81. La folle idée
Julia
- Non mais tu es complètement cinglée, Julia !
Je souris en coin, consciente qu’il a raison. S’il fallait un exemple pour illustrer l’expression “se jeter dans la gueule du loup”, celui-ci pourrait être donné en numéro un, clairement.
- Tu as retrouvé la Julia froide et calculatrice, de quoi tu te plains ? Je ne suis pas en train de m’apitoyer sur mon sort, je cherche une solution, non ? me moqué-je alors que Morin me regarde avec de grands yeux.
- De quoi je me plains ? Non, mais… Oh bordel, mais t’es vraiment cinglée !
- C’est ce que tu préfères chez moi, Mathias Snow, avoue-le !
- Et en plus tu prends ça à la légère, comme si tu venais de m’annoncer que tu sortais faire un tour en bateau par grand soleil, s’agace-t-il en me fusillant du regard. Tu es folle. Clairement, carrément, totalement frappée.
Oui, je le sais. Mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour les récupérer alors que l’heure tourne inéluctablement en notre défaveur.
- Tu me proposes quoi, comme plan, toi ? Je t’écoute, Mat’, quelle est ton idée ?
- De laisser agirla diplomatie et de ne pas jouer à faire l’héroïne qui sera morte avant la fin de la semaine. Tu te rends compte des risques que tu prends ? Et que tu fais prendre à Sylvia et Arthur s’ils se rendent compte de la supercherie ?
- La diplomatie ? m’esclaffé-je. Allez, Snow, arrête, tu aurais pu l’avoir toi-même cette idée, avoue !
- Ouais, mais pas toi, Julia. Tu fais chier parce que je ne veux pas te perdre… Tu peux pas laisser la Gitane gérer si tu ne crois pas en la diplomatie ?
- Mathias, soupiré-je en m’accoudant à la table de réunion. Je veux bien faire confiance à Marina sur certaines choses, mais on parle d’une femme qui a abandonné son foyer pendant plus de vingt-cinq ans, laissant penser qu’elle était morte. Alors, la considération pour ses enfants, je ne suis pas certaine de pouvoir la discerner quelque part.
Mathias se lève et piétine dans la salle des opérations sans répondre. Vu la barre qu’il a sur les sourcils, je pense qu’il est en pleine réflexion. Je m’en veux un peu de le mouiller dans cette histoire, mais sans lui, jamais mon plan ne fonctionnera.
- Pourquoi on n’enverrait pas une Silvanienne à ta place ?
- Bien sûr, une femme qui n’a rien demandé, qui ne saura pas se défendre ? Hors de question. Il nous reste un peu moins de trente-six heures, je vais demander à Lorena des cours accélérés de Silvanien et me démerder sur place. Je serai la Gitane, ils n’y verront que du feu.
- Ou c’est toi qui finiras sous le feu de leurs armes. Franchement, je ne sais pas pourquoi je suis en train de te suivre dans ta folie.
- Parce que tu es aussi fou que moi. On ne s’entend pas si bien pour rien. Tu en penses quoi, Florent ? Enfin, à part que je suis dingue, ris-je.
Je me tourne vers Morin qui était resté plutôt silencieux jusque là. Il me fait un sourire résigné.
- Tu sais bien que je suis à deux cents pour cent derrière toi, Lieutenant. Je peux même me faire faire prisonnier avec toi si tu le souhaites.
- On n’aura pas besoin de ça. Juste de quelqu’un qui me livre au Palais. Ah, et il va falloir me trouver une robe digne de la Gitane, et ça… Pas sûre qu’on trouve un truc à la hauteur, souris-je.
J’y ai beaucoup réfléchi, et c’est la seule solution que j’ai trouvée. Après avoir pesé le pour et le contre, je suis sûre de moi, sereine. Il n’y a que ça à faire, et je suis prête à prendre le risque. Marina a des alliés au Palais, je pense pouvoir m’en tirer, à condition que le Général ne vienne pas vérifier mon identité dès mon arrivée.
