de vous, et pas de folies !
- A très vite, Julia. On se tient au courant ! Je t’aime !
A peine l’ordinateur refermé que Snow me saisit par le bras et me demande de lui montrer comment nous avons fait pour sortir du camp. Nous sortons tous les deux de la tente alors que Lila, toujours aussi innocente, a déjà repris ses jeux et que ma sœur, beaucoup moins innocente, ne se gêne pas pour mater le fessier du Lieutenant alors que nous nous éloignons. Il faut vraiment qu’on la renvoie en France, sinon je ne sais pas quel malheur va arriver.
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