- Et il faut qu’on garde ça pour nous, ajouté-je après réflexion. Je ne veux pas que la Gitane soit au courant.
- Pourquoi tu ne veux pas la prévenir ? s’insurge Snow. On a besoin d’elle, non ? Si elle fait un truc alors qu’elle est censée être en train de se livrer au Général, on n’aura pas l’air con, tiens !
- Je ne veux pas qu’elle aille se livrer avant moi pour éviter que je le fasse à sa place. Si jamais l’envie lui prend… La Silvanie a besoin d’elle, non ?
- Et Arthur a besoin de toi. Nous aussi, continue Mathias, toujours décidé à essayer de me faire changer d’avis alors que Morin se contente de suivre notre conversation.
- Je serais une perte moindre comparée à la Gitane. J’ai signé pour servir, ça me ferait chier d’y rester, mais je suis prête à prendre le risque.
- Snow a raison, tu es folle. Mais je te comprends et c’est comme ça qu’on t’aime, dit Morin alors que Snow le foudroie du regard pour le manque de soutien qu’il lui donne.
- Respire, Mat’, tout va bien se passer. J’y crois, je suis certaine que le mec est trop sûr de lui, qu’il va facilement merder.
- Tout va bien se passer ? En te rendant dans ses pattes ? Tu crois vraiment qu’il va libérer les deux Zrinkak s’il pense avoir la mère ? Ce type est fou, s’emporte Snow. Ton Bûcheron a déteint sur toi, je ne t’ai jamais vue si rêveuse ! Elle est passée où la guerrière ? J’aime pas l’amoureuse, franchement, si je dois choisir, je prends la soldate, moi.
- Tu l’as devant toi, la guerrière. Et elle va aller au Palais pour botter des culs. Tu sais bien que je déteste rester sans rien faire. Si je ne tente rien, je ne pourrais plus me regarder dans un miroir, dis-je, toujours aussi sereine.
- Eh, Snow, avec tout mon respect, arrête ton char. Tu sais bien que tu vas l’aider jusqu’au bout. Alors, arrête de râler et fais comme moi. Il faut donner un coup de main à la Lieutenant. Et maligne comme elle est, elle va s’en sortir, j’en suis convaincu, moi.
- Je t’ai dit que je t’adorais, Florent ? ris-je. Allez, Mat’, respire un coup, il a raison et tu le sais. J’ai besoin de ton soutien, il ne manque que ça à mon plan.
- Ouais, tu sais bien que je vais te soutenir. Mais je me devais d’essayer, non ? Je m’en serais voulu, sinon.
- Oui, si tu avais accepté dès le début, je t’aurais pensé malade. Mais quoi que tu dises, je ne changerai pas d’avis.
Malgré tout ça, là, maintenant, je m’en veux de m’être entêtée. J’ai beau faire mine de sourire, je n’en mène pas large dans ce véhicule qui nous emmène vers le lieu de rendez-vous. Ils ont choisi l’endroit où Arthur a fait sa première escapade à son arrivée en Silvanie. Un plateau qui permet à tout le monde de voir si d’autres troupes débarquent ou pas.
Je suis affublée d’une longue robe multicolore, dans la lignée de celles que j’ai pu voir Marina porter, et je crève de chaud sous cette cape à capuche. Quelle idée, en plein été ! A défaut d’avoir une perruque, il fallait bien me permettre de me cacher un peu pour ne pas éveiller les soupçons.
Snow m’a attaché les mains dans le dos et je me rappelle de mon dernier voyage dans de telles conditions, avec le cousin d’Arthur, ce neuneu qui m’avait donné des envies de meurtre. A cette époque, la Rébellion était, pour moi, en tant que bonne petite militaire, l’ennemie du pays, même si je me devais de ne pas prendre position. Aujourd’hui, les choses ont bien changé, et pas seulement parce que l’homme que j’aime n’est autre que le fils de la Gitane. Après avoir eu l’immense déplaisir de côtoyer de près le Président Lichtin, je m’apprête à revoir le Général, cet homme qui avait promis l’amélioration des conditions de vie des Silvaniens, des élections démocratiques et le retour de la paix, et qui finalement cherche, lui aussi, à faire tomber la tête des rebelles, la leader incontestée depuis des années.
- Et les extraterrestres ont débarqué, tu vois ?
- Hein ? dis-je en me tournant vers Snow.
- Je savais bien que tu ne m’écoutais pas, ricane-t-il. Tu regrettes, n’est-ce pas ?
- Non. Le stress monte, mais c’est du bon stress.
- Tu as planqué un couteau entre tes seins, au fait ?
- Possible, ris-je. Il n’est pas né, celui qui me pelotera les miches pour me fouiller sans s’en prendre une. Au moins, je ne suis pas totalement sans armes.
- Bordel, des fois j’aimerais avoir des seins, t’imagine même pas.
- Oh si, je suis sûre que tu passerais ta vie à te les tripoter !
Je vois son regard dévier vers ma poitrine et me penche pour lui donner un coup d’épaule qui le fais grogner.
- Oh ça va, c’est peut-être la dernière fois que je les vois, je peux bien en profiter, non ? Et oui, tu as raison, je passerais ma vie à me faire pointer !
Je lève les yeux au ciel en sentant que Mathias ralentit, et la légèreté de la conversation disparaît rapidement alors que nous approchons du lieu de rendez-vous. Il a les yeux partout, observant tout ce qui pourrait être suspect, et je fais de même, quand bien même nous sommes à présent de toute façon trop engagés pour faire demi-tour. Il arrête le PVP à quelques mètres de six soldats silvaniens alignés et pose sa main sur ma cuisse pour la serrer. Les voilà, les fameux hommes en noir.
- Ça va le faire, Mat’, t’inquiète pas. Tu sais que je ne peux pas rester à rien faire, et ce n’est pas que la femme amoureuse qui a pris cette décision.
- Je sais surtout que tu vas être dans la merde quand il va se rendre compte que tu n’es pas la Gitane. Et que je ne sais pas ce qu’il va te faire, ce fou.
- On verra bien. Mat’... Si des fois je ne m’en sortais pas, il y a dans ma valise des courriers pour ma famille. Peut-être un pour toi aussi. Allez, allons-y avant qu’ils ne s’impatientent et tirent à vue.
Snow soupire et sort de la voiture, arme à la main, pour la contourner et venir m’ouvrir. Il me descend du véhicule avec un peu trop de douceur et me conduit devant les soldats alors que je baisse la tête. J’entends les cinq soldats français qui nous suivaient dans un autre véhicule marcher derrière nous. J’ai l’impression d’être dans un Western, dans la campagne silvanienne par ce temps chaud, tout le monde arme à la main, alors que nous nous arrêtons à quelques mètres d’eux et que mes hommes se mettent en ligne.
- Vous ne vous en sortirez pas comme ça, dis-je en Silvanien comme Lorena me l’a fait répéter des centaines de fois ou presque. Ce n’est pas parce que je ne suis plus à la tête des Rebelles qu’ils arrêteront de se battre.
- Je vous livre la Gitane. Où sont les otages ? demande Snow en me bousculant un peu pour me faire taire.
Les soldats restent silencieux un moment avant que celui du milieu ne lève la main et ne fasse un signe. Nous entendons un camion démarrer et le voyons apparaître quelques secondes plus tard sur le chemin. Il s’arrête à quelques mètres de nous et le soldat qui semble gérer les choses s’approche de nous. Plus moyen de reculer à présent. Il ne reste plus qu’à espérer. Je prie pour que les notions de Silvanien de Lorena me soient suffisantes pour comprendre ce qu’ils me diront, et surtout, j’espère que le Général sera assez confiant pour se satisfaire d’avoir une prisonnière identifiée comme la Gitane, et assez stupide pour libérer Arthur et Sylvia. Ou assez honnête ?
Annotations